23. Une question de choix

Gaëtane réfléchissait. Pesait le pour et le contre. Ce qui n'était pas pour déplaire à Réglisse, qui en profitait pour se jeter dans l'eau, lors de leurs grandes promenades sur la plage.

Parce qu'évidemment ce n'était pas évident. Instit, oui, elle y pensait, elle se voyait bien même, depuis quelques temps, dans ce rôle d'éducateur, de transmetteur de savoir et de valeurs qui manquaient à pas mal d'adultes dans notre société individualiste et égoïste, elle réfléchissait déjà à comment glisser, entre les maths et le français, des débats, du respect, de la tolérance et de la coopération, à comment faire sortir les élèves de la classe, leur faire découvrir la beauté de la nature et sa nécessaire préservation. Qu'ils arrêtent de consommer du plastique qui finissait inexorablement dans l'estomac des tortues. Les tortues qui justement devaient pulluler en Polynésie ...

Mais il y avait un hic, ce poste n'était pas vacant pour rien : des parents d'élèves réputés faire la pluie et le beau temps, mais surtout des orages et des gros conflits. Une planche pourrie dont Gaëtane aurait pu être à la hauteur en temps normal, car relever les défis ne lui avait jamais fait peur. Et ce n'était pas non plus l'organisation du triple niveau qui l'inquiétait. C'était plutôt son état à elle : comment expliquer à un parent le bien-fondé de la note mise à son enfant sans fondre en larme ? Comment même imposer des exercices à des élèves récalcitrants sans trembler ni avoir la gorge serrée ? Comment être cette maîtresse géniale qui restera gravée, toute leur vie, dans le souvenir de ses élèves, si elle n'arrive même pas elle-même à se considérer ne serait-ce que valable ?

Une opportunité comme celle-ci ne se reproduirait plus jamais dans sa vie, ça elle le savait. Pour autant, en était-elle affligée ? Étonnamment, non. Je peux même affirmer (quoique je n'en ai jamais eu la certitude) que depuis quelques jours, pour être précise, depuis qu'elle avait eu Gwen au téléphone, la chape de plomb avait déserté ses épaules et la brume s'était évaporée de son cerveau.

Pourtant Gwen n'avait pas enjolivé sa proposition. Gaëtane (si elle prenait l'option B, l'option maillot/Patachon/cocotier) ne viendrait pas pour glander, ce dont elle n'avait absolument aucune envie d'ailleurs. Le programme, c'était : l'aider dans sa pension et ramasser des fleurs de tiaré. C'était la saison et il avait une grosse commande à honorer pour fournir la filière monoï. (Elle se rendit compte à cette occasion que la fleur flétrie au milieu du flacon de cette huile estivale, qui d'ailleurs se figeait dès qu'il fallait se vêtir d'une petite laine, n'était autre qu'une fleur de tiaré, ce qui je l'accorde n'est pas d'une évidence absolue, pour qui a déjà vu cette magnifique fleur d'un blanc immaculé et surtout senti son parfum incomparable).

- Tu arrives quand ?

- Je sais pas.

- J'ai un couple qui est là jusqu'à Noël, il y a des italiens qui doivent repasser pour le jour de l'an, et aussi sûrement une nana en janvier. Plus tous ceux qui viennent à la dernière minute. Tu verras, c'est sympa chez moi et il y a toujours plein de gens. Tu aimes la mer ? Je t'envoie une photo du jardin. Ah et tu peux me prendre une bouteille de champagne au duty free ? Je te rembourserai. C'est pour Chloé, elle veut arroser dignement son anniversaire.

- Ben ... euh ...

Il était enthousiaste et son énergie lui plaisait. Elle se sentait investie d'un second souffle qui lui redonnait des ailes. Ou du moins, la remettait un peu sur pieds. Se remettre dans l'action et mettre de la distance entre Sté et elle, c'était sûrement la meilleure chose à faire. Et elle se sentait attendue, dans une maison au bord de la mer, où ça sentait bon l'apéro, les rires et la bonne énergie.

Et franchement, les voyages, ça avait toujours été son truc.

Mais il y avait toujours ces questions qui trottaient dans sa tête, alors qu'elle arrivait au bout de la plage et que Réglisse réclamait qu'elle lui lance le morceau de bois qu'il avait sélectionné exprès pour elle : serait-elle à la hauteur de cette main tendue ? Ne traînerait-elle pas sa dépression au bout du monde ? Ne se lasserait elle pas de ce bout de terre plate, cet atoll de quelques kilomètres de long sur une centaine de mètres de large ? A peine 4 rangées de maisons sur la photo aérienne qu'elle n'avait cessé de consulter sur internet, comme si elle pouvait y déceler la réponse à sa question : était-ce bien le bon choix ?

Elle essayait de se convaincre, tout essayant de rationaliser : Stéphane et elle, c'était fini, elle le sentait bien, ce n'était plus comme avant et elle n'avait plus la force d'essayer de le retenir. Il fallait se rendre à l'évidence. Ou elle allait devenir folle. Il fallait le lâcher, lui rendre sa liberté en quelque sorte.

Lâcher, tout lâcher, c'était peut-être ce qu'elle s'apprêtait à faire, car au fond, qu'est-ce qui la retenait en Corse ? Son boulot qu'elle avait de plus en plus de mal à apprécier ? Son chien qu'elle commençait à peine à connaître ? Ses amis ? Ses activités, la mer, la montagne et la beauté des paysages dont elle ne se lassait toujours pas ? Mais elle partirait pour un petit paradis, alors pourquoi toute cette anxiété ?

- Et alors, si tu dois rester là-bas, ben reste ! Lui dit Léa, qui l'avait rejoint sur la plage, accompagnée de Pirouette, qui portait à merveille son nom.

- Mais je ne peux pas tout quitter !

- Pourquoi ?

- Parce que : toi, parce que ... tout ! Dit-elle en désignant la mer, la montagne au loin et Réglisse qui esquivait Pirouette en sautant dans l'eau.

- T'inquiète ma belle, je serais toujours là. Et tu me l'as dit des milliers de fois que le monde était petit, alors on pourra toujours se revoir. Pareil pour tes autres potes. Mais toi, tu dois penser à ta vie. Vivre ! Arrête de te torturer le cerveau, laisse faire la vie, suis ton destin, pars ! Et tu verras, quand ce sera le moment, tu sauras si tu veux revenir ou pas. Ne te prends pas la tête. Laisse toi aller.

Oui ses tripes lui disaient de partir, mais elle n'arrivait pas à se laisser aller. Avait-elle peur de perdre les pédales ? Ou de ne plus rien contrôler ? En ces temps de contrôles permanents, pourquoi devrait-elle en rajouter une couche ? C'est que dans la famille, on avait été élevé musique classique et pas jazz, lit bordé et pas couette en pagaille, cinéma et pas théâtre d'impro. Pourtant, il était temps d'improviser. Et la meilleure chose à faire, c'était de prendre un billet d'avion en aller simple. Le retour se verrait en temps utiles. Même si pour se rassurer, elle me dit qu'elle pourrait prendre son temps pour revenir, s'arrêter voir des vieux amis en Nouvelle-Calédonie ou aller se promener dans les parcs de l'ouest américains. Si les frontières se rouvraient.

Mais la condition qu'elle éludait était plutôt : si elle revenait.

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