21. ALERTE JAUNE

Je suis très inquiet ce soir. Mon maître n'a pas voulu m'accompagner à la plage, ni jouer dans le jardin avec un bâton. Et j'ai eu beau lui présenter sa balle favorite, il ne me l'a pas lancée. Il n'arrêtait pas de me répéter « Pas ce soir, Réglisse, je suis désolé, mais c'est pas possible ce soir ! » A la place, il a sorti des gros sacs et il a fabriqué des grandes boites à partir de cartons plats. Ça m'a fasciné cette construction. C'est fou : c'est tout plat et d'un coup, hop, un gros cube en trois dimensions. Ils sont forts, ces humains, parfois !

Le problème, c'est qu'il a pris toutes ses chemises, qui étaient bien pendues dans l'armoire et il les a fourrées dans le grand sac noir. Il a fait la même chose avec ses pantalons et ses pulls, mais dans le sac vert cette fois. Il a vidé le tiroir de slips et de chaussettes, et zou, dans le sac noir. Heureusement, je suis intervenu avant qu'il ne le ferme d'un coup de ziiippp : j'ai piqué ses chaussettes jaunes, celles qu'il préfère. Avec la dextérité légendaire de ma mâchoire, j'ai séparé la paire. J'en ai enterré une à côté de celle que j'avais prise à ma maîtresse, comme ça ce sera plus facile à déterrer quand elle reviendra, et j'ai gardé l'autre pour mâchouiller dans mon panier. Mon maître était tellement en mode commando pour vider toutes ses affaires, qu'il n'a même pas remarqué mon manège. Que vous pouvez être désespérants, vous les humains !

Il a poursuivi en entassant ses vestes dans un carton, j'ai sauté dedans. C'était confortable et assez chaud, je dois dire. Surtout celle avec les petites plumes blanches qui sortent quand je gratte un peu (rigolote cette doudoune, j'aurais dû faire ça avant). Mon maître n'a pas trop apprécié, mais il ne m'a même pas grondé. Il m'a juste pris entre les côtes et m'a soulevé pour me sortir du carton. Ni une ni deux, je suis allé farfouiller dans le petit carton où il venait de mettre ses livres et j'en ai chipé un qui sentait bon l'odeur de ses doigts. Je l'ai posé sur le canapé et j'ai sauté à côté, prêt pour la séance de lecture. C'était l'heure après tout : il faisait déjà noir dehors et dans la cuisine ça ne sentait pas encore le fumet de ses croquettes à lui. J'ai poussé un petit jappement, pour qu'il comprenne que je voulais qu'il me lise cette histoire-là. Mais au lieu de s'affaler comme d'habitude à côté de moi, un bras sous ma nuque et la main calée sur mon flanc, à faire des aller-retour sur mon poil soyeux pendant qu'il commençait la lecture à haute voix, il m'a regardé avec un air à la fois triste et résigné, et m'a dit : «Non Réglisse, je t'ai dit pas ce soir. » Puis, il a pris un carton, est sorti dehors et l'a rangé dans la voiture (c'est la boite magique qui est capable de nous transporter sans aucun effort). Vous ne savez pas ce qui est important dans la vie, vous les humains !

J'ai un peu paniqué quand même, parce que la dernière fois que j'ai vu quelqu'un mettre ses affaires dans un grand sac, c'était ma maîtresse et c'était il y a très longtemps, bien avant les grands froids et bien avant les cris entre mon maître et sa femelle rabat-joie, celle qui ne me caressait jamais mais me repoussait tout le temps et pourtant à qui il faisait des papouilles la nuit (avec des cris parfois effrayants). C'était bien avant que cette femelle, qui sentait trop fort un mélange de vanille et de rose, ne débarque ici d'ailleurs. Et donc bien avant qu'elle ne ramenât son chat. Un chat, non mais vraiment, vous avez des idées saugrenues parfois, vous les humains !

Celui là, il n'est pas resté longtemps : juste le temps de grimper dans le grand pin de l'entrée. Je me suis bien amusé à l'attendre au pied. La femelle, elle avait beau me crier dessus avec sa voix trop aiguë, je m'en fichais : j'avais les yeux collés sur l'espèce de truc poilu qui avait osé entrer dans MON territoire et qui essayait de se faire tout petit, tout là-haut. J'ai quand même été obligé de lâcher l'affaire : mon maître m'a appelé en me tendant une tartine de fromage qui dégoulinait. Je n'ai en aucun cas abandonné le champ de bataille, c'est juste que je ne voulais pas décevoir mon maître et c'est avec une certaine abnégation que je suis entré dans la maison pour lui faire plaisir et avaler la tartine. La femelle en a profité pour fermer la porte et j'ai vu sa bestiole, aussi fourbe qu'elle, descendre de l'arbre, les yeux exorbités de peur. Elle l'a ensuite extradée dans sa voiture et je n'ai plus jamais revu cet animal sournois. Et depuis qu'ils ont beaucoup crié mon maître et sa femelle rabat-joie, je ne la vois plus non plus. Bon débarras ! Heureusement qu'on est là pour vous ouvrir les yeux : ce que vous pouvez être naïfs, parfois, vous les humains ! Un chat, non mais, quelle idée !

Depuis son départ à ma maîtresse, je n'ai pas quitté mon maître d'une patte. On est tout le temps ensemble. Sauf bien sûr pendant les horaires de travail. Lui, il doit partir, mais moi je travaille à domicile. Je suis le gardien de la propriété (maison et jardin) et je suis tellement compétent, que personne ne peut entrer. C'est encore pire que Fort Knox ici. Il n'y a que les amis de mon maître qui ont le droit à une dérogation. Et la factrice aussi, mais elle, elle me fait tout le temps la fête quand elle arrive. Et le livreur de croquettes, parce que bon, c'est les croquettes quand même. Et aussi la voisine, parce que des fois, elle m'amène des os. Dans tous les cas, aucun animal à quatre pattes ne peut entrer. A part une tortue, mais c'était un acte militant : je lui ai donné l'asile politique. La pauvre, avec tout le béton qu'ils ont mis chez les voisins, elle ne savait pas où aller. En plus, c'est une personne âgée, malgré sa taille de pinscher nain. Et puis, c'est pas dangereux une tortue : ça se terre dans un petit coin, et on ne l'entend plus. Je vais faire le guet de temps en temps, pour voir si elle est toujours là. Elle n'a pas bougé depuis son arrivée. J'ai eu peur qu'elle soit morte, mais je l'ai vu sortir doucement sa tête quand j'ai approché ma truffe mouillée de sa carapace. Ça doit pas être drôle une vie de tortue : ça va si lentement que ça peut pas attraper les balles ! Pire que les humains !

Mais à part ça, pour entrer chez moi, il faut montrer patte blanche. Même mes deux copains doivent m'attendre devant l'entrée ! Ils n'ont qu'à composer le code pour me prévenir de leur présence : deux jappements aiguës à une seconde d'intervalle. Ils connaissent mes horaires et lors de ma pause, on part pour notre virée sur la plage. Mais aujourd'hui, je n'y suis pas allé. A cause des sacs et des cartons. Je ne veux pas quitter mon maître d'une seule effluve. Parce que ma maîtresse, juste après l'épisode du grand sac, elle n'est jamais revenue. Je ne sais même plus à quoi elle ressemble. Je crois me souvenir qu'elle a des fragrances d'agrumes, mais lesquels ?

Ce ne se passera pas comme ça avec mon maître ! Je ne suis pas une vieille chaussette qu'on peut jeter ! Tiens, à propos de chaussettes, ça me donne une idée ... Allez hop, direction la voiture tant qu'elle est encore ouverte. Au moins là, il ne va pas m'oublier. Et les fauteuils sont assez confortables pour ronger sa chaussette. Parfois, il faut savoir employer les grands moyens avec vous, les humains !


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