4. CARNET DE GAËTANE -18 février 2021
Wahou ! Deux raies manta ! Qui ont volé autour de nous ! Toujours aussi merveilleux de voir ces grosses bêtes virevolter avec la dextérité de la patrouille de France. Je suis frigorifiée, certes, d'avoir batifolé avec elles pendant un sacré moment, mais ça valait le coup de les voir passer et repasser au dessus de leur station de nettoyage, une patate de corail plutôt insignifiante mais peuplée de petits poissons noirs rayés bleu fluo qui se délectent des peaux mortes. On avait bien jeté l'ancre au bon endroit, ce qui n'était pas gagné d'avance, compte tenu des explications complètement approximatives qu'on avait trouvées, de la grandeur du lagon et de la taille de cet îlot-banc de sable. Les raies manta de Tikehau, c'est l'aiguille dans la botte de foin, mais je commence à croire qu'on a un bon karma. Ou bien est-ce moi qui ai un bon karma ? Faut dire que tout se goupille super bien, depuis le stop à Makatea.
Ah oui, parce qu'en Polynésie, faire du stop, c'est en plusieurs dimensions : sur la route mais aussi sur la mer ! Moi qui voulais faire un tour sur les îles en voilier, moi qui tentais en vain de trouver une place auprès d'un équipage, le voilà qui m'arrive tout cuit ! Merci Makatea !
A dire vrai, je me doutais bien que je repartirai de Makatea par la voile, mais je pensais plutôt à un retour vers Tahiti, aussi rapide et organisé qu'à l'aller. Le sort en a décidé autrement et a surtout décidé de me faire un super cadeau : un magnifique voilier, un super équipage, du temps et une destination commune. Enfin, commune après persuasion pour les faire changer un peu de programme, ce qui n'a pas été difficile : quand j'ai dit que Câline, la femelle dauphin, aimait se faire caresser le ventre dans la passe de Tiputa, mes nouveaux compagnons ont décidé de changer leur plan et de faire escale à Rangiroa. Je vais donc revenir chez Gwen en voilier, et pas n'importe lequel d'ailleurs : un joli deux-mats de 16 mètres de long et suffisamment de large pour être à l'aise dedans comme sur le pont. J'en ai rêvé, Kashew l'a fait.
Kashew, la noix de cajou, c'est à dire la coquille de noix de luxe, un nom qui résume assez bien ce bateau. Et qui accessoirement se prononce « cachou ». Juste le surnom le plus utilisé pour Sté. Dois-je y voir encore un signe ? Que je suis au bon endroit ? Jusqu'ici, j'en ai vraiment bien l'impression. Et les bribes de souvenirs de la soirée d'hier soir ne vont pas démentir cette sensation : une slack-line tendue entre deux cocotiers sur un motu tout au bout de Tikehau, un apéro sous les couleurs magiques du coucher de soleil, une bonne salade avec des fruits, des noix et des épices, du rhum et une franche rigolade sous les étoiles pour ce time's up en anglais et en six manches. C'était déjà splendide de jour, alors de nuit, c'était féerique. Comme si ce petit îlot perdu tout au fond de ce lagon, en plein milieu du Pacifique était subitement devenu le centre de l'univers. Divinisé par une énergie qui amplifie les rires, la bonne humeur et la créativité.
Sur la quantité de voiliers qui sillonnent les mer du Pacifique Sud, je crois que j'ai tiré le gros lot. La palme d'or de la sympathie, de la bonne ambiance, de la cool attitude. Avec une super playlist de musique, pour ne rien gâcher.
Dans la famille Kashew, je voudrais le père : Captain Cook, le propriétaire du bateau. C'est comme ça qu'ils l'appellent, je suppose parce qu'il a éclusé les mers du coin. Un grand, baraqué, cheveux blanc en pagaille, croisement entre un rugbyman à la retraite (donc avec la carrure d'un All-black et le ventre qui semble avoir avalé un ballon, ou du moins une quantité de bières) et Salvador Dali (moustaches en tournicoti et bacchantes tombantes), mais en anglais dans le texte. Exclusivement en anglais, ou plutôt en américain, celui avec l'accent bien mâchouillé et le flow d'un mec qui peut même pas comprendre qu'on n'est pas tous anglophones (je n'aurais peut-être pas dû mettre bilingue anglais sur mon CV !)
Mais pour me traduire, il y a Kate. Bilingue, mais pour de vrai. La trentaine, canadienne, châtain à tendance blonde sur les extrémités, grand sourire et bonne humeur vissée au corps. Avec tout un tas d'anecdotes sur les équipages (elle a bossé sur pas mal de bateaux).
Pour me rappeler la maison, c'est Anne-Lise, une française de mon âge, petite, brune au teint mat, les oreilles plus que percées, la voix très douce et l'accent marseillais. C'est à elle que je dois ce délice de salade et les créativités culinaires même en pleine mer.
Le dernier de la « famille », celui qui semble plus skipper que le Captain, c'est Mathias, un grand fil de fer brun aux yeux bleus, les cheveux longs et la branche de lunettes manquante, le rire dans les aigus et l'accent allemand quand il parle (couramment) anglais.
Et enfin, il y a Clément, mon compagnon de grimpe de Makatea, qu'on va déposer cet après-midi à l'avion, pour un retour à Tahiti et peut-être une suite de voyage de par le monde, si les frontières se rouvrent.
La famille et moi (« Hey, Family ! », c'est comme ça que nous appelle Kate), nous levons les amarres en fin d'après-midi pour une vingtaine d'heures. Mathias a fait un savant calcul pour qu'on ait le courant sortant pour quitter le lagon de Tikehau et le courant entrant dans la passe d'Avatoru, sous peine de ne pas pouvoir entrer dans le lagon de Rangiroa, même toutes voiles dehors et le moteur à fond. Et éviter d'attendre des heures en pleine mer l'inversion de ce courant hyper fort, ce qui risquerait de me faire encore remarquer en vomissant mes tripes. Bon, j'ai une excuse pour avant-hier soir : ballottée par la houle dans le noir le plus complet, sans aucun repère visuel autre que le halo de ma frontale qui éclaire mes mains pleines de sang et le thon énorme que découpe le Captain, avant d'en tirer les filets qu'il confiera aux filles pour les mettre sous vide. Atelier poissonnerie sur le pont donc, Clément brassé qui tente de dormir dans une cabine, Mathias qui surveille qu'aucun bateau ne croise notre route et moi qui décide finalement de m'épancher et de restituer mon quatre heures en guise de remerciement pour m'avoir prise en stop. J'ai dû oublier les formules de politesse quelque part en chemin !
Mais malgré le tangage, et pire, le roulis, malgré le mal de mer qui prend en traite alors que je croyais avoir maîtrisé la bête, malgré la chaleur dans l'antre du voilier, la morsure du soleil à midi, recroquevillée dans un petit coin à l'ombre de la toile d'ombrage, malgré la pluie du matin qui transit de froid d'un coup, malgré la monotonie et l'impossibilité de lire un bouquin en pleine mer quand l'oreille interne en a décidé ainsi, malgré l'envie irrépressible de m'endormir alors que je suis censée faire la veille, malgré le sel qui colle à la peau et qui collera encore toute la journée parce qu'il faut économiser l'eau, malgré la promiscuité avec le reste de l'équipage et surtout celui qui a ronflé cette nuit alors qu'on était le seul bateau dans le calme du bout du lagon, malgré tout ça et encore plus, juste quelques jours en mer, sur l'océan et dans cette mer intérieure, et c'est l'envie d'aller plus loin qui me reprend.
Parce qu'avant de vomir, avant que les deux thons ne se prennent simultanément dans les lignes tendues à l'arrière du bateau, le soleil nous a gratifiés d'un coucher des plus somptueux sur l'immensité de l'océan : d'un bel orangé, il a fini par un rouge vif qui a tourné au blanc à mesure que le regard s'est élevé dans le ciel, puis au bleu roi de plus en plus intense et profond tout en haut, juste en dessous des deux étoiles qui se sont allumées pour habiller la nuit, le tout dans le silence assourdissant des vagues que fendait Kashew.
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