2. CARNET DE GAËTANE -11 décembre 2020
Je me réveille à 4:30 au son des oiseaux, des coqs et des vagues. Impression d'avoir bien dormi. La clarté du jour pénètre dans la chambre. J'enlève le mode avion du téléphone pour découvrir des nouvelles de Réglisse : il a encore posé une crotte dans la maison. Sa façon à lui de montrer son désaccord ? J'échange des banalités avec Sté par message à son propos.
STE
Tu ne dors pas ?
Je regarde par la fenêtre. Le lagon est lisse. Lui, il serait déjà allé à l'eau, me dis-je. Mais moi ... Oui moi, qu'est-ce qui m'en empêche ?
MOI
Je vais faire un tour de paddle.
STE
Tu as la belle vie.
MOI
Il paraît qu'un jour je te remercierai de m'avoir quittée.
STE
Je ne sais pas qui t'a dit ça, mais c'est peut-être vrai.
MOI
Je n'y suis pas encore. Tu me manque terriblement. Bon allez, j'y vais : je vais louper le lever du soleil.
STE
Bonne balade. Attention aux requins.
Je verse une larme. Je verse une larme, parce qu'au fond de moi, je sais. Je n'arrive pas à l'admettre, mais je sais. Il m'a quittée parce qu'il ne m'aime plus. Pas qu'il ne m'aime pas, ce n'est juste plus comme avant. Il est heureux quand je suis heureuse, mais ... mais il n'y a plus cette attirance, cette attirance essentiellement sexuelle. Mais s'il savait comme je m'en fiche de ça ! Moi ce que je veux, c'est qu'on continue de tout partager. Comme ce réveil matinal où il m'aurait motivée pour qu'on traverse la passe, malgré le courant sortant, malgré le risque de ne plus rentrer et malgré cette histoire d'un gouverneur qui a failli y laisser la vie. Il m'aurait dit « Viens, on y va. Avec les palmes et le paddle, on ne risque rien. Au pire, nager un kilomètre ou deux pour rejoindre l'autre passe, ça ne va pas te faire peur, non ? ». Non en fait, il n'aurait même pas eu besoin de le dire, on se serait regardé et on y serait allé. Histoire de voir si, comme souvent, il y a plus de poissons dans les passes. Et des requins. Et des raies. Et des tortues.
Au lieu de ça, je promène ma planche dans le lagon. Joli, mais pas exceptionnel. C'est ça : sans toi, Sté, c'est beau mais pas fou. Sans toi, ça n'a pas la même dimension.
Je repense à hier : en passant devant le supermarché Carrefour, au sud de l'île, à l'intersection de la presqu'île, si tu avais été là, je t'aurais dit que ça ressemble étonnement à Hawaï, Big Island, à ce magasin où tu avais acheté un chewing-gum au goût d'hôpital. Tu te serais rappelé des chewing-gum, pas du magasin et de son entrée de parking. Je t'aurais dit qu'il se trouve juste après le bar le plus au sud des USA, juste au début de la longue coulée de lave pétrifiée, juste sur la droite, avant de prendre la route qui descend tout droit vers la mer et ses falaises, celle qui conduit à la plage de sable vert. Tu m'aurais dit que le coin, OK, tu t'en rappelles, mais du supermarché, quelle idée de se souvenir de ça !
En revenant vers l'ouest, je t'aurais dit que cette anse boisée, avec tous ces bateaux au mouillage me rappelle la Martinique, de là où j'étais partie pour les Grenadines. Tu m'aurais dit que tu as bien fait de ne pas m'accompagner là-bas, parce que la couleur de l'eau est glauque et on aurait ri en regardant cette famille, barbotant dans cinquante centimètres d'eau croupie. Comme nous dans la Baie des Cochons à Cuba, désespérément en quête d'un endroit pour se tremper et surtout se refroidir.
En continuant, tu m'aurais dit que ça a plutôt des airs de Fidji, du côté de Shark Bay. J'aurai mentionné l'absence de bus indiens avec leur musique super forte et de guérite qui vend des saucisses australiennes au goût de gras. On en aurait conclu que c'est joli, mais que dans ces îles, contrairement à la carte postale, c'est souvent compliqué d'aller se baigner et encore pire de voir des poissons. On aurait évidemment eu une petite pensée pour cette natation fiasco à Gosier, jolie plage de sable guadeloupéenne où l'on ne voyait même pas nos mains en transparence.
Et sur le petit sentier qui monte le long de cette jolie rivière, on se serait souvenu de cette dernière journée à Fidji, sur les hauteurs de Suva, dans cette forêt aux jolis bassins qui pourtant ne présageait rien de bon, vu le portail d'entrée où nous avait déposé le taxi matinal. Et d'où nous avions attendu le bus de retour, au son des merveilleux chants des femmes du Pacifique, qui faisaient vibrer les murs de l'église.
On aurait évoqué tout ça et bien plus : on se serait marré devant les thons qui pendent le long des routes, drapés dans leur fumet de monoxyde de carbone, on aurait eu une petite pensée pour le fils de Dany, qui, à seulement six ans, pêche déjà des poissons de cette taille, on aurait conclu que le détour par le belvédère n'était pas indispensable, et que pousser jusqu'à Teahupo n'apportait pas grand-chose de plus vu qu'on serait trop loin pour voir la vague et les surfeurs et on se serait engueulé pour la gestion de la batterie du téléphone, mais surtout à cause de la chaleur dans la voiture et au dehors, engueulade qui aurait pris fin avec l'averse et le soulagement de la fraîcheur revenue.
Et pendant que j'écrirais ces lignes, mais sans tous ces regrets, attablés à l'ombre d'un pin sur ce point de vue magnifique sur la presqu'île, sa montagne verte et le lagon aux couleurs marron, bleu et turquoise, tu tournerais les pages ramollies d'un roman, en regrettant tout haut d'avoir oublié le sac étanche dans la chambre, matériel indispensable pour une balade en climat tropical humide.
Et je ne mesurerais pas la chance de vivre cette routine qui pimente la vie et sans laquelle se dresse un vide immense, si difficile à combler.
Et j'ai beau méditer, m'astreindre au moment présent dans ces paysages magnifiques, je n'arrive pas à te supprimer de mes pensées, comme on enlève le couvert d'un convive qui n'est pas venu. En fait, j'ai l'impression de t'amener avec moi dans ce voyage. Et c'est sûrement une très mauvaise idée. Mais alors, comment tourner la page sans souffrir ?
Soyons honnête : au fond de moi, je sais que je ne veux pas tourner la page, toute ramollie qu'elle soit. Et que tant que quelqu'un d'autre n'aura pas pris ta place, le couvert sera toujours là pour toi. J'ai beau me dire qu'il faut laisser faire, laisser aller, je ne peux pas m'y résoudre. Je ne t'ai jamais aimé à chaque instant, ce serait réécrire l'histoire, je n'ai même jamais aimé tout ce que tu faisais, loin de là, mais j'aimais ce que nous étions, tous les deux. Je nous aimais nous.
Je relis ces lignes. Les bleus du lagon sont splendides.
Il est temps de reprendre la voiture poussive de Simone et Rambo, de rentrer chez eux et préparer la soirée, j'espère arrosée : j'en ai apparemment besoin !
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