Il marche dans la neige. De son pas rythmé.

Tchou. Tchou. Tchou.

Gaëtane l'entend. Tous les soirs, toutes les nuits. Hiver comme été. Qu'il fasse froid au chaud, elle l'entend.

Seule la pluie le fait taire. Ou du moins recouvre sa trace bruyante. Mais seulement la grosse pluie, celle de l'orage, celle qui tambourine sur les toits.

Lorsque la pluie est trop faible, lorsque le crachin bretonne, c'est lui qui gagne : elle n'entend que son pas à lui et pas une seule goutte que les nuages s'évertuent pourtant à faire tomber.

Depuis 10 ans, il se promène dans son oreille. Des après-skis aux pieds, il marche de son pas régulier, écrasant une neige déjà un peu dure. N'est-il pas fatigué de tourner en rond dans les méandres de son oreille ? Exténué ? N'a-t-il pas froid ? La neige ne fond-elle jamais ? Ne voudrait-il pas se reposer un peu, faire une pause, s'asseoir, s'allonger même, partir en vacances ou mieux en retraite ?

Comme le petit bonhomme du frigo, toujours alerte à allumer la lumière dès que quelqu'un ouvre la porte, lui, il se promène dans l'oreille de Gaëtane. Inexorablement.

Un acouphène pulsatile, ça s'appelle. Très joli comme nom. Ça aurait pu être celui d'une fleur, une jolie petite fleur violette, aux multiples pétales qui tapissent les bois au printemps. L'Acouphène pulsatile, Acouphena pulsatila, famille des Asteracés. Espèce commune des sous-bois de France Atlantique ou Méditerranéenne.

Ça aurait pu être le nom d'un rapace. L'Acouphène pulsatile, une espèce caractéristique des milieux montagneux, appartenant à la grande famille des Acouphènes. Appelé localement le Pulsatile, en raison du rythme pulsé de son cri.

Ça aurait pu être le nom d'un objet high-tech, celui d'un train Transcontinental ou d'une danse traditionnelle celte.

Mais c'est un vulgaire bruit dans son oreille.

Un bruit bizarre. Pas ce bruit strident qui fait tilt dans l'oreille de celui qui resté un peu trop longtemps à proximité d'une baffle lors d'un concert de hard rock et qui attire la compassion du commun des mortels. Qui franchement pourrait vivre avec un larsen toute la journée ?

Non, son acouphène à elle, personne ne le connaît. Pas même la grande majorité des médecins. « Vous entendez votre pouls ? C'est normal, c'est le stress, la fatigue ou un sang un peu trop visqueux. Ne vous en faites pas, ça va passer. Profitez-en pour vous faire faire un massage des cervicales ! » Seul le spécialiste avait été moins jovial. C'est d'ailleurs lui qui avait mis un nom sur ce squatteur d'oreille, lui qui avait enseigné à Gaëtane qu'une veine ou une artère s'était légèrement décalée vers son tympan. Ça arrive parfois. Comme les routes qu'on modifie un peu, pour couper un virage ou ajouter une voie. Il y aurait une solution, oui : ouvrir, couper l'artère, refermer. Mais rien ne dit qu'une autre artère ne va pas prendre la place. Et puis on peut pas être sûr que c'est celle-là qui résonne.

– Alors ?

– Il vaut mieux ne rien faire. Et apprendre à vivre avec.

A vivre avec ce Monsieur Pulsatile, Acouphène Pulsatile de son nom de scène, qui se promène toutes les nuits au voisinage de son oreille, appuyant méthodiquement son pas dans la neige, qui lui couvre le bruit de la télé des voisins et celle de l'arrosage automatique. Parfois même des cigales. Parfois Monsieur Pulsatile fait sa balade de jour. Il est alors très énervé : il appuie bien son pas lourd dans la neige en augmentant sa cadence. A se demander s'il ne s'amuse pas à rebondir depuis un trampoline branché sur des baffles de concert.

Mais parfois, très très rarement, trop rarement, il lui laisse un répit. Elle se rend compte alors que quelque chose a changé, mais quoi ? Elle réalise alors que Monsieur Pulsatile fait sa sieste. Elle essaie alors de ne pas le déranger, prenant bien soin de faire sortir ces pensées de sa tête à pas de loup, se concentre sur autre chose, ou ô, plaisir suprême, écoute ce silence. Savourer le silence. Avant que Monsieur Pulsatile ne rechausse ses après-skis et ne reparte pour sa promenade rythmée dans la neige.