24. Réflexions du bout du monde
Elle avait trouvé auprès de Sonia ce dont elle avait besoin : du temps et de l'espace pour laisser décanter tout ce qui lui était arrivé ces derniers mois. Et une présence, même par intermittence.
Sonia lui avait ouvert les portes de sa maison colorée faite de tôle et de contreplaqué qui bordait une petite plage de sable blanc magnifique, à deux pas du site de plongé réputé pour sa profusion de requins. Le bon plan de Péné et Astou s'était avéré paradisiaque.
Sonia et Gaëtane partageaient le repas de midi et du soir sur la nappe en plastique kitsch qui était apparemment le must de la déco polynésienne, et, parfois, son hôte profitait d'une pause dans son travail à l'hôtel d'à côté pour revenir discuter autour d'un thé, d'une crêpe ou d'un canistrelli que Gaëtane confectionnait en remplaçant tous les ingrédients manquants (et il y en avait, les courses dans les magasins de Rotoava l'ayant laissée presque totalement bredouille) par de la coco.
Ce qui me permet de louer, à ce point de l'histoire, les vertus de cette plante miraculeuse et de remercier les premiers colons en provenance d'Asie d'avoir pensé à en prendre dans leurs pirogues lors de leurs premières traversées du Pacifique, tellement il est vrai que tout est bon dans la coco et qu'à la différence du cochon, on en a toujours une sous la main. Et accessoirement, c'est moins gore quand on la découpe.
Le rendu de ces pâtisseries du bout du monde était étonnant et approximatif, mais elles régalaient leurs papilles et sucraient subtilement leurs discussions. Mieux que de vieilles amies anglaises dans leur cottage at tea time, Sonia et Gaëtane se posaient à l'ombre du grand arbre, sur les chaises en plastique de couleur vive, au pied des bleus azurs de la mer transparente, observant d'un œil les petits requins et les grands Napoléon qui osaient s'aventurer près du bord, et parlaient de leurs peines de cœur.
Parfois, elles partaient pêcher dans le chenal de la passe, un fil et un hameçon de fortune qui donnaient du fil à retordre à Gaëtane, qui voyait son amie attraper poissons sur poissons, alors qu'elle réussissait péniblement à en sortir un de cette eau qui devenait de plus en plus noire à mesure que le soleil s'échappait au delà du lagon et paraît les derniers nuages de ses couleurs chatoyantes.
D'autres fois, elles partaient sur les motus d'à côté, toujours avec le petit bateau à moteur poussif de l'oncle de Sonia, et foulaient les sables rosés, avec le plaisir ébahi des premières fois, avant de s'aventurer à la recherche de noix de coco germées, dans la petite forêt de derrière, dont l'entrelacement des lianes, des fougères tropicales et des grandes feuilles coupantes était suffisamment dense pour rebuter le touriste en claquettes.
Et pendant que Sonia travaillait ou faisait la sieste, Gaëtane plongeait au milieu des requins gris, nageait dans l'eau claire autour des Napoléons et des petits pointes noires curieux mais peureux, se baladait sur cette petite île, dans les dédales du village presque entièrement abandonné où la chaleur du soleil rivalisait avec le bruit des vagues sur le récif, ou réfléchissait à sa condition, installée dans son hamac qui ne la quittait plus.
Coupée du monde en l'absence de réseau téléphonique, c'est là que Gaëtane se rendit compte de plusieurs vérités, auxquelles je peux ajouter dès à présent la maxime favorite de notre vieille tante acariâtre (qui apparaît finalement comme une source inépuisable de citations) « elle comprend vite, mais il faut lui expliquer longtemps » :
• la première, c'est qu'elle n'avait pas à se sentir responsable de l'échec de sa liaison avec Stéphane. En refusant le dialogue, c'est lui qui avait faussé le jeu. Et en mentant, c'est lui qui avait pipé les dés (il lui avait fallu un bon mois pour qu'elle accepte enfin les paroles de Rambo et Simone) ;
• La seconde, c'est que sa rencontre avec Gwen lui avait prouvé qu'elle pourrait de nouveau être aimée (ce que je le lui avais dit trois mois auparavant)
• la troisième, c'est qu'il ne fallait pas qu'elle se mette la pression avec lui : elle se rendait bien compte que leur relation était parfois trop douloureuse (les paroles de Péné semblaient plus efficaces que les miennes) ;
• la quatrième, c'est que la vie de couple était quand même sacrément difficile et qu'il y avait aussi du positif à être célibataire (pour peu qu'on soit dans un bel endroit, accompagnée par exemple d'une Polynésienne au grand sourire et au grand cœur et d'un hamac avec moustiquaire) ;
• la cinquième, c'est que la vie lui offrait justement de belles rencontres. Il fallait juste vouloir ouvrir les yeux et son cœur. Et arrêter de se crisper et de vouloir anticiper. Respirer et sourire était ce qui lui allait le mieux finalement (Léa était enfin entendue après plus de deux mois) ;
• la sixième concernait son travail. Avait-elle vraiment envie de devenir institutrice ? Maintenant, elle en doutait. Ce qu'elle aimait par dessus tout, c'était les rencontres, la nouveauté, les gens et les paysages. Le voyage remplissait toutes ces conditions et bien plus. Exit donc la salle de classe, les tables de multiplications et les accords du participe passé avec le COD sous les braillements des marmots (braillements légitimes en ce qui concerne le COD, surtout avec les verbes réfléchis). Il fallait qu'elle pense différemment à son avenir professionnel (si toutefois, elle voulait y penser, cf le point précédent) ;
• La septième concernait les signes. Quelle signification fallait-il en tirer ? Peut-être simplement qu'elle était au bon endroit, là, bercée par la brise tiède et le léger ressac de l'eau, attendant tranquillement le rire de sa nouvelle amie à l'ombre d'un arbre, suspendue dans son rectangle de toile, entre le ciel et la terre, tout au bout de cet atoll magnifique, savourant le souvenir de sa plongée matinale au milieu d'un banc de requins gris allant et venant au dessus d'un corail bleu-vert en forme de roses amorçant le tombant vers le bleu profond de l'océan.
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