22. Récit d'aventure

Attablés autour d'un petit déjeuner dans une pension de Rotoava, au nord de l'île de Fakarava, Gwen racontait sa morsure de requin comme on raconte s'être pincé le doigt. Ils le regardaient tous, ébahis, admiratifs, bouche bée. Et un peu anxieux quand même : cette mission sur les atolls isolés des Tuamotu et pour laquelle ils étaient réunis ici, ce ne serait pas un peu dangereux ? Tout scientifiques qu'ils étaient, spécialistes de renommée nationale voire internationale, amateurs de terrain dès qu'ils le pouvaient, mais la plupart du temps attablés à leur bureau, à lire des publications, à classer des photos, à observer des échantillons et à rédiger des rapports, ils n'avaient pas l'expérience qu'il avait, lui, petit bénévole d'une association de protection de la nature, propriétaire d'une petite pension, bac moins quatre. C'est qu'ils ne savaient pas encore à qui ils avaient affaire. Ils ne savaient pas qu'il avait vécu mille vies. Et ils se doutaient à peine de ce qui les attendait là-bas. Ils ne connaissaient ni la piqûre insupportable des nonos, ni les marches sur le récif acéré ou dans l'intérieur des îles, encore moins la morsure du soleil. Sans compter le mal de mer qui les attendait sur ce bateau de l'armée, censé les transporter d'un atoll à un autre.

Chloé, la plus jeune, toute menue, se demanda si elle n'allait pas rester ici, à regarder les requins du ponton.

- Non, c'est de ma faute, expliqua-t-il. J'étais trop en confiance. Sur les atolls habités, les requins pointes noires, ils sont tranquilles. On peut chasser sans problème, ils ne viennent jamais attaquer. Mais je n'avais pas pris en compte le fait que là-bas, c'était isolé. Les requins ne sont pas habitués, alors ils viennent voir et goûter. J'avais déjà entendu des vieux Polynésiens en parler, mais tu sais ce que c'est les vieux, des fois, les anciens, ils se la racontent.

- Mais ça s'est passé comment ? demanda Bastien, le reporter, toujours en quête de l'histoire à sensations.

- J'étais dans 40 centimètres d'eau. Même pas immergé. Je revenais d'un tour sur la côte, c'est moi qui avais ce secteur pour le comptage des pontes. J'avais rien à portée de mains, même pas un cailloux.

- Mais tu aurais fait quoi avec un caillou ?

- Je lui aurais balancé dessus, continua-t-il, assez fier de faire le show, devant son auditoire en haleine et devant la star montante de Youtube, dont il avait découvert les vidéo seulement quelques jours plus tôt.

Et surtout devant elle, Gaëtane, sa chérie du moment.

Pendant qu'il racontait comment se comporter dans l'eau devant un requin et comment lui n'avait pas eu le bon réflexe, s'enfuyant au lieu de faire bloc et faire face, en insistant sur la faible profondeur et l'absence de cailloux autour, Gaëtane le dévorait des yeux. Elle connaissait déjà l'histoire, elle savait que ce n'était pas la morsure qui faisait mal, tellement rapide, mais la cicatrisation, lente, et l'angoisse de l'infection, même avec les points de suture dispensés par l'infirmière du bord et les antibiotiques. Elle savait qu'à ce moment là, ils avaient été isolés sur un atoll perdu, ce qui le rendait encore plus vulnérable. Car c'est ça qu'elle aimait chez lui : sa vulnérabilité et en même temps sa résistance à encaisser. A accepter. Et à rire de tout. Au point de craner, quand elle s'était étonnée, que vivant au pays du tatouage, il n'en avait pas :

- Un tatouage ? J'en ai pas besoin ! Moi j'ai un tatouage naturel de requin. Indélébile. Et bio. Le tatouage du clan !

Pendant tout son show, Gwen posait parfois son regard sur elle et lui décrochait son plus beau sourire. Il se remémorait les paroles de ce matin, alors qu'ils faisaient l'amour avec la volupté d'une danse langoureuse.

- Là, tout de suite maintenant, je t'aime. Peut-être que dans deux heures je te détesterai, mais là je t'aime.

Il avait ri, en lui répondant :

- Tu me détesteras quand j'aurai joui !

- Non, je te détesterai quand tu seras chiant. Quand tu me feras des remarques parce que je n'ai pas bien fait si ou ça. Mais heureusement, il n'y a pas à tondre la pelouse ou ramasser les feuilles ici à Fakarava. Mais tu sais que je ne te le reprocherais pas, si tu jouissais avant moi. On est une équipe, on joue ensemble. Et puis, rappelle-toi : le plus important, ce n'est pas d'atteindre le sommet mais le chemin pour y arriver.

Et elle l'avait embrassé tendrement sur le cou avant de chercher ses lèvres pour un baiser fougueux.

Il était mal à l'aise quand elle lui disait qu'elle l'aimait, qu'elle était amoureuse, qu'il lui plaisait trop. Ou quand elle pleurait dans ses bras car elle savait qu'ils allaient se quitter Il esquivait alors en rigolant ou en lui rappelant qu'il y avait pire comme suite à son voyage : plonger avec les requins dans les passes paradisiaques de Fakarava et ensuite embarquer sur un voilier à destination des Marquises.

- Les îles Marquises ? Tu es mignon, mais je n'ai pas pas les sous pour louer ou acheter un voilier ! s'était-elle exclamée.

Il y croyait, lui, à cette histoire de bateau-stop jusqu'aux îles Marquises. Pourquoi n'y croirait-il pas ? Si elle devait le quitter, au moins que ce soit pour quelque chose de grand, de fort. Pas pour un retour en France, dans le froid, le couvre-feu, l'angoisse et la solitude. Alors, autant qu'elle ait de la chance et qu'elle le trouve, ce voilier. Pour aller au plus bel endroit qui soit, d'après lui : les Marquises. Et il l'aiderait. Le lendemain matin, il avait prévu de gonfler le paddle et de frapper ensemble aux hublots de tous les voiliers de la baie. Il y en aurait bien un qui accepterait une jolie passagère qui savait si bien faire le monoï !

Ils pourraient ensuite se quitter, sereins. Lui pour suivre son équipe de scientifiques sur les atolls perdus à la recherche des tortues, elle pour poursuivre son voyage.

Mais ils allaient se quitter.

Et depuis qu'il avait su qu'elle ne reviendrait peut-être pas, il avait pris ses distances. Il aimait toujours lui frôler les fesses, lui caresser le dos ou l'embrasser quand ils se croisaient, il profitait toujours de la chaleur de son corps et la douceur de sa peau quand ils faisaient l'amour sous le ventilateur de sa chambre ou dans la moiteur de la petite tente à Fakarava, mais il avait refermé son cœur comme une huître qui avalait le nucléus qu'il y greffait, à l'époque où il travaillait dans une ferme perlière. Il s'était blindé, encore une fois.

- Il est où le problème, avec toi ? Comment se fait-t-il qu'un homme si gentil, si attentionné, si intéressant soit célibataire ?, lui avait-elle demandé au tout début de leur liaison.

- Je suis exichiant : exigeant et chiant à la fois. Et j'habite sur une île où il n'y a pas grand-chose à faire, avait-il répondu.

Elle avait alors replié son beau sourire.

Et quelques semaines plus tard, quand elle lui avait dit qu'elle ne reviendrait peut-être pas, il lui avait susurré :

- Tu ne seras pas la première.

- Désolée, lui avait-elle répondu, les yeux pleins de larmes.

Pourtant entre eux, ça collait bien. Très bien même. Il se serait bien vu gérer sa pension avec elle à ses côtés. Ce n'était pas une beauté atomique, mais elle avait de jolies fesses et un beau sourire. Et à son âge et vu son physique qui s'était un peu empâté, il ne pouvait vraiment pas faire le difficile. Elle était intéressante, motivante et elle le faisait rire : ils avaient le même humour, mi- potache, mi- jeu de mots. Une entente parfaite, sauf quand elle l'aidait dans le travail. Elle n'était pas assez précise, pas assez docile, trop contestataire. Et elle prenait tout mal, elle se braquait voire elle pleurait dès le moindre reproche. Il était peut-être exigeant et chiant, mais elle était révoltée et pénible.

En fait, elle prenait vraiment tout trop au sérieux et n'arrivait pas à vivre au jour le jour. Et surtout, elle n'était pas encore guérie. Ca faisait même pas trois mois que son ex l'avait quittée. Est-ce qu'elle l'aimait vraiment ou bien s'accrochait-elle à la première bouée qu'elle avait trouvée, comme les disciples devant leur gourou ?

Pour le savoir, il n'y avait qu'une seule solution : la laisser partir. Qu'elle s'émancipe. Et qu'elle revienne pour les bonnes raisons, si elle devait revenir.

De toute façon, pour ces prochains quinze jours, il était occupé : il avait des inventaires de tortues à faire, sur des atolls isolés, accompagnés de scientifiques de renom et d'un youtubeur tendance. Impeccable pour passer à autre chose, s'il le fallait.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top