6. CARNET DE GAËTANE - 16 décembre 2020

J'ai quitté il y a deux jours Tahiti, ses voitures, sa moiteur, ses belles montagnes vertigineuses et vertes, ses fruits juteux et la silhouette de Moorea au delà du lagon, pour Rangiroa, un atoll des Tuamotu. Très long serpent de terre plat entrecoupé de petits bras de mer, posé en plein milieu de l'océan. Le survol, entre bleu profond et vagues blanches de l'océan et bleu turquoise du lagon, est magnifique.  Puis l'avion se rapproche du sol et les cocotiers défilent le long du hublot. L'appareil s'arrête enfin : la piste atterrissage occupe la largeur de l'île. L'aéroport, grand faré sans mur, met tout de suite dans une ambiance bon enfant : ici, tout le monde se connaît et se salue, malgré les masques.

Je trouve vite Gwen, arborant la pancarte de sa pension, entouré de deux clients.

-        Alors bon voyage ? Pas trop dure l'escale chez Rambo ? me demande-t-il, en me déposant un collier de fleurs de tiarés autour du cou, ainsi que deux bises sur la joue.

Ca fait tellement longtemps que je ne fais plus de bises à personne, avec ces distanciations sociales, que j'en suis étonnée.

Pendant qu'on attend les sacs, j'observe ce grand échalas aux cheveux châtain en vrac, qui essaie de couvrir le brouhaha malgré sa voix cassée. Il rigole avec des amis, questionne ses clients et me lance un clin d'œil. Il a l'air cool, en tout cas, à l'aise.

Ceux-ci ayant pris possession des sièges à l'intérieur du pick-up, je me retrouve à l'arrière de la benne, au milieu des sacs, pour les quelques kilomètres qui nous séparent de mon nouveau chez moi. Pour combien de temps ?

La pension de Gwen est en fait une maison assez banale : trois chambres cote à cote donnant sur une terrasse, et au milieu une salle de bain et un WC commun. Accolé à cette espèce de motel tropical, la partie privative de Gwen, qui semble être réduite à une chambre un peu plus grande et une petite salle de bain/WC. Les repas se prennent à l'extérieur, attablés sous le faré, une construction en bois composée uniquement d'une toiture sur un plancher. C'est aussi ici que l'on farniente, affalés sur de vieux fauteuils. La cuisine, vraiment toute équipée, voire encore plus, s'y trouve dans un coin, derrière un bar. C'est d'ailleurs le seul endroit du faré qui possède des murs et qui se ferme à clé le soir, me précise Gwen.

Le tout est posé dans un jardin au sol constitué de coraux concassés, parsemé de tiarés, ces arbustes aux fleurs blanches embaumantes. Au milieu, sont installées deux tentes et un vieux hamac fabriqué avec un vieux filet de pêche. Un peu plus loin, quelques cocotiers, des pandanus et des  arbustes délimitent le terrain. Au delà, c'est un ravissante petite plage donnant sur l'océan et le chenal reliant celui-ci au lagon. Ce « oa », comme l'appelle Gwen, se transformerait en jacuzzi naturel au gré des vagues et de la marée. Va falloir vérifier tout ça !

De l'autre côté de la maison, un garage à vélos, un atelier et un porche débordant de matériel, une petite plantation de bananiers et plus loin des plantes comestibles (tomates, ananas, piments, basilic, fruits de la passion, et à peu près tout ce qui pousse facilement), un grand tas de compost et une friche arborée où sont entassés des branches tordues, des bois flottés, des feuilles de cocotiers, des bourres de coco et même des tas de coraux concassés.

La maison est vraiment quelconque, mais le faré, le jardin et surtout la proximité de l'océan et du oa rendent l'endroit apaisant. Dommage qu'il n'y ait pas la vue sur la mer depuis les chambres.

Je m'installe de façon provisoire sur le lit libre de la chambre occupée par une pensionnaire ayant choisi l'option petit budget « chambre partagée », prête à migrer dans une tente au cas où un client supplémentaire se pointerait. La chambre est propre, la déco est sommaire et l'armoire un peu kitsch, mais la baie vitrée ouverte sur le jardin invite au repos. Je déballe mes affaires, troque mon short en jean pour un boardshort tout léger, accroche mon hamac-moustiquaire entre deux arbres (pas des cocotiers a insisté Gwen, à cause de la chute des noix, qui peut être mortelle !) et part aider en cuisine. Là, Chiara, une belle italienne d'une trentaine d'années, s'affaire à la préparation d'un plat de pâtes aux aubergines.

-        Tu peux me râper une coco, s'il te plaît ? me demande-t-elle dans un français impeccable juste embelli par une pointe d'accent chantonnant.

Râper une coco, j'ai déjà fait ça chez ma copine Kanak en Calédonie, mais c'est loin tout ça.

-        Elle est où, ta coco ?

-        Ben sous le cocotier !

Ah, parce qu'il faut la débourrer aussi ...

-        Demande à Giovanni, il va t'aider ! ajoute-t-elle, devant mon air perplexe. Le grand brun, tout ce qu'il y a de plus Italien !

Giovanni me fait la leçon de la fabrication du lait coco : perforer la coco à l'aide du pieu et l'ouvrir en l'appuyant dessus avec un angle bien précis, sous peine de s'empaler le bras, en forçant bien pour déchirer la bourre ; prendre la noix les yeux en haut et la casser en la frappant avec le dos d'un coupe-coupe, mais pas trop fort pour ne pas l'exploser ; vider l'eau dans un bol (et le boire ou le mettre dans le frigo) ; sortir la râpe électrique de l'atelier, ne pas oublier la rallonge ; installer un saladier incassable et présenter la moitié de coco devant le bitoniau qui tourne et qui râpe ; quand les deux moitiés sont râpées, mettre un peu du râpé dans un tissu fin et presser à fond au dessus d'un bol ; presser et represser encore ; transvaser le râpé désormais sec dans un saladier (ça servira pour faire de la farine de coco) : le lait coco est prêt ! Plus facile qu'avec la râpe manuelle de ma copine kanak mais vu le tas de bourres de coco qui traînent sous le cocotier, je me dis que les canettes de lait coco, ça n'existe pas ici. J'ai donc intérêt à maîtriser le processus.

C'est en pleine opération râpage que je croise Gwen, qui en profite pour corriger ma technique, apparemment pas du tout au point : c'est vrai que les petits morceaux de bois marron foncés font assez tâche au milieu du blanc immaculé de la coco râpée ! Mais pour me montrer le bon geste, est-il obligé de se positionner dans mon dos en m'enlaçant presque ? Je viens à peine d'arriver, il pourrait au moins observer quelques heures de répit avant de commencer la drague !

Après cette activité traditionnelle et quelques tâches en cuisine, j'enfile un maillot de bain et je file vers le fameux Oa, en compagnie de Chiara, Giovanni et Pedro le chien un brin fou-fou. Là, dans le bourdonnement de la houle qui claque sur le récif et sous le soleil bienveillant de cette fin de journée, je me prélasse dans quelques dizaines de centimètres d'eau chaude, qui se transforment par moments en véritable jacuzzi frais quand une vague claque un peu plus loin sur le récif. Pendant que je me fais masser le bas du dos, Pedro, piaillant d'excitation et la queue en panache, est à l'affût devant un poisson qui a vraisemblablement été projeté ici par la puissance des vagues. De retour dans le pédiluve, je me fais picorer les peux mortes par des petits poissons, ceux-là même qu'on trouve dans les galeries marchandes des supermarchés, entre le brouhaha des clients, le vacarme des animateurs vantant un saucisson ou une crème à récurer et le vrombissement des climatisations.

Il est bientôt l'heure de l'apéro. Je quitte ma baignoire naturelle, les doigts fripés, et passe sous le tuyau d'arrosage bringuebalant au pied d'un arbre, avant de rejoindre les autres, attablés sous le faré autour de Gwen, un verre de ti punch au rhum local à la main. Entre les quelques clients, Chiara, Giovanni, Gwen et moi, les conversations vont bon train, jusqu'à ce que Chiara amène le curry d'aubergines : silence de circonstance pendant la dégustation de ce plat succulent qui fond dans la bouche (sûrement grâce au lait de coco !)

J'ai comme l'impression d'avoir fait le bon choix en venant ici ...

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