7. Three little girls
- Don't worry, about a thing. Cause every little thing is gonna be alright ...
Les trois filles hurlaient à tue-tête le reggae de Bob Marley, juchées sur un paddle surplombant l'eau turquoise et limpide du lagon bleu. Personne à l'horizon. Seul, tout là-haut dans le ciel, volait le drone de Mathias qui prenait des clichés aériens de cet étonnant lagon dans le lagon, ce grand bassin entouré d'îlots de cocotiers et d'un petit récif corallien, caché dans un des coins du gigantesque lagon de Rangiroa. Si l'accès à l'intérieur du lagon bleu avait été fastidieux, et en particulier « l'entrée évidente », indiquée dans le guide de navigation, impossible à trouver malgré les tours et les détours avec la petite annexe et le paddle, le portage des lourdes embarcations, pieds nus sur le mélange de sable et roche abrasive dans quelques centimètres d'eau avait été largement compensé par la beauté du site. Enfin, Rangiroa dévoilait sa splendeur ! Une splendeur turquoise, que ne se lassait pas d'admirer Gaëtane. Elle qui n'avait jamais voulu faire cette excursion de peur de se retrouver sur un promène-couillons à touristes, partageait ce décor sublime avec ses amies, plongeant dans l'eau fraiche et s'amusant comme des gosses, entre rires et chants, entre nage et rame, entre bonheur et plaisir.
Ancré de l'autre côté du récif intérieur, Kashew les attendait sagement avec la promesse d'une soirée magique dans la solitude contemplative d'une nuit étoilée et joviale, avant un retour sur l'île principale, dont la longueur du trajet n'était plus un problème mais presque un plaisir.
C'est là, dans ce confins de Paradis, que Gaëtane apprit que le visa de Kate arrivait à expiration prochainement et que le recours qu'elle avait fait auprès des autorités françaises l'obligeait à sortir du territoire. Ce qui signifiait se payer un billet d'avion exorbitant pour Paris, seule destination encore desservie depuis que les frontières de la Polynésie s'étaient refermées quelques jours plus tôt.
- Autant me trouver une place dans un voilier pour Hawaï !
- Ou Fidji, c'est possible, avait précisé Mathias. C'est un peu plus court.
- Oui mais pour Fidji, il faut payer 1000 $ ! Et après je fais quoi là-bas ? Je vais aussi être limitée en temps. Et si je ne trouve pas de voilier pour revenir, je risque d'être coincée là-bas, illégalement. Autant aller à Hawaï, c'est long, mais au moins je pourrais retourner voir ma famille au Canada.
- Sauf que ça va être compliqué de trouver des voiliers pour Hawaï, répondit Mathias, toujours prompt à prêcher l'exactitude. C'est la période des cyclones. Je ne crois pas que tu trouveras quelqu'un d'assez fou pour traverser l'équateur.
- Et d'ailleurs, les frontières sont ouvertes entre les USA et le Canada, s'enquit le Captain ?
- Je sais pas ! Au pire, je passe par la route, c'est toujours plus facile.
Gaëtane était restée bouche-bée. Cette conversation lui rappelait vaguement mon précédent bouquin, encore une fois. Mais son hallucination devint complète lorsqu'Anne-Lise émit une autre proposition :
- Tu peux aussi rester illégalement ici. Tu veux rester pour voyager dans les îles, n'est-ce pas ? Eh bien, tu restes et tu profites, le temps que tu veux. C'est grand la Polynésie, il y a de quoi passer pas mal de mois à naviguer ! Je ne pense pas qu'un douanier vienne te demander ton passeport. Il n'y a pas souvent de contrôles. La preuve, je n'ai jamais de papiers sur moi !
- OK, admettons que je ne me fasse pas contrôler, concéda-t-elle, dubitative, comment je rentre au Canada, après, ou dans un autre pays, avec un visa expiré ?
- Exactement comme tu l'as proposé. Un voilier vers Hawaï. Sauf que ce sera plus facile, car tu seras à la bonne période.
Gaëtane m'appela dès qu'elle recapta de la connexion pour me rapporter ce nouveau signe dont elle était témoin.
- Tu exagères. Dans mon roman, c'est quand même une immigration illégale, avais-je atténué .
- C'est pas exactement pareil, mais avoue quand même qu'un problème de passeport et quelqu'un qui est illégal sur le territoire, ça ne court pas les rues ! Ça ne t'hallucine pas, toi, toutes ces ressemblances avec ton livre ?
- C'est vrai que c'est troublant.
- En tous cas, je ne veux pas vivre la même fin que ton héroïne !
- Je suis désolée, mais je ne maitrise rien, gloussais-je, pour dédramatiser une conversation qui prenait des tournures mystiques.
- Tu ne m'as pas dit que ton nouveau projet, c'était de raconter mon histoire de rupture ?
- Si, j'ai déjà commencé d'ailleurs.
- Bon alors, tu écris ce que tu veux, mais tu chiades la fin. Je veux que ça se finisse bien, pour une fois. Ne va pas trouver une de tes pirouettes à la con. Tu me fais un happy end. A la Walt Disney. Tu peux m'épargner les oiseaux qui chantent en virevoltant autour du prince charmant, par contre.
- Tu veux que je te ponde un prince charmant ?
- Bien sûr. Un vrai, un mec tranquille, sympa, beau, pas tordu, pas compliqué.
- Tu n'en as pas déjà un ?
- Quoi ? Tu veux raconter tout le détail de ma vie ? Toute mon intimité ? Ah non, hein, tu vas broder, tu vas inventer, tu vas enjoliver, tu te débrouilles, mais à la fin, ça finit bien !
Et elle me raccrocha au nez, exprimant une fois encore son fort caractère (comme le bon fromage).
Notre père commenta plus tard ce geste en se félicitant : elle avait repris du poil de la bête. Ce n'était en effet plus l'ombre d'elle-même à qui j'avais téléphoné quatre mois plus tôt. Et tant mieux.
Je mesure maintenant le côté positif de cet acte pour le moins cavalier (le fait de me raccrocher au nez). En effet, comment aurais-je pu lui promettre un happy end ? Car même avec toute la bonne volonté du monde, comment aurais-je pu être sûre qu'un personnage ou une situation n'allait pas imposer une contrainte telle que, pour la crédibilité de l'histoire, la seule issue à ce roman serait une fin triste, dramatique ou, au mieux, neutre ? J'ai beau vouloir canaliser mon imagination, de temps à autre la plume, ou plus prosaïquement mon cerveau, s'évade dans des méandres improbables qui parfois ne peuvent plus rejoindre le cours majeur de l'histoire.
Sauf si je bride ma créativité.
Si je ne me tiens qu'à ce qu'a vécu Gaëtane, alors c'en est fini des flots de mots indomptables, des circonvolutions ou des arabesques, plus de risque de crue ou de des détours risqués : la vérité, rien que la vérité. Sans avoir in fine la possibilité de lui concevoir un happy end, qu'elle devra se créer toute seule (et pour laquelle elle a, à ce stade de l'histoire, déjà très bien jalonné son parcours).
Mais dans le fond, qu'est-ce que la vérité ? Tant que je n'écris pas des événements saugrenus, comme par exemple qu'une pluie de plumes s'abat sur Rangiroa et son lagon , qui saura ce qui s'est réellement produit ? A part si Gaëtane publie un démenti retentissant, qui saura si ce que j'ai écrit est vrai ou non ? Certains auteurs s'amusent à duper leurs lecteurs, suis-je de cette trempe ?
Et admettons que je n'invente rien, que comme le craint ma sœur, je raconte sa vie toute en détails, comment être sûre qu'il s'agisse vraiment de la vérité ? Cette nouvelle ressemblance avec mon précédent roman, par exemple, s'est-elle réellement produite ? Si c'est vrai que nous avons eu cette conversation téléphonique avec ma sœur (qui m'a raccroché au nez), qui me dit que tout cela n'est pas sorti tout droit de son imagination à elle ? Elle aurait effectivement pu tout aussi bien tout inventer. Je n'ai jamais vu ni Kate ni son passeport pour vérifier son visa, mais Anne-Lise, rencontrée plus tard, m'a bien confirmé ce fait. Ce qui ne prouve rien encore une fois, puisqu'elle aurait tout aussi bien voulu faire plaisir à Gaëtane en confirmant les élucubrations de celle-ci.
Pour revenir au fond du sujet (et au happy end sans les oiseaux qui chantent), aussi sûrement que l'histoire peut se dérober à son auteur, si Gaëtane me dit la vérité, est-ce qu'un roman peut imposer le scénario à celle qui l'a inspiré ? J'ai du mal à le croire, mais la physique quantique nous dit quand même que l'observation modifie l'état du système observé. Nous, humains, sommes encore démunis avec nos quelques sens trop peu développés pour percevoir et expliquer ce qui nous semble paranormal. Sans aller jusqu'au pouvoir de télépathie qu'on prête aux aborigènes d'Australie, j'ai bien rencontré une jeune femme encore tout étonnée de pouvoir communiquer avec sa jument juste en faisant passer des messages par son ventre. C'est donc, comme d'habitude, beaucoup plus compliqué que ça n'en a l'air. Et pour résumer cette digression, non seulement je peux berner le lecteur en inventant tout, l'héroïne peut me berner en me racontant ce qu'elle veut, mais j'aurais également le pouvoir de la manipuler pour lui imposer des événements voire une fin atroce ou magnifique. Vertigineux tout ça !
Pourtant, selon Gaëtane, qui n'a jamais été connue pour un quelconque penchant ésotérique, tous les clins d'œil à mon précédent roman, les « signes » comme elle les appelle, se sont véritablement produits. Mais s'agit-il de signes ? Sans rentrer dans ce débat mystique, dont je ne mesure pas l'immensité, est-ce que les références à ce roman ne se sont produites qu'à ces instants particuliers, ou bien existent-elles finalement tout le temps, et ce serait uniquement à la faveur d'une perception plus affinée que Gaëtane les aurait distinguées ? En d'autres termes : lors de son voyage en Polynésie, se serait-elle permise d'ouvrir bien grand ses sens (sans évoquer ses chakras) pour s'attacher à des détails que dans sa vie de tous les jours, à cent à l'heure, elle ne discerne pas ?
Ralentir son rythme, être curieux du monde qui nous entoure, s'émerveiller de la poésie qui se cache dans le moindre Petit Rien, ne serait-ce pas le gage d'une meilleure connexion aux autres, à notre environnement, à la planète ? Je me dis que ça vaut peut-être le coup de tenter l'expérience, d'autant plus lorsque je me remémore le voyage de Gaëtane, démarré comme une fuite. Mais c'est vrai qu'au moment où elle me raccroche au nez, elle ne peut pas concevoir tous les moments magnifiques qui vont continuer à se succéder sur son chemin.
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