4. Spaghettis sauce tristesse

Stéphane enroulait ses spaghettis autour de sa fourchette. Il avait toujours aimé ça, depuis tout petit, jouer à faire la plus belle et la plus grosse boule de pâtes, en faisant déborder le moins possible de ces ficelles, avant de l'avaler en toute discrétion. Lorsque la taille de sa boule devint respectable, il y glissa un peu de viande et avala le tout. En plus du plaisir d'avoir réalisé son défi personnel, qui évoquait en lui les repas avec ses cousins dans la grande maison lugubre de Mina Antonia, sa grand-mère paternelle, la saveur de la sauce bolognaise enchanta son palais. Il remercia intérieurement ses hôtes, Hervé et Isa. Cette invitation tombait à point : d'habitude, après les navigations hivernales, il fallait se contenter de biscuits avalés dans la voiture, en essayant de se réchauffer tant bien que mal les pieds gelés. Ils se disaient tout le temps, avec Gaëtane, qu'ils mangeraient un vrai repas une fois arrivés chez eux, mais trop souvent, la durée du trajet avait calmé leur faim et le froid les avait engourdis : fatigués rien qu'à l'idée de se faire cuire des pâtes ou réchauffer une pizza, ils engloutissaient machinalement un morceau de fromage qui traînait dans le frigo en sirotant un café bien chaud, lui absorbé dans la lecture d'un énième roman, elle regardant les dernières notifications de ses réseaux sociaux.

Mais cette fois-ci, Hervé les avait accompagnés. Il voulait se remettre au kite, après des années d'inaction. La force du vent ayant eu raison de sa motivation, il avait préféré s'adonner à sa passion naissante : la photo. Surtout qu'il avait vraiment envie de tester en conditions réelles le téléobjectif qu'Isa, sa compagne, lui avait offert pour ses 35 ans (un 200-500 qui ouvrait à 2,8, si avec ça il n'arrivait pas à faire des belles photos de sujets furtifs !)

Il s'était calé à l'abri des embruns et du vent froid dans la tour génoise et, testant les paramètres dont il se souvenait des tutos internet, il avait mitraillé ses deux amis, qui passaient et repassaient devant lui sur l'eau. La lumière était belle, les couleurs d'automne aussi, le blanc intense et bref des moutons contrastait avec le bleu profond de la mer, le rose crème des rochers et le vert foncé de la montagne en arrière plan. Après une petite retouche, Stéphane allait être parfait (c'est du moins ce qu'il espérait). Il ne maîtrisait cependant pas assez le logiciel pour redonner à Gaëtane la pointe d'enthousiasme qui lui manquait dans le regard. Si tant est qu'un logiciel soit assez performant pour faire illusion.

Ce même regard un peu triste qu'elle arborait maintenant en enfourchant ses pâtes.

Hervé aurait aimé avoir le culot de se lever de table, d'avoir la prestance et la transparence d'un vrai photographe et d'armer tout naturellement son appareil (200, f/4,5) pour capter le regard que Stéphane portait sur Gaëtane. Quelle intensité dans ce regard plein de tendresse, de respect et de compassion. Un regard digne d'un jeune amoureux transi (il réduirait la texture en post-production et passerait peut-être en sépia. Encore des heures derrière l'ordinateur, mais ça en vaudrait le coup.)

Il s'était rendu compte que depuis qu'il s'était mis à la photo il y a quelques mois, il parlait moins, se mettant un peu en retrait pour mieux observer les gens. Il se disait qu'à force, il arriverait lui-aussi à faire des portraits beaux et singuliers à la fois et qu'un jour, on viendrait le trouver pour immortaliser ce genre de regard chez des futurs mariés. On le paierait même.

Tout à son plan de carrière, Hervé se fit la remarque que c'était la première fois qu'il voyait Stéphane regarder Gaëtane ainsi. C'est pour ça qu'il n'arrivait pas à croire ce qu'Isa lui avait affirmé deux jours plus tôt : ces deux-là se quittaient.

Ou plutôt : il la quittait.

Pour de bon, cette fois.

Pas comme au printemps, lorsqu'il était revenu au bout de deux semaines. De toute évidence, Hervé aussi trouvait que cette rupture-à-venir n'était pas si évidente que ça. Pour Stéphane comme pour Gaëtane, qui portait maintenant sur son futur-ex un regard doux et empreint de fierté, malgré toujours cette pointe de tristesse au fond des yeux. Cette pointe qui embrumait le fond de l'iris, qui le rendait humide, brillant, clair, limpide. Que ce devait être difficile pour elle d'être assise à cette table : rire aux souvenirs que Stéphane racontait en se disant que ce serait peut-être la dernière fois.

Hervé tressaillit tout à coup : oui, c'était sûrement la dernière fois qu'Isa et lui les recevaient à table tous les deux ensemble. Ses deux amis de fac, avec qui ils avaient partagé tellement de moments inoubliables, dont ces vacances sur une montagne du bout du monde, ses deux amis avec qui il s'était toujours senti si bien. Ce couple qui lui semblait pourtant si solide et si bien ajusté, partageant les mêmes passions, vivant sans trop se prendre au sérieux et capable de rire d'eux-mêmes. Mais derrière l'apparence, il y a la vraie vie, avec ses discordes et ses failles. Qui étaient vraisemblablement devenus des gouffres au point qu'il choisisse de la quitter.

Il ne put s'empêcher d'éprouver de la compassion pour Gaëtane. Il se revoyait dans la même position quelques années auparavant. Mais sa rupture à lui, lui semblait-il, avait été plus violente, plus fourbe, moins courtoise. La leur semblait classe, correcte, raisonnée. Mais elle était sûrement tout aussi douloureuse. Lui, il en était sorti grandi : de toute cette douleur avait émergé l'amour. Il posa son regard sur Isa : son beau visage apaisant, sa voix douce et son corps parfait. Il avait perdu la mère de sa fille, mais avait gagné une princesse. Il ne regrettait rien. Ni la souffrance, ni la solitude. C'était sûrement le prix à payer.

Il porta un regard bienveillant sur Gaëtane : elle aussi trouverait son prince. Et avec Isa, ils seraient là pour l'aider à traverser cette épreuve, comme Sté et elle l'avaient été pour lui. C'est juste qu'il n'arrivait pas à se dire que ces deux-là, qui se dévoraient des yeux au-dessus des assiettes de spaghetti bolognaise, qui avaient navigué ce matin à l'unisson dans ce vent violent, qui feraient une si belle photo pour son futur showroom en ligne, ces deux-là qui semblaient si ajustés, si complices jusqu'à la dernière minute, que ces deux-là, c'était fini.

Tout ça à cause d'une nana qui avait fait tourné la tête de Sté.

« Quel gâchis », conclut Isa en refermant la porte sur eux, « vraiment quel gâchis ! ».

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