29. CARNET DE GAËTANE - 3 février 2021
Je me réveille ce matin avec un sentiment de solitude, l'impression d'être revenue à la case départ. En mieux, parce que j'ai vécu des choses extraordinaires, en clair, j'ai vécu. Mais quand même, je me retrouve seule.
Tout ça parce qu'hier soir, il ne m'a pas rappelée. Il a juste décroché et dit avec cette voix que je n'aime pas qu'il rappellerait parce qu'il était de vaisselle, puis une demi-heure plus tard, il m'a envoyé un message laconique stipulant qu'il était trop fatigué. Deux semaines sans nouvelles de lui et il ne prend pas de temps pour moi ! Mais je suis quoi, moi, pour lui ?
Pour être honnête, au fond de moi, je le savais. Je savais que ces deux semaines d'inventaire de tortues risqueraient d'être un gouffre entre nous. Parce qu'il aurait vécu des anecdotes sans moi. Et puis, ses nouveaux amis sont encore avec lui. Comment lui en vouloir de préférer le moment présent à l'éloignement, même tout relatif d'une centaine de kilomètres ? Comment ce sera quand on sera à 16 319 km l'un de l'autre ?
Des larmes ont coulé en m'endormant et je me réveille dans la lueur du jour, pas beaucoup mieux. Machinalement, en allant aux toilettes pour évacuer le stress qui s'est accumulé dans mes intestins, j'enlève le mode avion de mon téléphone. Histoire d'avoir des news des potes en France.
Au lieu de ça, je trouve une réponse de Gwen. Je me prends au jeu et lui renvoie un message. Nous échangeons des banalités. Et quand il me demande comment je vais, je lui réponds :
Bien en apparence. Après au fond de moi, je me sens un peu seule.
GWEN
Ah bon. En manque d'amour ?
MOI
Ouais
GWEN
Que quelqu'un te serre dans ses bras et te fasse des bisous et des câlins ou juste avoir un compagnon, wouaff, wouaff
Dessin de chiens qui dansent : il s'amuse bien le gars avec ses allusions à Réglisse, mais il s'en fiche de ma mélancolie ? Il faut tout lui expliquer ?
MOI
D'exister pour quelqu'un
GWEN
Ok
MOI
Que quelqu'un m'attende quelque part.
GWEN
Hummmhummm. Même sur une île paumée ?
MOI
Oui.
GWEN
Humm sympa.
Ca veut dire quoi, sympa ? Je n'en peux plus, les larmes déferlent dans des spasmes. Je ne sais même pas pourquoi. Parce que je ne sais pas ce qu'il ressent pour moi ? Parce que j'ai peur d'être juste une fille de passage ? Je voudrais tellement plus, mais je le comprends tellement. Je comprends son blindage. Pour le cas où je ne veuille pas rester sur son île. Il a dû tellement en voir passer des nanas avec qui il aurait voulu construire une histoire. Mais c'est plus fort que moi, il me faut une réponse. Au moins pour calmer cette crise d'angoisse qui monte.
MOI
Je suis quoi pour toi ?
J'hésite à appuyer sur la touche envoyer. Un sanglot plus fort que les autres vient me surprendre. Il me faut une réponse.
J'envoie.
Il ne tarde pas à me répondre :
Quelqu'un qui me plaît énormément.
Mes larmes fusent. Explosion atomique.
Et il complète cette déclaration avec une liste de ses défauts. Que je minimise. Puis, sans transition, il me parle de grimpeurs (des connaissances à lui ?) qui partent à Makatea, une île pas trop loin de chez lui, et qui auraient potentiellement une place de libre pour moi dans leur périple. Périple parce qu'il y a une vingtaine d'heures de bateau quand même depuis Tahiti, et pas d'aéroport pour rejoindre ce confetti perdu au milieu de l'océan. Mais un confetti magnifique d'après ce qu'il m'a déjà décrit, un atoll immergé, un grand plateau surplombant la mer. L''île où il voudrait d'ailleurs s'installer, construire une maison au-dessus de la falaise pour dominer la mer et le coucher de soleil.
GWEN
Tu verras que chez moi, on peut aussi faire de l'escalade. C'est pas ça qui te manquait ?
C'est sympa qu'il pense à la suite de mon voyage, d'autant que j'avais déjà repéré la grimpe à Makatea avant de partir, ça avait l'air alléchant, mais vu la complexité pour atteindre l'île et l'absence de compagnon de cordée, je n'avais même pas mis les chaussons d'escalade dans mes bagages. Or ce que me propose Gwen, c'est du clé en main, du tout organisé, servi sur un plateau : je n'ai qu'à contacter le gars en question et zou, l'affaire est dans le sac : départ dans deux jours, pour un tarif qui serait apparemment complètement abordable. Mais ça ne fait pas passer ma crise de larmes pour autant. Entre deux sanglots, je tape sur l'écran de mon téléphone :
J'ai envie que tu me serres dans tes bras pour que j'arrête cette crise d'angoisse qui me prend parfois. Comme là.
GWEN
Il va falloir que tu tiennes encore quelques jours alors.
MOI
Je sais pas.
GWEN
Quoi, tu ne veux pas venir me voir ?
MOI
Tu voudrais ?
GWEN
Je pensais que tu serais déjà chez moi quand je suis rentré hier, mais ça c'était dans mes rêves.
Mon cœur se serre.
MOI
Tu vois, tu arrives à dire ce que tu ressens. Tarabiscoté, mais tu le dis quand même. C'est pas si compliqué.
J'ajoute :
J'ai terriblement envie de revenir. Pour toi. Pas pour ton île. Mais j'ai peur. Peur de la suite.
Nos messages se croisent. Il me répond :
Non, je tiens à ce que tu saches ce que tu veux au fond de toi.
C'est vrai, ça : je l'aime ou j'aime seulement le fait qu'il m'aime ? Ou du moins, que je ne serais pas qu'une fille de passage. Je veux en être sûre.
MOI
Et toi, tu veux quoi au fond de toi ?
GWEN
De l'amour aussi. C'est ce qui manque à ma vie.
Je savoure cette réponse, quand la suivante soulève mon cœur :
Tu me plais beaucoup.
Les larmes coulent. Impossible de répondre.
GWEN
Mais je n'ai pas envie de t'enfermer dans ma petite vie. Dans mon île perdue. Que tu te sentes à l'étroit.
MOI
Y'a peut-être une autre voie. Je ne sais pas comment, mais on doit pouvoir trouver.
GWEN
Une voie d'escalade ? Makatea ?
Ca y est, il fuit encore dans l'humour. Dix minutes sérieuses, c'était trop pour lui. Je veux que ça continue :
MOI
Qu'est-ce qui te plaît chez moi ?
Il prend un instant et pour toute réponse, j'obtiens :
Je file un instant chercher du pain.
MOI
Romantique !
Et silence radio de toute la journée : sûrement parti inventorier des tortues ! Ca se fait, ça ?
Makatea. L'idée me trotte dans la tête. L'île aux cent voies d'escalade. Sûrement la seule île où l'on peut grimper en Polynésie. Des falaises au bord de la mer. Des photos magnifiques sur internet. Très peu de touristes, compliqué pour y aller. Ne tenant plus, je contacte celui avec qui je m'y rendrais : un trip entre frères d'une quinzaine de jours, avec peut-être une possibilité d'hébergement et prêt du matériel d'escalade, un catamaran charterisé pour y aller, se débrouiller ensuite pour rentrer avec les éventuels voiliers qui voguent dans le coin. Les mecs, des connaissances de connaissances de Gwen, sont assez ouverts pour que je m'incruste avec eux et prêts à grimper à trois. Ca permettra à l'un des deux, photographe, de faire des photos de son frère sur le rocher.
Ca fuse dans ma tête : grimper à Makatea ou accompagner Simone et Rambo à Rangiroa à la fin de la semaine ? Mon cœur et mon envie de bouger penchent pour la première solution, mais j'ai promis à Simone une vadrouille sur les motus ce week-end et une plongée ensemble lundi. Seulement, attendre avant de revoir le beau sourire de mon amant du Pacifique, n'est-ce pas une torture ?
Comme d'habitude je suis perdue. Impossible de choisir entre deux merveilleuses perspectives, entre l'aventure avec des inconnus ou du temps en plus avec mon amoureux (?) et mes amis. Alors comme d'habitude j'évalue les deux possibilités, je réponds au comment avant de répondre au quoi.
Et quand enfin, ce soir, je vois le visage de Gwen derrière l'écran, je suis toujours indécise.
- Mais pourquoi tu hésites ? Une opportunité comme celle-là, ça ne se refuse pas. Toi qui te languissais de grimper, profite ! Et tu verras, Makatea, c'est beau. Et si tu as besoin, je connais des gens. Tu dis que tu es la femme de Gwen. [Il se ravise] Ou sa sœur. Ou sa cousine.
- Tu préfères quoi ?
- Pour une sœur, on aurait des drôles de mœurs !
Il continue à préparer la sauce du tartare de thon qu'il va amener pour le pique-nique pour l'inventaire des tortues qui continue encore ce soir. Je l'observe. Je n'ai rien à dire. Je suis juste bien avec lui.
Même si c'est derrière un écran.
Finalement je raccroche, rassurée de ne pas m'être sentie indifférente. Oui, de toute évidence, ce mec me plaît.
Bon, c'est pas le tout, mais j'ai complètement oublié que moi aussi j'avais acheté du thon rouge. Il est temps de préparer le repas pour Rambo et Simone.
Évidemment, le repas tourne à la séance de psy. Je leur parle de Makatea, de mon envie d'y aller, mais du dilemme. Ils m'écoutent sagement quand j'argumente qu'en plus, je sens que Gwen serait fier de moi si j'y allais, parce que je serais sortie de ma zone de confort. Mais je vois que Rambo commence à bouillir.
- Tu es là pour grimper ou pour te trouver ?
Simone renchérit :
- Qu'est-ce qui est le plus important pour toi ? Je pense que c'est la question qu'il faut que tu te poses. Grimper ou savoir si tu l'aimes ?
Je me prends une gentille claque dans la figure. D'un coup, la jolie carte postale de Makatea et ses falaises m'apparaissent si futiles. Évidemment que ce n'est pas le plus important.
- C'est vrai que grimper au-dessus de la mer, je peux le faire quand je veux. Il suffit que je décide d'aller passer une semaine en Sardaigne, c'est pas loin de la maison ...
- Mais tu n'as rien compris ! s'énerve Rambo. Je ne te parle pas d'escalade ! Je ne te parle pas de ne pas aller là ou là, il ne s'agit pas de décider en négatif mais en positif ! Vivre en PO-SI-TIF ! Et là, le positif, c'est lui, non ? Savoir s'il te plaît vraiment. Ta vie, quoi ! Pas une falaise !
- Moi je pense que la priorité dans la vie, c'est l'amour, les amis, la famille, ajoute Simone. Après, où tu te trouves, ce que tu fais, c'est secondaire. C'est juste pas facile de s'en rendre compte, ajoute-t-elle en me posant une main amicale sur la mienne.
Je sèche une petite larme qui vient d'apparaître, comme à chaque fois qu'on parle de ma vie.
- En fin de compte, tu n'es pas complètement perdue, juste un peu égarée ! me taquine Simone, en nous resservant un verre.
Je dois avouer qu'elle n'a pas tout à fait tort.
- Simone, demande un Rambo assez exaspéré, tu crois qu'elle vient avec nous chez Gwen ? On a été assez convaincants ?
Simone me regarde, de ses grands yeux verts foncés. J'inspire un grand coup, pour y voir plus clair dans le fouillis de ma tête.
- Comme c'est le dernier qui a parlé qui a raison avec moi, je laisse tomber Makatea.
- Tu n'es pas ...
- Non, vous avez raison. C'est Gwen que je veux. Je vais même partir dès vendredi. Et lui faire la surprise.
- Tu vas faire comment pour aller chez lui, de l'aéroport ?
- En stop. Ca c'est vraiment pas le plus difficile.
Je me couche sereine. Fière de moi. En me disant que c'est peut-être le plus beau cadeau que je peux lui faire, à Gwen : renoncer à aller grimper sur une île magnifique pour venir le retrouver. Digne des plus beaux films d'amour.
4 février 2021
Oh mon putain de petit vélo qui tourne dans ma tête ! Et mes tripes qui se font tout un film et qui veulent m'imposer leur loi !
Je me réveille au premier chant d'un coq, le soleil n'a même pas pris la peine d'ouvrir un œil. Le ventre noué. Je referme les yeux et sombre dans un demi-sommeil. J'y vois clairement Gwen lorsque je lui ferai la surprise en arrivant chez lui. Je le vois incrédule, me répétant : « mais pourquoi tu n'es pas allée à Makatea ? Pourquoi tu as laissé passer une chance comme celle-ci ? Je ne te comprends pas ! » Je le vois déçu et j'en ai les larmes aux yeux, là, dans mon lit. Je serre l'oreiller. Je me vois courir hors de chez lui, traverser le petit bras de mer et arriver jusqu'au platier, devant l'océan qui se fracasse dans un tambour de vagues. Je vois l'océan qui m'attire. Il aura beau venir me chercher, il y aura toujours cette déception dans son regard. Alors je me remémore notre échange de messages d'hier, son insistance pour que j'aille à Makatea. Et la petite blague qu'il m'a sortie, lorsque j'ai parlé d'une autre solution pour nous deux, d'un autre endroit, d'une autre voie. Et si ce n'était pas une blague ? Et si au fond de lui, il pensait vraiment que Makatea me plairait au point que j'accepte d'y poser mes valises pour un nouveau départ ensemble, moi qui me sens à l'étroit sur son atoll des Tuamotu ?
Dès lors, aller à Makatea, n'est pas uniquement une histoire d'escalade, ce n'est pas uniquement du plaisir personnel et immédiat. C'est aussi répondre à la question de Simone, savoir ce qui est le plus important pour moi. Aller à Makatea et pas le retrouver dès demain à Rangiroa, c'est le choisir lui. C'est aller vérifier une des possibilités qu'il pourrait nous offrir. Aller vérifier plutôt que d'en entendre parler.
Mon cœur bat toujours, mais je me sens rassurée. Le petit vélo s'est arrêté (enfin pour un moment).
Maintenant, il va falloir l'expliquer à Simone et Rambo.
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