4. CARNET DE GAËTANE - nuit du 1er au 2 avril 2021
Je n'arrive pas à dormir. Le décalage horaire ? Non, même sans ces douze heures de décalage, je n'aurai pas dormi. J'ai l'impression d'être sous cocaïne. J'envie Réglisse, affalé dans son panier. Dépassant de son panier plutôt. Qu'est-ce qu'il a grandi ! Ou alors c'est moi qui suis partie trop longtemps. Mais bizarrement, malgré ces presque quatre mois sans moi, et malgré le peu de temps qu'on a vécu ensemble tous les deux (même pas deux mois !), ce joli petit chien blanc m'a fait une super fête ! Au début, il a quand même aboyé, et même montré les crocs, mais quand il s'est approché de moi, qu'il a senti mon odeur, tout de suite, il a changé d'attitude (quelle mémoire olfactive quand même !) et il s'est frotté à moi en poussant des petits cris de joie. Il m'a même léché la main avant de s'étaler sur le dos de tout son long par terre en quête qu'une caresse. Franchement, je ne m'attendais pas à ça : il aurait été en droit de bouder, vu que je l'avais abandonné comme une vieille chaussette. C'est clair, c'est une très belle surprise. Une de celles qui me confirment que j'ai bien fait de rentrer.
Tout comme l'immense ciel bleu et les odeurs du maquis en sortant de l'avion. L'atmosphère n'est pas moite comme en Polynésie, il est beaucoup moins apaisant, il est sec, mais il y a cette chaleur qui monte du sol et cet air pur qui semble dire « Ça y est, tu es de retour à la maison, bienvenue ! » Et mon jardin aussi, toujours aussi beau, même si la pelouse (ou plutôt le foisonnement de touffes vertes en tous genres qu'il n'y a pas si longtemps on appelait « mauvaises herbes »), bref ce tapis de verdure a besoin d'un coup de tondeuse. Faudrait aussi rabattre la haie, parce que bientôt elle dépasse les arbres. Faudrait aussi que je pense à semer les tomates, c'est déjà le printemps.
Je suis bien dans ma maison, quand même. Je n'ai pas le lagon juste à côté, ni le oa qui gronde, mais posée au soleil sur la terrasse, puis sur le pouf derrière la baie vitrée pour profiter des derniers rayons du soleil, c'est vraiment bien. Surtout avec Réglisse qui me quémande des caresses. Et puis les bleus de la mer avec les sommets enneigés au fond, tout à l'heure, lorsque je suis sortie pour le promener .... Ça me fait penser à Roch, mon ami kanak, qui m'avait dit il y a très longtemps, alors que nous sirotions un punch sur sa terrasse vue lagon en Calédonie : « Tu sais Gaëtane, j'ai toujours aimé voyager, mais j'ai aussi toujours aimé rentrer chez moi. Si je n'ai qu'un seul conseil à te donner, c'est de vivre dans un endroit où tu seras toujours contente de revenir. »
Bizarre que je pense à Roch à une heure du mat. Au moins, je ne pense ni à Gwen ni à Don Juan.
Don Juan ! Je n'y comprends rien ! J'avais l'impression qu'il était dans son monde, hermétique, inatteignable. J'avais pourtant ressenti cette énergie particulière quand il a attrapé mes bras sur le trapèze, mais j'ai mis ça sur le compte de l'excitation du vol, tellement j'ai adoré ce moment suspendu. Et je voyais bien qu'il fuyait mes regards, mais c'était bien normal, j'avoue, je l'ai quand même sacrément maté le gars ! Faut dire qu'il est carrément mignon, avec ses yeux couleur paille, son nez fin, sa peau dorée et ses belles boucles. J'étais plutôt en mode « plaisir des yeux » qu'autre chose. Et ça m'intriguait aussi son accident et sa jambe, même si je n'ai pas osé lui demander pour ne pas remuer la tragédie.
C'est quand la dernière fois que t'as fait un truc pour la première fois ?
J'entends sa voix claire me poser cette question. Avec les guillemets : « C'est quand la dernière fois que t'as fait un truc pour la première fois ? »
Je me souviens, je suis restée con quand il m'a demandé ça en me lançant un baudrier, avant de me tendre la main pour me hisser sur le gros tapis. Une petite phrase anodine, pourtant hyper profonde. J'ai commencé à réfléchir à la question en me repassant mon voyage : plonger avec des raies manta j'avais déjà fait, naviguer sous les étoiles aussi, se baigner dans des cascades, manger une salade de poisson cru, grimper en bord de mer, faire des randos de fou, faire du wake, râper des noix de coco, caresser un dauphin ... déjà fait. Les seules premières fois que j'ai pu trouver pendant tout mon périple datent de mon escale parisienne et c'est ses potes et lui qui me l'ont fait découvrir : le monocycle, le ballon, le tissu et ce qui allait venir : le trapèze volant. Bref : le cirque.
Pourtant, j'ai adoré mes non-premières fois polynésiennes. Ce n'est pas parce que c'est du déjà-fait que ça en perd son charme. C'est juste que les premières fois, on s'en souvient.
Même s'il y a des premières fois qu'on préfère oublier. Je corrige donc : quand ce sont des première fois positives, elles restent gravées dans la mémoire. Souvent accompagnées d'un effet waouh comme on dit.
Et là, j'ai eu l'effet waouh avec le kinder surprise en plus.
C'est fou quand même la vie. Faut-il sombrer bien profond pour mériter cette avalanche de ... de bonheur ? Je croyais que j'allais à nouveau capoter, parce que j'ai beau faire la fière, mais le comportement de Gwen m'a quand même affectée (euphémisme). Sauf que cette fois, ma bonne fée a mis ce trapéziste grimpeur sur mon chemin, au tout dernier moment du voyage. J'ai l'impression d'être dans ces films qu'il faut regarder jusqu'à la toute fin du générique, pour y trouver un dénouement ou une blague. Comme quoi, chaque instant peut être important. Ou peut-être surtout ce genre d'instants sans prétention, ces transits qui ne font pas partie du Voyage avec la majuscule mais qu'on vit pourtant, ces temps morts dans les gares, les trains, les bus, les aéroports, ces matelas squattés chez les potes, tout ce temps qu'on imagine gaspillé et qui prouve ici son importance. Parce qu'ironie de la vie : je n'aurais jamais fait toutes ces belles premières fois ni embrassé ce beau mec au regard doux si la Corse n'avait pas exigé un test Covid négatif pour pouvoir y débarquer. Comme quoi, d'un truc chiant peut éclore une pépite. D'une chenille naît bien un papillon ! C'est donc ça, l'effet papillon, aux deux sens du terme ?
Gwen. Dans le fond, je ne lui en veux pas. Je sais que c'est quelqu'un de bien. Il est juste plus à l'aise avec ses clients qu'avec ses chéries. Pas facile d'exprimer ses émotions, on n'apprend pas ça à l'école. Et en plus, lui, il a un handicap : il doit savoir rapidement ce qu'il ressent, avant que la nana ne quitte son île et ça, ça doit lui mettre quand même la pression. Insidieusement, mais réellement. Je ne sais pas comment je me serai comportée à sa place. Sûrement pas comme lui, mais dans le fond, peut-être pas mieux. C'est étrange, je n'ai aucun ressentiment contre lui malgré ses sautes d'humeur qui tordent le cœur. C'est juste que je trouve ça dommage. C'est ça, je suis apaisée quand je pense à lui (l'épisode Don Juan a bien remis les choses à leur place). Pas comme quand je pense à Sté. Lui, me revient le goût amer de la trahison. Pas la trahison pour la trahison, plutôt une question de respect, le contrat moral qu'on s'était fixé et qu'il a allègrement bafoué. Sans même prendre la mesure des dégâts qu'il avait causés. Comme si je n'existais pas ou que je faisais uniquement partie du décor et pas du premier rôle. J'aurai préféré pouvoir penser à lui de façon sereine, ça saupoudrerait juste un peu de nostalgie dans mes souvenirs de tout ce qu'on a fait de si génial ensemble au lieu de les recouvrir d'un voile de gâchis. Comme quoi, il faut toujours soigner sa sortie.
C'est une bonne conclusion pour finir cette journée. Allez, extinction des feux, comme disait mon grand-père !
Je n'arrive pas à dormir. Un truc me trotte dans la tête : et si ... Et si ma bonne fée était tout simplement ma sœur ? Pas de baguette magique, juste un crayon ou un clavier pour raconter mon histoire ou plutôt une histoire basée sur la mienne. Je lui avais bien demandé un happy-end ? Je m'en souviens très bien, c'était juste après le lagon bleu, je l'avais eue au téléphone alors que Kashew longeait le motu à l'ouest de la passe d'Avatoru. Il faisait beau, la mer était calme et à part Mathias qui suivait attentivement la trace GPS pour éviter les patates de corail, ça faisait la sieste dans le bateau, le ronronnement du moteur couvrant les ronflements de Captain Cook. Aurait-elle accepté mes exigences ? A-t-elle déjà écrit le moment magique de l'aéroport ? Faut vraiment que je lui demande. En faisant quand même attention parce que si ça se trouve, elle n'a absolument pas écrit la fin de mon voyage et si je lui en raconte trop, elle va s'inspirer de ce qui s'est passé. D'ailleurs, est-ce que ça s'est vraiment passé ? Je suis tellement dans un nuage, que j'en viens même à douter de ça. Quoique j'ai encore le goût du baiser tout doux de Don Juan dans ma mémoire.
Je n'ai vraiment rien compris quand je l'ai vu débouler dans l'aéroport. J'ai cru que c'était leur poisson d'avril, à la troupe, parce que je les imaginais bien être du genre à inventer une grosse connerie. Mais rien. Astou a dû zapper la date. Je parie qu'elle va m'appeler demain pour s'excuser d'avoir oublié de faire un canular. A moins que ce soit vraiment un poisson d'avril ? Dans ce cas, Don Juan est un sacré acteur.
Canular ou pas, il embrasse carrément bien. Tellement bien que je me suis sentie pousser des ailes. J'ai lutté toute la journée pour ne pas l'appeler, et encore là, j'ai envie de composer le numéro d'Astou pour qu'elle me le passe.
En supposant qu'ils soient réveillés, on parlerait de quoi ? Je ne le connais même pas ! Au moins Gwen, on avait eu le temps de discuter un peu. Pas beaucoup, mais quand même. Là, c'est un peu comme les coups de foudre au lycée. Et en général, ça passe aussi vite que c'est arrivé. C'est pour ça qu'il ne faut pas que je me fasse des films. Disons que c'est un poisson d'avril.
En plus il habite à Paris ! C'est plus proche que les Tuamotu, mais pas simple non plus.
Et je ne sais même pas ce qu'il fait dans le vie. Il bosse au cirque ou c'est une thérapie ? Ou du bénévolat ? Si ça se trouve, il est hyper riche et il n'a pas besoin de travailler. Faudrait que je cherche sur internet.
Mince, je ne connais même pas son nom de famille !
Ni même son vrai prénom ! Il a une tête à s'appeler ... .... ... A : Alex, Antoine, B : Benjamin, Brice, C : Charly, D : Damien, E : Eric, F : Fabien, Fred, G : non pas Gwen, ni Gaëtan, ce serait vraiment ballot, Gaël ? H : Hugo, Hervé, I : ..., J : Julien, K : ... pas Killian c'était pas connu à l'époque où il est né, L : Léo, M : Mathieu, Max, N : Nico, O : Olivier, P : Pierre, Q : ..., R : Raphaël, S : Stéphane ça c'est carrément impossible ! Seb plutôt, T : Tony, Tom, Timothée, Théo, U : Ugo, V : Vincent, W : Willy, X : Xavier, Y : Yann, Yoan, Yves, Z : ...
Putain, qu'est-ce qui m'arrive ? On dirait une ado prépubère !
Ah si Anne-Lise était là, elle pourrait m'aider à y voir clair !
Je ne sais même pas si elle est joignable. Elle est peut-être encore aux Marquises, à Ua Pou ou sur une autre île, sûrement en train de mitonner des supers salades sucré-salé à ses hôtes en échange d'un squat. Ou alors sur un voilier, quelque part dans le Pacifique, distribuant son calme et sa sagesse à qui veut bien partager ses moments de vie.
Qu'est-ce qu'elle m'aurait dit ?
Sûrement qu'il ne faut pas interpréter alors que c'est ce que je fais depuis des heures. Facile à dire, mais comment ne pas interpréter quand un presque inconnu mignon comme tout vous embrasse dans un aéroport ? Avec un baiser magique ?
Demain, obligé : je vais voir Léa et je lui raconte tout ! Elle va halluciner ! Il n'y aura pas trop d'une tartiflette pour faire passer tout ça ! Je la vois déjà me dire d'arrêter de me poser des questions. Mais c'est normal de se poser des questions, non ? Tout le monde s'en pose des questions ! Elle ne s'en est pas posée, des questions, quand elle a rencontré son mec ? Il n'y a quand même pas des signes à chaque intersection de la vie pour nous guider ? Ou alors, va falloir que je retourne passer mon code, moi : j'ai un problème avec les panneaux !
Je tombe assez dans le panneau dernièrement d'ailleurs. Parce qu'on a beau dire, les mecs, c'est pas n'est une espèce simple à comprendre. Je suis sûre que j'arriverai plus facilement à comprendre Réglisse. Même si c'est un mâle. Paraît que les chiens sont fidèles.
C'est peut-être ça le signe finalement : passer le reste de ma vie avec mon chien. Il en pense quoi, lui ?
Il s'en fiche : il roupille dans son panier, sans se poser autant de questions. Ah si j'étais un chien !
Mais au fait, si c'est un vrai happy-end, alors ça veut dire que c'est la fin de l'histoire ?
Et que demain, j'en commence une nouvelle ? Seule. Célibataire qui bosse chez elle et qui verra donc personne de ses journées. Moi qui ai passé les quatre derniers mois toujours avec quelqu'un (et pas n'importe qui) ... Tu vas y arriver Gaëtane, tu vas y arriver. Sinon tout ce voyage n'aura servi à rien. Allez, pense au printemps, au maquis en fleur, à la neige sur les sommets. Et si j'allais faire un tour en montagne demain ? J'ai bien quelque dossiers qui méritent une petite expertise. Et ce week-end : grimpe ? Oursinade ? Ou kite s'il y a du vent ?
Faut peut-être que je commence un nouveau carnet.
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