5. Retour au paradis

Ce moment, elle l'avait répété des dizaines de fois dans sa tête : s'immiscer sans bruit sous le faré en arrivant par derrière et lui mettre les mains sur les yeux sans dire un seul mot. S'il n'était pas seul, faire signe aux autres de se taire. Qu'il la reconnaisse, juste au toucher de ses mains, à la texture de sa peau, à son odeur. Elle ne dirait rien, elle le laisserait deviner, elle voulait savoir s'il penserait à elle en première intention. Il poserait sûrement des questions aux touristes attablés autour de lui, il les questionnerait sur son sourire, sur ses yeux, voire s'il avait établi un bon contact avec eux, comme ce qui arrivait très souvent, il demanderait si elle avait de belles fesses ! C'était un risque qu'elle était prête à assumer. Après quelques instants, perdant patience, il essaierait sûrement de lui enlever les mains de ses yeux et de se retourner. Elle n'avait pas encore décidé si elle résisterait ou se jetterait dans ses bras. Peut-être un peu des deux. Après un bisou dans le cou en signe d'indice.

S'il n'était pas sous le faré, mais à bricoler dans son terrain, il fallait qu'elle le trouve et qu'elle s'arrange pour arriver de dos. Ce qui était plus difficile, mais elle se déplacerait à pas de loup, se cachant derrière les tiarés. Elle en avait tellement ramassé les fleurs, qu'elle aurait pu faire le plan de sa propriété de mémoire.

Elle avait prévu de mettre la belle robe blanche qu'il lui avait offerte. Et une fleur de tiaré derrière l'oreille gauche. Elle se serait changée dans les bois, derrière son garage à vélos. Elle espérait juste ne pas croiser de pensionnaires. Mais il y en avait de moins en moins, depuis que la Polynésie avait fermé complètement ses frontières dix jours plus tôt.

Tout était donc prévu, millimétré. Elle avait même imaginé l'éventualité où il ne se réjouirait pas de son retour. Elle lui demanderait si elle pourrait planter la tente dans son jardin pour la nuit, le temps qu'elle s'organise pour acheter un billet d'avion pour rentrer à Tahiti. Elle n'y croyait pas, mais c'était une possibilité qu'elle ne voulait pas écarter. Un brin de lucidité pour ne pas trop souffrir : elle avait déjà suffisamment donné.

La seule chose qu'elle n'arrivait pas à prévoir, c'était sa réaction à elle : serait-elle aux anges, comme elle l'espérait, comme il devrait être logique qu'elle soit, comme tous les amoureux des films romantiques l'étaient quand ils se retrouvaient après des semaines de séparation, ou serait-elle mal à l'aise ? Sans émotion, comme face à un inconnu, ou pire face à un futur époux pour un mariage arrangé ?

C'était ça qu'elle redoutait.

C'était pour ça qu'elle avait pensé ne pas revenir. Pour ne pas tâcher le souvenir merveilleux de son idylle tropicale. L'idylle de sa vie, pensait-elle.

Pour garder à jamais un souvenir merveilleux de leur histoire.

Mais le destin lui avait mis un voilier sur sa route. Elle n'avait plus le choix : elle devait affronter les retrouvailles.


Elle avait donc tout prévu. Sauf un petit détail : en arrivant en voilier, ses coéquipiers ne s'en tiendraient pas à la déposer à terre. Une semaine en mer, ça signifie une semaine sans connexion et du linge qui s'accumule : ils avaient un besoin imminent de wifi et de machine à laver. C'était bien la moindre des choses qu'elle pouvait faire.

Ils débarquèrent donc à cinq dans le chenal qui longe la propriété de Gwen : la totalité de l'équipage, le gros sac de Gaëtane et le sac de linge sale, tout aussi imposant, entassés dans la toute petite annexe. Comment arriver discrètement dans ces conditions ?

Heureusement le faré était désert. Gaëtane neutralisa ses compagnons avec le code wifi et partit à la recherche de Gwen, tanguant en proie à un mal de terre. Dans le coin cuisine, elle tomba nez à nez avec Magalie, une bénévole de passage, occupée à préparer le repas. Il était presque midi, ses coéquipiers n'avaient rien prévu pour déjeuner, alors elle commença à négocier une plus grande plâtrée. Magalie voulait en savoir plus, d'autant qu'elle n'était pas habituée à voir débarquer un équipage international venu de la mer. Mais il fallait s'éclipser, retrouver Gwen discrètement avant qu'il n'arrive pour manger et enfiler la robe ... La robe ! Enfouie au fin fond du sac, sous le faré, entre ses coéquipiers ! Et son corps qui continuait à vaciller au rythme d'un roulis imaginaire. Tant pis pour la robe, Gaëtane ferait sans.

Elle fila vers l'atelier, regarda par la fenêtre le cœur battant la chamade mais ne vit qu'une silhouette fine qui devait sûrement être celle du compagnon de Magalie. Elle continua sous le porche, puis derrière les tiarés, le pouls tambourinant dans ses tempes, contourna le garage à vélos, inspecta la plantation de bananiers, les jambes en coton, fila jusqu'aux ananas, revint par le compost, les mains presque tremblantes et commença à examiner les chambres, le souffle court.

Toujours personne.

De retour vers le faré, concentrée pour ne pas tituber par le mal de terre, elle tomba nez à nez avec lui, alors qu'il refermait la porte de son atelier.

Il fallut une seconde à Gaëtane pour comprendre que la personne qui venait de se retourner et qui se tenait devant elle, n'était pas le compagnon de Magalie, comme elle avait cru quelques instants auparavant, mais lui, Gwen : les cheveux coupés courts, la barbe naissante, le teint bronzé et la silhouette plus fine.

Une seconde seulement pour passer de l'état de l'appréhension des retrouvailles à la sérénité de ces retrouvailles.

Une seconde pour que Gwen réalise que la personne qui se tenait devant lui, les longs cheveux emmêlés, la peau sèche, le T-shirt tâché de sel, les tongs pleines de sable et l'équilibre précaire, n'était pas une pensionnaire ou une bénévole, mais bien elle, Gaëtane, sa miss à lui, sa baroudeuse à lui, sa sirène à lui, son bonheur à lui.

Tilt.

Sa figure sérieuse se para soudain de son plus beau sourire, qui se transforma immédiatement en rire à la fois d'étonnement et d'espièglerie :

- J'y crois pas ! Elle est revenue ! Elle est revenue !

Et là, juste quand il la prit dans ses bras, Gaëtane comprit qu'il n'y avait pas lieu d'avoir peur : elle était au bon endroit. Elle était alignée. Les étoiles, les signes, le voilier, l'équipage l'avaient ramené à lui. C'était évident. Il n'y avait plus qu'à savourer le moment présent, en sécurité dans ses bras, bercée par la chaleur de son corps et le roulis qui devenait maintenant délicieux.

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