23. CARNET DE GAËTANE -17 janvier 2021

J'ai eu le cœur gros en quittant le joli village fleuri de Rotoava, avec ses grands arbres à pain et les bleus clairs du lagon qui défilaient devant moi, depuis la benne du 4X4 qui m'amenait à la passe sud de Fakarava. Le petit bateau a ensuite eu beau filer, moteurs à fond, le long du grand motu principal, avec ses cocotiers balayés par le vent, ses voiliers ancrés au mouillage du milieu, avant de traverser l'immensité de la mer intérieure de ce lagon, j'étais toujours triste. Ou mélancolique. Ou les deux. A l'horizon, les nuages roses du couchant dessinaient un éléphant, un Père Noël, un dragon et un couple qui s'embrassait.

Comme nous.

Comme le dernier baiser que m'a offert Gwen, mon bel amant du Pacifique. Avant de me lancer, dans un grand sourire, le même sourire qui m'a fait craquer, celui qui adoucit son visage, fait pétiller ses yeux et briller ses plombs au fond de sa bouche : « Passe le bonjour aux requins ».

Pour lui, ce n'était qu'une blague parmi d'autres. Pour moi, c'était un signe, encore un signe. Un signe encore en lien avec ce roman initiatique et complètement fictif, achevé il y a quelques mois par ma sœur. Sauf qu'il y était question de baleines quand l'héroïne quitte sa vie toute tracée et son mec, pour foncer dans l'inconnu, pas de requins. Mais la même phrase, au même moment du départ.

Ou presque. Là je ne quitte pas un homme dont j'ai fait le tour, mais un bel amant qui m'a redonné le goût de vivre et d'aimer. Un bel amant dont l'incompatibilité de caractère et les attaches sur une île où je me sens à l'étroit auraient raison de notre idylle. Un bel amant avec qui je ne pourrais pas vivre.

Même si mon cœur pleure notre séparation.

Mon bel amant du Pacifique.

Et ce roman, dont sans le vouloir, je suis les traces. Peut-on écrire un roman prémonitoire ?

Et qu'est-ce que la prémonition ?

On nous a toujours dit que le temps est linéaire, une longue ligne qui continue inexorablement du passé vers le futur. Mais à y regarder de plus près, à une échelle plus fine, est-ce toujours aussi linéaire ? Si l'on regardait le temps avec une loupe, verrait-on toujours une ligne ou bien des tourbillons, des boucles, des spirales qui se décalent toujours un peu, de sorte qu'en se reculant, en lâchant la loupe et en regardant à l'œil nu, l'illusion d'une ligne est parfaite. Comme pour les écosystèmes qui n'évoluent jamais d'un coup, mais par petites touches, la forêt s'installe, grandit, vieillit, meurt, la chute des arbres créée une clairière qui se fait recoloniser, toujours au même endroit, par la forêt, qui grandit, vieillit, meurt, la clairière se rétrécit, le sous-bois se modifie, les premières espèces ayant préparé le sol, apporté de l'ombre et de l'humidité pour que d'autres espèces puissent s'installer, et toujours ce cycle des jeunes poussent d'arbres qui grandissent, vieillissent, meurent et tombent, toujours le passage par la petite clairière qui devient au bout d'un moment toute riquiqui et petit à petit, au bout de plusieurs décennies, sans vraiment qu'on s'en rende compte, le paysage a été complètement modifié : à la place du maquis ou de la friche, se déploie une grande et belle forêt composée de plusieurs essences d'arbres et d'arbustes, des fougères, des mousses, des lianes peut-être, et quantité d'oiseaux, de reptiles, d'insectes et de mammifères.

Et si nous aussi, nous évoluions en boucles ou en spirales ? Et si nous entrapercevions des touches de ce que nous deviendrons un jour avant de revenir à notre condition présente ? Et si les rêves prémonitoires et les flashs de nous voyions si subrepticement étaient des boucles de spirales temporelles ?

Sa maison, celle que qu'il a construite de ses mains avant que sa sorcière d'ex-femme ne se l'accapare en jouant sur les bassesses de la loi française, cette maison dont il m'a montré les plans et les photos il y a quelques jours, je ne lui ai pas dit, mais je l'ai déjà vue il y a plusieurs années en rêve : une grande maison en bois, sans couloir, les chambres en arrière et au fond à droite, la salle de bain/WC, la cuisine à gauche, la salle devant avec une grosse malle le long du mur jaune, cette maison ouverte sur une grande terrasse bordant le lagon partiellement camouflé par des arbres, je l'ai vue délabrée dans plusieurs de mes rêves, avec les brasseurs d'air un peu poussifs dans la moiteur de midi, les toiles d'araignée, la peinture écaillée et le plancher de la terrasse trouée. Pourquoi et comment ai-je pu la voir avant de connaître Gwen ?

Et nos baisers, je les ai entrevus tellement de fois en fermant les yeux avant même de le rencontrer, la douceur de ses lèvres sur les miennes et le picotement de sa barbe naissante sur ma peau.

Ces références au roman de ma sœur un peu partout depuis que cette histoire a commencé, depuis le mari qui part avec la bonne copine, jusqu'à la marque de sa chemise du nom de l'amoureux de l'héroïne. Pour finir avec ce dialogue qu'il cite, alors qu'il n'a jamais lu le roman ?

Et maintenant cette photo de Papu, feu le chien préféré de Sonia, chez qui je loge sur cette plage paradisiaque de la passe sud de Fakarava, et qui ressemble comme deux gouttes d'eau, que dis-je à la perfection, à Réglisse ?

Et que dire de ces assiettes noires avec des dessins argentés, exactement les mêmes que celles que j'ai à la maison, des assiettes que je n'ai vues nulle part ailleurs, et qui, surtout , détonnent, toutes les six impeccables, avec la pile d'assiettes dépareillées et moitié fendues, sur l'étagère bringuebalante en contreplaqué pourri par l'humidité de cette cuisine de bric et de broc du bout du monde ?

Léa s'est réjouie de tous ces signes.

- La vie te fait un beau cadeau. Maintenant, il va falloir les décrypter.

Pour elle, ces signes ne sont pas là par hasard, ils me disent quelque chose. Mais comment faire pour en comprendre le sens, si tant est qu'il y en ait un ? Moi qui n'ai jamais cru en rien, qui n'ai jamais foulé une église sauf pour un mariage (et encore),  qui cherche toujours une explication raisonnée et démontrée à tout et qui ne compte pas Champollion parmi mes ancêtres ?

Peut-être que ces quelques jours sur ce motu, dans cette petite maison aux murs troués par l'humidité, aux rideaux fleuris décolorés et au lino moisi, construite sur une magnifique plage de sable blanc crémeux et devant les coraux qui descendent groupés vers la passe, peut-être que calée à l'ombre d'un bel arbre dont Gwen me donnerait sans aucun doute le nom en français, en tahitien et aussi en latin, juste pour m'embêter, parce qu'il sait que je n'aime pas les noms latins, peut-être que devant ce camaïeu de bleus que ponctue parfois le passage d'un requin , peut-être qu'ici je trouverai les réponses à mes questions : qu'est-ce que je veux faire, où et avec qui ?

Ou au moins, peut-être arriverai-je à prendre du recul par rapport à Gwen, à me désenvoûter de lui et à le considérer comme un être normal et pas comme celui que j'aime ? Tout comme sa présence à mes côtés pendant ce mois a réussi à me détacher de Sté et de notre amour complètement fini. Ou qui n'avait finalement peut-être même jamais existé.

Et s'il était temps de m'ouvrir à d'autres modes de pensée ? Et si j'allais faire un tour dans cette petite église qui trône joyeusement, peinture patinée mais toit en tôle blanc intact, au milieu d'une pelouse bien tondue, au coin de ce tout petit village déserté ? Histoire de discuter avec Dieu, s'il existe (et s'il daigne me consacrer un peu de son précieux temps éternel). Car si j'étais lui, c'est là que j'établirais mes quartiers terriens, entre les rouges des fleurs d'hibiscus, l'enivrement des fleurs de tiarés et de frangipaniers et le ressac de la vague sur le récif. Au mieux, j'y trouverai des réponses à mes questions; au pire, j'aurai profité de la fraîcheur des murs en béton. Avant de retourner auprès de l'invention la plus divine : le hamac.

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