8. CARNET DE GAËTANE - 20 décembre 2020
Je me suis réveillée avec le petit matin, tirée des bras langoureux de Morphée par la fraîcheur de la mer. Le ciel, encore rosé, a du mal à colorer le turquoise du lagon devant moi et le blanc cassé du banc de sable, où nous avons dégusté hier soir du poisson grillé au lait coco, accompagné d'un punch, sous la voie lactée infiniment claire de constellations qu'elle en était poussiéreuse. Le petit vent frais m'incite à rester allongée sous les oiseaux. Rien d'autre à faire qu'à apprécier ce moment, confortablement installée dans mon hamac, protégée des insectes par la moustiquaire, et bercée par le léger frémissement de l'air sur la toile. Rien d'autre à faire qu'à apprécier le soleil qui se lève doucement sur ce motu, petit îlot boisé posé sur le récif, tout au bout du gigantesque lagon de Rangiroa, si loin qu'on ne distinguait plus, cette nuit, les lumières d'Avatoru et de Tiputa, les villages de cet atoll des Tuamotu.
Rien d'autre à faire qu'à repenser à la plongée de jeudi et au moment de pur bonheur offert par les dauphins, peut-être jaloux qu'on photographie le banc de requins. Dans le bleu, légèrement narcosée par plus de quarante mètres de fond, j'ai juste tendu ma main vers le ventre de cette femelle qui réclamait une caresse. Lorsqu'elle est remontée à la surface se ravitailler en air après une bonne séance de papouilles sous-marines, je me souviens avoir pensé à Sté : il aurait adoré. Cette plongée serait même sûrement entrée dans son top 10 de ses plus belles plongées, lui qui en a pourtant plusieurs centaines à son actif et sur toutes les mers du monde. Tout en pensant à lui, là, dans 40 m de fond, je me suis remémoré la date : 17 décembre. Deux mois pile qu'il m'a quittée. Ironie du calendrier. Belle revanche de la vie. Qui eut cru que seulement deux mois après la rupture qu'il m'a imposée, je batifolerais avec des dauphins, aussi heureux que moi de partager ce moment de caresses sous-marines ? Sans cette rupture, aurais-je connu ce bonheur intense ?
Puis, sans que je n'y prenne garde, l'image de Gwen a chassé celle de Sté : son sourire charmeur, ses cheveux brillants, sa façon d'entrer dans mon cercle d'intimité, de plonger ses yeux noirs dans les miens, de poser délicatement ses mains sur ma peau pour un oui ou pour un non.
Gwen.
Il n'est pas beau. Trop dégingandé, mince mais avec le ventre un peu trop dur de ceux qui gonflent leurs tripes à la bière, un visage quelconque, une voix cassée qui déraille parfois, et cette mimique qui lui raidit la face quand il reproche des broutilles à l'un ou à l'autre. Ou à moi. J'ai surtout repensé à sa gentillesse, à son hospitalité, à son altruisme, qui ont déjà percés après seulement une journée passée en sa compagnie. J'ai pensé à lui a quarante mètres de fond et je me suis dis que c'était lui que j'avais envie de prendre dans mes bras le soir même, et pas Sté. C'était avec lui que j'avais envie de ...
En remontant de quelques mètres, l'azote s'est estompée et mon cerveau éclairci. Non je n'en avais pas envie.
Enfin, si.
Peut-être.
Je ne sais pas.
Mais ce que je sais, c'est que je n'ai plus envie de Sté. Cette plongée m'aurait-elle ouvert les yeux ? Serais-je guérie ?
Pas si sûre.
En nageant dans ce lagon si peu poissonneux hier matin que j'en suis rendue à m'extasier sur la moindre étoile de mer rencontrée dans ce désert sableux, en marchant sur les rochers acérés de l'île aux oiseaux sous le soleil ardent de l'après-midi à la recherche d'œufs d'oiseaux marins probablement protégés, qu'il faut ramasser pour la séquence Robinson du package touristique, je sais que seul Sté peut me comprendre : c'est bien gentil de jouer les pseudo-aventuriers sur un îlot au milieu d'une mer turquoise avec la glacière remplie de bouffe et de bières, les excursions millimétrées et les sourires inclus dans la prestation, mais se faire inviter pour partager les brochettes d'igname, tarot et bananes d'un barbecue sur la plage avec une famille papoue rencontrée quelques heures auparavant alors qu'on essayait vainement de traverser un petit bras de mer et discuter religion, école et coutumes avant d'aller nager sur un récif encore bien vivant et coloré, ça a quand même beaucoup plus de classe. Et c'est surtout plus exaltant.
Et seul lui peut me comprendre quand, au bout de trois jours sur un atoll qui paraît pourtant paradisiaque au yeux de la très grande majorité, je me dis que je ne vais pas y faire long feu. Mais pour faire quoi ? Pour aller où ?
Et surtout, avec qui ?
Bon, trêve de tergiversations, le soleil réchauffe déjà l'îlot. Il est l'heure d'aller donner un coup de main en cuisine et de retrouver les clients de Gwen pour me draper dans une imposture qui voudrait que je connaisse l'îlot comme ma poche, que je râpe la coco comme si j'avais fait ça toute ma vie, que je supervise le tressage des chapeaux en feuille de coco (atelier que je m'abstiens d'animer) et que je reste impassible devant la couleur rose du sable qu'on va fouler ce midi. Jusqu'ici la supercherie a fonctionné avec une facilité déconcertante. Est-ce parce que les clients veulent bien croire ce qu'ils sont prêts à croire ?
Suis-je moi aussi prête à croire ce que j'ai envie de croire ?
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