3. La suite !

Astou avait garé le VW multicolore. Gaëtane avait attrapé son sac, lancé un « adieu la compagnie, j'ai adoré cette escale, mais là faut vraiment que je file ! » et avait sauté sur le bitume gris et mouillé du dépose minute de l'aéroport d'Orly. Elle s'était faufilée entre les voitures jusqu'à la porte d'entrée de l'aérogare, s'était retournée juste quelques instants pour faire des grands signes et envoyer des bisous fictifs aux passagers du van, avait extirpé de sa poche un masque chirurgical qu'elle avait mis à contrecœur sur son nez et sa bouche et s'était engouffrée dans le hall des départs, à la recherche de la zone d'enregistrement de son vol. Elle n'avait pas de temps à perdre, les embouteillages avaient déjà bien rogné sa maigre avance avant que le guichet de dépose des bagages ne ferme. Ou pour être plus précise, les embouteillages n'avaient rien arrangé à leur départ de la salle de cirque sur les chapeaux de roue (après avoir embrassé tous ceux qui ne l'accompagnaient pas), conséquence d'un réveil tardif et à deux de tension, les vapeurs d'alcool de la veille planant encore entre les tapis.

« C'est de sa faute, à Gaëtane », décrétera plus tard Péné. « On n'a pas idée de faire un punch aussi bon aussi quand on prend l'avion aux aurores le lendemain ! » « Aux aurores, pour quel fuseau horaire ? » titillera Kiwi, ce qui énervera le reste de la troupe, avide de connaître la suite de l'histoire (qu'ils avaient déjà entendue des dizaines de fois).

Astou avait donc redémarré et le VW avait repris sa place dans le trafic (bien perturbé par les travaux). Dans la tête de Timo, défilaient des flashs de ses dernières vingt-quatre heures. Des cheveux bruns qui volent, des cris de joie, un sourire gigantesque, des yeux qui brillent, la décharge électrique au contact de ses mains lorsqu'il la récupère en l'air avant de la relancer, la chaleur dans son corps lorsqu'elle le prend dans les bras pour le remercier de ce moment de bonheur et exulter l'émerveillement d'avoir volé, et surtout cet aura qui se dégage d'elle, comme surimprimée à la réalité, comme un ange sorti de nulle part. Puis lui qui part s'isoler dans un coin et la laisse virevolter avec Marelle, pour prendre du recul et comprendre.

Comprendre ce qui lui arrive.

Comprendre qui elle est et pourquoi elle lui fait tant d'effet.

Pour se calmer aussi et faire redescendre son pouls.

En vain.

Ses yeux restent hypnotisés par la copine d'Astou et de Péné qui passe d'un trapèze à l'autre en volant dans les airs, sa longue chevelure flottant derrière elle. Et puis cette deuxième soirée avec elle, comme si elle avait toujours fait partie de la troupe, riant, chantant et délirant avec eux, débout sur la table, courant dans la salle, sautant sur le trampoline, et cette envie, plus fort que tout, cette image floue presqu'irréelle, qu'elle le regarde, qu'elle lui prenne la main, qu'ils se serrent très fort dans les bras. Pour le consoler, pour la consoler. De leur solitude, de leur misère, de la misère de l'humanité et du monde. La chaleur de son corps contre le sien, son souffle contre son cou, ses bras autour de son dos et cette sensation de plénitude. Etait-ce un mirage ? Un rêve ? La réalité ? Un vieux souvenir exhumé de son passé ?

- NOOON !

« Je ne sais pas comment, mais ma voix a crié toute seule », dira-t-il plus tard. « Tellement fort qu'on a failli attraper un accident », renchérira le Gros.

Astou freina d'un coup sec (« Non, c'est à ce moment là, qu'on a failli avoir un accident » précisera Brioche). Timo, comme poussé par un élan surhumain, sauta hors du van en leur précisant de ne pas l'attendre, se faufila entre les voitures qui klaxonnaient, contourna des panneaux de démarcation, enjamba des barrières en béton, louvoya entre les voyageurs et leurs chariots pleins et franchit la porte du hall des arrivées tout en ajustant son masque sur le visage. Dedans, ça grouillait de gens qui croisaient dans tous les sens. Il fut alpagué par quelqu'un qui lui proposa une course, un produit ou lui demanda un renseignement, mais il n'y prêta même pas attention. Tel un robot, il scanna autour de lui et trouva l'ascenseur. Il appuya sur le bouton mais rien ne bougea. Il tourna la tête, distingua la porte de l'escalier, y entra et grimpa les marches quatre à quatre. Arrivé au hall des départs, il fonça vers la gauche, sans savoir pourquoi, slalomant entre les couples, les familles et les groupes, à la recherche d'un panneau d'affichage. Il scruta attentivement toutes les destinations et trouva Ajaccio (13:35 hall 4 porte 40) et Bastia (13:40 hall 4 porte 40). La chance était avec lui, les avions pour la Corse partaient du même endroit et il avait eu le nez creux : le hall 4 était sur la gauche. Il fila le plus vite qu'il put, évitant les gens attroupés devant les boulangeries et autres marques de pâtisseries sûrement hors de prix, les trains de chariots barrant le passage et les gyropodes roulant à toute allure, et atteignit le hall 4. En face de lui, trois guichets encore ouverts, mais aucun n'affichaient Ajaccio ni Bastia. Il s'arrêta net, regarda autour de lui et aperçu une hôtesse qui vérifiait les billets des passagers avant qu'ils n'entrent dans le sas des contrôle de sécurité. Essoufflé, il s'enquit des vols pour la Corse.

- Pour Bastia et Ajaccio, l'embarquement est presque terminé monsieur. Veuillez passer le contrôle de sécurité.

- Et pour l'enregistrement, les bagages, là, balbutia-t-il ?

- Ah, mais c'est fermé depuis dix minutes !

Il n'entendit pas ce qu'elle lui conseilla, s'excusa ou sermonna. Ses oreilles s'étaient brouillées, son cœur rétrécit, son sang contracté. Voilà, il venait de passer à côté de sa seconde chance. Tout ça à cause de sa patte folle qui l'empêchait de courir, de ses tergiversations dans le VW et de sa propension à toujours vouloir tout contrôler et ne jamais plus se laisser aller. Mais pourquoi ne lui avait-il pas dit tout ce qu'il ressentait hier ? Pourquoi n'était-il pas resté plus longtemps sur le trapèze avec elle, pourquoi s'était-il méfié de cet ange et des pulsions qu'elle lui inspirait ? Pourquoi se méfiait-il toujours de l'amour depuis le drame ? Pourquoi ...

Soudain, à travers les boucles qui tombaient de son front, il la vit.

Ou plutôt, il vit d'abord son allure : un pas précis, déterminé, des longs cheveux bruns qui accompagnaient la démarche d'une silhouette svelte. Malgré le masque qui cachait son visage, il la reconnut. C'était bien elle. Elle marchait vers l'entrée de la zone de sécurité, son petit sac à dos sur une épaule, un billet d'avion dans l'autre main. Dans quelques secondes, elle disparaîtrait de sa vue. De sa vie ?

Il n'eut pas à prendre son courage à deux mains, il fut encore devancé par cet élan d'énergie qui s'entrechoquait dans ses veines.

- Gaëtane ?

Elle reconnut sa voix claire. Elle leva la tête, chercha autour d'elle et croisa son regard. Il crut voir une auréole au dessus de sa tête. Il hésita, puis fit un pas dans sa direction. Elle ne bougeait plus. Figée. Elle ne comprenait pas. Que venait-il faire là ? Se pourrait-il que ... Elle fixa ses yeux dorés, ses beaux yeux ambrés. Son cœur fit un bond. Comme lorsqu'il l'avait lancée dans les airs la veille, la faisant tourner sur elle-même, avant de la rattraper par les poignets. Elle ressentit brièvement la décharge qui avait alors parcouru son corps et qui s'était instantanément dissipée lorsqu'il avait dû la lâcher, ses chevilles ayant été attrapées par Marelle. Elle revoyait la scène. Elle savait qu'elle reverrait cette scène toute sa vie : le tapis qui tanguait tout en bas, les boucles de ses cheveux qui apparaissaient dans son champ de vision, puis son beau visage calme et engageant, son corps accroché par les genoux au trapèze, le tapis de nouveau, le mur, le plafond, le mur à nouveau, le tapis, ses boucles châtains et ses poignets qu'elle saisissait dans une seconde décharge corporelle alors qu'elle croisait de nouveau son regard. C'était quoi ça ? L'adrénaline du trapèze volant ? Le grand frisson de sa première fois ? La peur ? La joie ? L'excitation ? Elle ne comprenait pas. Qui était-t-il d'ailleurs ? Qui se cachait derrière ce beau métis énigmatique à la démarche clopinante et au passé dramatique ?

Et que faisait-il ici, à l'aéroport ?

Il s'approcha de nouveau. Ils étaient proches maintenant. Trop proches pour la bienséance sanitaire qui régnait en cette deuxième année de Covid.

- Tu n'es pas partie, questionna-t-il dans un semblant de tranquillité ? L'hôtesse m'a dit que pour Bastia et Ajaccio c'était terminé, alors ...

- Figari, répondit-elle, ses yeux évoquant un grand sourire sous son masque. J'ai de la chance, le vol part un peu plus tard.

« Tu vas nous égrener tous les horaires de tous les vols pour la Corse ?, s'exaspérera invariablement Péné, à chaque fois que je raconterai cette histoire. Non mais c'est vrai, on s'en fiche de savoir où Gaë va atterrir, nous on veut connaître la suite !

- Bah tu la connais, la suite ! Sinon, on ne serait pas là ! répondra Kiwi, toujours très pragmatique et surtout avide de titiller Péné.

- Vous comprenez rien ! Moi je veux savoir comment ça s'est passé exactement ! Ce qu'ils se sont dit, ce qu'ils ont ressenti, les détails, quoi ! Et croustillants ! Parce que, elle nous l'a quand même transformé !

- Pénélope la poète !

- Plutôt la psychanalyste de comptoir !

- Mais vous allez vous taire tous les trois ?! Allez, la suite, s'il te plaît !

- J'en étais où, moi ? ... Ah oui ! »

La suite, c'est Gaëtane qui lui demanda s'il se passait quelque chose ou si elle avait oublié un truc. Pourquoi serait-il venu la rejoindre sinon ?

Bien sûr qu'il se passait quelque chose, quelque chose d'inhabituel d'ailleurs. Et non, elle n'avait rien oublié, c'est plutôt lui. Il avait juste oublié de lui dire, de lui déclarer même, qu'il y avait quelque chose de fort qui s'était produit la veille et depuis. Il voulait aussi lui parler de la chance, justement, qu'il avait eu que leurs chemins se soient croisés. Et du destin (parce que c'est clair, on pouvait parler de destin, de providence même ?) qui l'avait mise sur sa route ou plutôt sur son trapèze. De tout ce qu'il avait ressenti depuis qu'elle avait lâché le trapèze pour voler jusqu'à ses mains, depuis qu'elle l'avait touché, s'était agrippée à lui et depuis qu'elle l'avait pris dans ses bras pour partager son extase dans une explosion de joie. Il voulait lui parler du halo autour d'elle, de cette lumière qui l'éclairait en permanence, même dans la pénombre de la salle la nuit dernière. Et de ce rêve de la veille, dont il ne savait plus bien s'il ne l'avait pas vécu, tous les deux, enlacés. De ce poids sur ses épaules qu'il portait depuis si longtemps et qui d'un coup s'était évaporé. Il voulait lui parler de deuxième chance aussi, qu'il n'en croyait pas ses yeux, parce justement il avait cessé de croire qu'il pourrait revivre de tels instants, qu'il pourrait ressentir le bonheur couler dans ses veines sans éprouver de la douleur, du chagrin et de la culpabilité, qu'il pourrait revivre sans se sentir coupable d'être en vie alors que Caro n'avait pas eu cette chance. Il voulait lui dire tout ce qui était passé dans sa tête depuis la veille, depuis qu'il l'avait vue sortir du VW quelques instants auparavant et depuis qu'elle se tenait devant lui, sac à doc sur son épaule et carte d'embarquement à la main, en le regardant avec ses yeux étonnés et son air très calme et pourtant énigmatique.

Il voulait lui déclarer tellement, qu'il eut chaud tout à coup, une bouffée de chaleur venue du plus profond de son être.

Qu'il interpréta comme un signe de son corps : il fallait se jeter à l'eau. La vie, dans toute sa cruauté, ne lui avait-elle pas appris qu'il ne fallait jamais remettre au lendemain, qu'il fallait faire et dire les choses comme si l'un des deux allait mourir à la fin de la journée ? Il lui dirait ce qu'il ressentait, en toute sincérité, et il la remercierait de lui avoir fait entrevoir le bout du tunnel. Alors, que risquait-il ? Il n'avait plus d'égo depuis bien longtemps, depuis la Turquie, le drame et toute la tragédie qui s'en était suivie.

Il ouvrit la bouche ... mais rien ne sortit. Ses mots se bousculèrent tellement qu'ils restèrent coincés quelque part entre la glotte et le palais.

Elle ressentit son désarroi. Elle se souvint de ce que lui avait raconté Péné à son propos : l'accident d'escalade, sa fiancé tuée, lui gravement blessé. Elle fit un pas vers lui, presque contre lui.

« Pour le rassurer, justifiera-t-elle plus tard.

- Pour en profiter, traduira Péné.

- N'importe quoi !

- Toi, tu rassures les beaux mecs en entrant dans leur cercle d'intimité et en leur caressant le visage ?

- Je ne l'ai pas caressé, je lui ai enlevé son masque.

- C'est exactement ce que je dis !

- Stop, Péné ! On veut la suite », s'exaspérera l'auditoire.

Gaëtane leva donc le masque de Don Juan. Elle voulait voir son visage. Peut-être y avait-il les réponses à ses questions ? Et puis aussi (Péné aura raison) parce qu'elle aimait son sourire fragile, discret, sincère. Mais surtout parce qu'elle se sentait elle-même avec lui. C'était une sensation étrange, d'autant plus qu'elle le connaissait si peu. Mais la veille au soir, quand ils avaient parlé longuement, d'escalade au début, de voyages ensuite, puis de sens de la vie, elle s'était enfin sentie comprise.

Et puis, elle venait de recevoir la réponse de Gwen à son énième message. Après ces vingt-quatre heures environ passés dans l'avion, elle avait enfin assimilé qu'ils étaient trop loin l'un de l'autre, trop loin en distance, mais aussi trop loin en effort à faire pour aller vers l'autre et trop loin dans leur façon de se comporter l'un envers l'autre. Elle avait compris qu'il l'aimait sûrement mais pas assez pour dépasser tout ça. Et elle ne voulait pas rester accrochée comme une moule à un rocher. Elle ne ferait pas la même erreur qu'avec Sté. Elle avait senti qu'il fallait le laisser aller, lui aussi. Et curieusement, lors de la longue étreinte de Don Juan, la veille soir, elle avait senti que c'était possible, qu'elle y arriverait, que ce n'était pas si grave finalement, que son Bel Amant du Pacifique resterait toujours bien au chaud dans son cœur. Et surtout qu'il n'y avait pas mort d'homme. Car oui, c'est cela qu'elle avait ressenti la veille au soir : l'essentiel, l'important, le grave, le précieux. D'avoir côtoyé la mort de l'être aimé, d'avoir échappé au fauteuil roulant à vie, lui avait appris à faire la part des choses, à ne pas se prendre la tête pour rien, et à ne jamais gaspiller son temps. Faire de sa vie un rêve, ou du moins la rendre belle, si possible à chaque instant. Vivre comme si c'était le dernier. Déguster le moment présent. Mais c'était plus que des paroles ou qu'une philosophie, elle avait ressenti comme une énergie nouvelle qui l'avait enveloppée pendant leur longue étreinte fraternelle (un brin éthylique) de la veille au soir, une énergie festive et joyeuse, qui l'avait également accompagnée dans ses voltiges aériennes.

Elle était donc happée par cet inconnu qui, juste avec une barre en bois, deux cordes et un tapis (et un baudrier pour sa sécurité, mais ça fait moins glamour de détailler les coulisses) avait remisé au second plan tous les moments merveilleux de ses quatre derniers mois. Sans pour autant les effacer, elle aurait le temps de les savourer, de les malaxer, de les digérer à tête reposée, mais là, tout de suite maintenant, il y avait ce beau métis devant elle, ses boucles châtains un peu folles qui encadraient un visage étonnement muet mais aux yeux dorés qui semblaient vouloir lui livrer un secret. Et il y avait aussi les vapeurs d'alcool de la veille, qui, combinées au décalage horaire, vrillaient ses neurones, altéraient sa réalité, inhibaient son contrôle. Non, elle n'était pas complètement perdue, juste une peu égarée. Et elle sentait que cet égarement pouvait mener à une autre voie, inexplorée, une voie qui l'attirait.

Elle s'approcha de lui et le pris dans ses bras. Une envie soudaine. Un besoin plutôt. La nécessité de retrouver la plénitude de l'accolade de la nuit passée. La chaleur. Le bien-être. L'évidence. Il la serra fort contre lui et laissa échapper un souffle de félicité. Elle fut parcourue de milliers de feux-follets multicolores. Il fut envahi par une lumière que certains penseront cosmique.

Ils étaient bien. Juste là où il fallait être.

- Merci, chuchota-t-elle, au bout d'un temps à la fois court et éternel.

- Non, c'est moi qui te remercie, répondit-il, dans un souffle.

Elle lâcha l'étreinte pour le regarder, étonnée.

- Pourquoi ? Je n'ai rien fait.

Il la regarda comme s'il voyait au-delà du visible. Comme s'il pouvait voir son âme.

Soudain, la voie posée et douce d'une hôtesse s'éleva d'un haut-parleur.

- Le vol XK 755 à destination de Figari est maintenant prêt pour l'embarquement en porte douze. The flight XK 755 to Figari is now ready for boarding. Please proceed to gate number twelve.

Ils réintégrèrent la réalité et cette réalité c'était cet aéroport : gris, bruyant, froid. Et c'était surtout son départ à elle. Inéluctable.

Un sursaut de pugnacité gagna Don Juan: c'était maintenant ou jamais. Dans la même fraction de seconde, comme si la partition avait été répétée des dizaines de fois, Gaëtane se lança.

- Je voulais te dire ...               /              - Il fallait que ...

Ils stoppèrent net leur entrelacs sonore.

- Vas-y.

- Non, je t'en prie, toi en premier !

Ils esquissèrent un sourire, d'abord retenu puis plus engageant, quoique teinté d'un peu d'appréhension.

Quand j'y repense, c'est sûrement la meilleure chose à faire, plutôt que de tenter une déclaration creuse, malhabile ou pompeuse : laisser parler le langage des vibrations et de l'énergie, celui de l'amour.

Elle croisa le regard doré qui illuminait le doux visage de Timo. Des milliers de particules électriques se connectèrent. Elle posa sa main sur les boucles châtains qui descendaient vers ses épaules. Il attrapa cette main, ce qui produisit un autre pont énergétique, intense, merveilleux, extatique. Poussé par une force qui venait du plus profond de son être, de ses gênes et de son âme, il fit une chose qu'il ne croyait plus être en mesure de faire : il approcha délicatement son visage du sien.

On dit que le baiser est l'acte amoureux le plus difficile à simuler, que seul l'amour véritable transcende ce contact des lèvres, des langues et de la salive en une danse en apesanteur, en un festival de couleurs et de musiques, en une union plus que sacrée, un instant éphémère qui deviendra éternel. Leur baiser fut de ceux-ci. Doux, intense, beau, majestueux, sensationnel (aux deux sens du terme). Tellement magique, qu'il se dit que le temps autour d'eux s'était arrêté, qu'Astou, qui avait sauté du VW et couru après Timo pour lui amener un masque, resta baba devant leur Don Juan qui semblait enfin sauvé, que les agents de sécurité relevaient la tête sur ce couple en affichant un air béat, que les personnels de l'aéroport juchés sur leurs gyropodes ou manœuvrant des trains de chariots ralentissaient pour profiter de cette aura enchanteresse, que même les passagers pressés arrêtaient leur course pour voler un peu de cette amour qui éclaboussait alentour et que les touristes se félicitaient d'avoir choisi Paris comme destination, c'était bien la ville des amoureux.

Gaëtane attendait Zorro, un grand brun fringuant sur son étalon noir, un justicier sans peur. Et certes, en tant que lecteurs, vous auriez sûrement préféré, pour une bonne romance bien équilibrée et calibrée, et aussi parce que vous vous y étiez quand même un peu attachés, voir réapparaître celui que vous connaissiez, que vous avez découvert puis vu évoluer au fil des pages, son Bel Amant du Pacifique qui soudain, se rendant compte de sa stupidité, aurait sauté dans un avion, survolé les océans et, sortant de l'aéroport pile au moment où Gaëtane y entrait, l'aurait percutée avant de lui déclarer sa flamme sur fond de musique pop-rock pleine de vitalité. Mais tous autant que vous êtes, y compris Gaëtane, vous deviez bien vous douter que la vie aime les pirouettes. Plutôt que le final d'une romance hollywoodienne, la vie lui offrit un Prince Charmant Débutant, un joli minois cassé par la tragédie, un rescapé comme elle, non soyons honnête, beaucoup plus amoché qu'elle, un égaré de la vie qui effectuait son « stage reborn » dans un cirque de branquignoles, un Prince Charmant Clopinant qui volait dans les airs et faisait vibrer l'air autour.

Alors comment sait-on que c'est le bon ? Qu'il ne va pas se transformer en homme violent, en pervers, en mollasson, en infidèle ou en vieux célibataire exigeant et rigide ?

Personne ne peut le prédire.

Personne, à part l'auteur qui imagine la suite de cette histoire.

Et la suite, c'est Astou, tellement heureuse pour ses deux amis, qui émit un grand cri de joie sorti des tréfonds de ses origines africaines.

La vibration fit imperceptiblement trembler le sol du hall de l'aérogare, ce qui fit tressaillir les plaques de métal profondément vissées dans la jambe de Don Juan. Il releva la tête. Encore enivrés de belles ondes positives, bercés par le brouhaha du monde extérieur, ils se souriaient. Car ils savaient : si c'était la bonne personne, ils se reverraient. Et puis, ils avaient confiance maintenant, tellement confiance en cette vie qui semblait vouloir transformer leurs naufrages en arc-en-ciel.

Ils ne se dirent rien. Que pouvaient-ils dire de plus ?

Ils échangèrent un regard qui dura une fraction d'éternité puis laissèrent la réalité revenir sur le devant de la scène : les chariots recommencèrent à rouler, les gens à parler, les passagers pressés à courir, les tapis à bagages à tourner, les agents de sécurité à contrôler, les avions à décoller et même les oiseaux à voler sous le plafond de l'aérogare. Timo et Astou embrassèrent une dernière fois Gaëtane qui pénétra dans le sas de sécurité.

Fin du chapitre parisien.


« - Euh franchement, le coup de la moule sur son rocher, c'est limite ! J'ai rien dit, parce que les autres m'auraient encore demandé de me taire, mais c'est pas très féministement correct ça !

- Bon Péné, tu la fermes avec tes histoires de Miss Moule ! »

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