20. CARNET DE GAËTANE - 30 novembre 2020
Ce matin, je me lève triste et seule.
Comme d'habitude.
Je suis fatiguée de ce week-end de pleurs, de la séance d'acupuncture qui n'a servi à rien à part me délester de 75 €, du temps que je gaspille à ne rien faire ou à faire des choses qui ne me ressemblent pas, comme cette minuscule balade sur la plage à côté, après le repas avec Samantha. Ce repas était un répit dans ma morosité, un rayon de lumière dans ma vie glauque, une bouffée d'oxygène. Mais la bouffée n'a qu'un temps et je me suis surprise à m'angoisser de n'être capable que de marcher le long de la plage, comme les vieux après le veau aux olives dominical, de ne plus être capable d'aller courir, de sauter, de laisser aller mes impulsions. Mais quelles impulsions ? Je n'ai plus de force ni d'envie. Je suis une loque et malheureusement, je m'en rends compte. Et pourtant, Samantha me soutient sans faille, accepte ma lassitude et accepte de sacrifier une belle journée qu'elle aurait pu passer dans la joie auprès de ses enfants, juste parce que j'en ai besoin. Mais combien de temps mes amis pourront-ils me soutenir (au sens propre) ? Je me sens tellement lourde à porter moi-même.
Alors je sais, il faut que je profite de ce temps qui doit passer, parce qu'avec le temps, tout passe, tout va, tout s'en va, comme tout le monde me le répète. Mais n'arrivant pas à le profiter pour moi, autant le consacrer à aider les amis. Si le temps doit passer, autant que ça serve. Ne soyons pas égoïste. Et puis rester à pleurer sur mon sort m'entraîne dans une spirale infernale.
Mais j'ai beau brasser la terre ou aider à tailler les haies, à la fin de la journée, j'ai la désagréable sensation que tout ça n'a servi à rien : je suis toujours aussi malheureuse et vivre m'est toujours aussi insupportable que ce matin. Et à part consommer de l'énergie, polluer même indirectement avec mes achats de nourriture et le CO2 que je recrache, je n'apporte rien de positif ni à la planète, ni à la société humaine, ni à mon cercle restreint d'amis. Alors, à quoi bon ? Toujours ce A-quoi-bon !
Faire passer le temps ne sert qu'à le gaspiller, le tuer à petit feu en attendant que la mort nous achève, moi, mon amertume et le temps qui ne passe décidément pas.
Dois-je aller hiberner chez mes parents, comme on me le conseille ? Me faire remplumer par les bons petits plats de ma mère ? Me laisser porter par le tic-tac de l'horloge comtoise et le crépitement du feu ?
Mais arriverai-je à laisser ma dépression sur le paillasson, alors même que la météo chez eux est exécrable à cette époque et que leur routine gym du matin et peinture l'après-midi est bien trop rodée pour que j'y trouve une place au delà de la première semaine ?
Et que ferai-je du chien ?
Tiens à propos du chien, ce serait bien que je le fasse courir. Une bonne raison pour me forcer à sortir. Merci Réglisse !
C'est fou comme une décision si simple (faire un tour de VTT), qui implique des actions tout aussi élémentaires (prendre mon vélo, le mettre dans la voiture, mettre un short et des baskets, fourrer un coupe-vent dans un petit sac et prendre un bidon d'eau) peut être compliqué quand la motivation a disparu !
Je traîne, je perds du temps, je tergiverse, je trouve mille raisons de remettre au lendemain. Ah tiens, et si j'appelais Hervé ? Peut-être a-t-il réussi à parler avec son ami inspecteur pour me dégoter un poste de remplacement d'instit dans le coin ? Mais évidemment, tenir une conversation banale n'est pas si banal que ça dans mon état. J'essaie de ne pas craquer, mais je ne sais pas pourquoi, je fonds en larme. Sans raison. Encore et toujours.
Dans un dernier sursaut, j'enfile mes baskets et prends les clés de la voiture : il faut que je me sorte de là. Et faire un tour dans la nature n'a jamais, mais alors jamais fait de mal. Surtout avec ce beau temps.
En pédalant sur le chemin, j'essaie de faire le vide, de m'imprégner des camaïeux de vert de la vallée que surplombe le rose des pics acérés tout au bout, ce paysage magnifique que j'adore et que je ne me lasse pas, en temps normal, de contempler. Mais mon temps n'est plus normal, je suis anormale, diminuée, handicapée, amputée. Mes pensées se mettent alors en mouvement, véritable machine à vapeur qui ne m'aide même pas à atteindre plus vite le sommet : je ressasse, je questionne, je planifie. Mais mes idées sont tellement étriquées que je sens que je n'arriverai à rien. Alors j'appuie encore plus sur les pédales, me forçant à transpirer tout ce malheur, espérant pouvoir l'essorer dans mon T-shirt une fois arrivée en haut.
Enfin au bout du chemin, je prends quelques secondes pour souffler devant ce paysage toujours aussi grandiose, avant de sortir mon téléphone du sac. Deux SMS.
HERVE
Il y a peut-être une possibilité pour un poste d'instit, un remplacement longue durée. Appelle-moi dans la journée, il faut faire vite.
J'angoisse à l'idée de devoir faire un entretien avec l'inspecteur, monter un dossier, préparer des cours. Je commencerai quand ? La semaine prochaine ?
Le souffle de Réglisse me sort de mes pensées. Je rappuie sur le téléphone et remarque le deuxième SMS que j'avais oublié. Lesia. Sûrement à propos du chien, elle veut avoir des nouvelles.
LESIA
Rappelle-moi. Tu es attendue en Polynésie.
En Polynésie ? Mais comment son ami qui vit là-bas est au courant ? C'est elle qui le lui a dit, que je n'allais pas fort ? Mais pourquoi me propose-t-il de venir ? Je ne le connais pas, il est juste passé chez moi il y a trois ans, à l'apéro pour demander des renseignements sur les spots de kite. Je ne me souviens même pas de lui, ou plutôt si : d'un type banal. C'est comment son prénom déjà ? Un prénom breton, mais lequel ? Guirec, Guénolé, Gwendal, Goulven ? Je me souviens juste qu'il avait laissé une confiture au tiaré, une substance transparente presque liquide, où s'étiolaient deux pétales marron tout rabougris au fond, mais au goût exquis.
Alors que je laisse filer mon VTT en descente sur le chemin du retour, des tonnes de questions fusent dans ma tête : y-a-t-il des avions en cette période de confinement ? Que ferais-je chez lui au bout du monde ? Faut-il passer voir mes parents du coup ? Que faire de Réglisse ? Lesia peut-elle s'en occuper ? Ou Marie-Do ? Ou Léa ? Ou Sté ? Puis-je demander à Sté de garder mon chien ? Pour combien de temps ? Peut-on prendre un billet aller-simple ? Et la classe que me propose Hervé, est-ce possible que je sois instit à mon retour ? Est-ce que je ne risque pas d'emmener ma dépression avec moi sous les tropiques ? N'est-ce pas contagieux ? Et ce Goulven-Guirec(?), va-t-il me supporter ? Combien d'élèves dans la classe ? Et quel niveau ? Les maternelles, je ne sais pas faire. Quoique je ne sais pas faire les autres niveaux non plus. Serai-je à la hauteur ? Et si c'était ça la solution ? Mais quelle solution ? Est-ce que ces deux opportunités, qui m'arrivent exactement au même moment, ces deux chemins contradictoires qui me tentent, ne sont-ils pas des mirages ? Au point où j'en suis ...
J'angoisse tout à coup : je viens de passer de l'absence de perspectives, à trop de perspectives. Comment choisir ? Déjà que d'habitude, c'est compliqué, mais dans mon état, ne risqué-je pas de tout gâcher ?
Je me force à ne pas gamberger sous la douche : laisser l'eau perler sur ma tête, laisser le jet me masser les épaules, laisser la chaleur me réchauffer. Chaque chose en son temps. Il faut que je laisse de l'espace dans ma tête pour y voir clair. Et rappeler Hervé et Lesia.
En fait, j'ai le choix entre passer les prochains jours, mois (?) devant des élèves dans le bled d'à côté à entamer la reconversion professionnelle que j'attends de mes vœux depuis un bon moment ou prendre un maillot de bain, un masque et un tuba et m'exiler sur un atoll au milieu du Pacifique chez Gwen, l'ami de Lesia (Gwen, je l'avais oublié de ma liste, ce prénom !). Ma tête me dit qu'une opportunité professionnelle comme ça, il n'y en aura sûrement pas d'autre, mais ...
Je file à la plage : le ressac, ça aide pour décider.
Pendant que Réglisse s'amuse avec un bâton trouvé sur le sable, j'essaie de faire défiler les arguments dans ma tête et, sans grande surprise, le remplacement d'instit gagne haut la main. Mais au fond de moi, une petite voix me dit qu'un voyage au bout du monde, sur ces îles posées sur une mer infinie parée de ces bleus que me renvoie la plage devant moi, qu'un tel exil pourrait peut-être être salutaire.
Mais il me faut contacter Gwen, en savoir un peu plus, ne pas uniquement me baser sur ce que Lesia m'a dépeint, cet homme soit-disant idéal qui récolte des fleurs de tiaré et tient une pension sur une île paradisiaque, eldorado des requins.
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