19. Le coup de fil

Gaëtane l'avait appelé un soir, profitant du wifi d'un resto de Nuku Hiva. Il sortait juste de table et s'apprêtait à prendre une douche bien méritée après une journée de labeur. Encore une. Depuis qu'il avait les bénévoles, Gwen mettait le paquet. Il bossait à fond. Ils avaient du mal à s'y faire, surtout à la chaleur. L'un d'eux avait même craqué. Mais il voulait que ça avance.

Et ça avançait enfin : tout ce qu'il avait repoussé depuis un moment, faute de temps et de bras, il le faisait à présent. Si elle voyait son jardin maintenant, elle s'y plairait sûrement. Alors oui, il y avait toujours les vieux bungalows à l'entrée. Il avait d'ailleurs prévu (c'était au programme du mois prochain) de les habiller de tressage de feuilles de cocotiers. Mais les blocs de parpaings, de béton et de pierres, ceux qui avaient valu à son entrée d'être qualifiée de dépotoir, un jour où elle était passablement énervée, oui tous ces gravats qui jonchaient l'allée, cette matière, ô combien difficile à trouver ici aux Tuamotu, stockée pour le jour où, tout ça avait disparu et à la place, trônait son voilier sur une grande remorque. Voilier qu'il réparerait un jour. Quand il aurait le temps.

Aurait-elle aimé voyager avec lui sur ce tout petit voilier ? Auraient-ils pu rejoindre d'autres îles ? Il se voyait à la proue pendant qu'elle tenait la barre, il se voyait au mouillage enlacés devant un motu splendide, il se voyait lui faire l'amour au rythme du tangage.

Maintenant, la vue était dégagée devant la terrasse : les tiarés, les cocotiers, la petite haie de miki-miki et le chenal juste derrière. C'était spacieux, c'était beau. Maintenant, il pouvait ajouter des hamacs. Ou construire le faré qu'elle voulait : une plateforme à hauteur de chaise, assez large pour y glisser un matelas, pour une nuit merveilleuse au bord de l'océan sous l'immense voûte céleste. Il s'imaginait déjà la prenant dans ses bras, il s'imaginait déjà leur câlin et son corps éclairé par la lune.

Mais elle était partie. Depuis combien de temps ?

Déjà plus de deux semaines qu'il s'était pourtant accommodé de son absence. Tellement abruti par le travail qu'il ne ressentait pas le manque en journée, ni même le soir quand il s'affalait sur son grand lit, fatigué. Mais ce soir-là, elle l'avait appelé. Entre ses silences, il avait compris qu'elle partait à la fin de la semaine, qu'elle rentrait chez elle. Et même que son ex voulait recoller les morceaux.

– C'est bien. Tu vas pouvoir faire du kite et de la grimpe. Et être avec lui. C'est ce que tu voulais, non ?

– Plus maintenant ... Ce que je veux, là, tout de suite, c'est être avec toi.

Il ne savait pas quoi répondre à ça. C'était elle qui était partie après tout. Pour voyager, pour réaliser ses rêves. Et elle lui avait tant répété que sa vie bien remplie d'activités sportives lui manquait. Et quand tout se remettait en ordre, quand elle obtenait tout ce qu'elle avait tant souhaité, la glisse, l'escalade, et son mec, elle l'appelait pour lui rappeler que c'était lui, Gwen, qu'elle aimait, que c'était avec lui qu'elle voulait vivre, tout en sachant que c'était impossible. 

- Gwen ?

- Ouais ...

- Je me disais : et si on se faisait une semaine tous les deux ? Je prends l'avion après demain pour revenir à Tahiti. On peut se rejoindre là-bas. Après, soit on se fait une virée sur la presqu'île par exemple, soit on file à Raiatea, à Moorea, aux Australes, n'importe où mais ailleurs que chez toi, pour que ce soit des vacances ... Tu en penses quoi ? ...

- Mais tu ne devais pas rentrer chez toi en Corse ?

- Ben, je peux décaler si besoin.

Une semaine ? Et après elle se barre ? Elle voulait le torturer ? Ou se torturait-elle toute seule ?

- Je te paie le billet, insista doucement Gaëtane.

- J'ai pas besoin de ton aumône, répondit-il sur un ton sec.

- C'est... c'est pas une aumône, c'est juste un cadeau, comme ça, parce que ça me fat plaisir aussi, essaya-t-elle de justifier.

- Qu'est-ce que tu veux qu'on fasse à Tahiti ? Une semaine en plus, lança-t-il sur un ton qu'il aurait voulu moins glacial !

- Tahiti ou une autre île. C'est pour être tous les deux, continuait-elle, amoureuse.

La communication se coupa. « Putain de réseau » se dit-il. Il regarda l'heure : dix heures et demie. Il est neuf heures aux Marquises. Elle ne se rendait pas compte ?

- Bon vite, reprit-il en la rappelant. Faut que je prenne ma douche, pour pas déranger les bénévoles qui vont se coucher.

- C'était juste pour savoir : tu en dis quoi ?

- De quoi ?

- De la semaine de vacances, tous les deux.

Voilà qu'elle remettait ça. Mais d'où elle sortait cette idée ? Faire du tourisme, se promener main dans la main sur une plage ? Mais elle l'avait pris pour qui ?

- C'est pas possible, j'ai des clients!

- Tu en as beaucoup ?

- Un couple, encore pendant quatre jours.

- Ben pour une fois, tu demanderas aux voisins de faire les petits dèj. Il n'y en aura que deux, ils devraient pouvoir y arriver. 

- Je peux pas leur demander ça.

- Bah, ils te le doivent bien ! Pour toutes les fois où tu t'es occupé de leurs chiens et chats.

- C'est pas pareil ! Et puis, j'ai des bénévoles.

- Encore mieux, tu les charges de s'occuper des petits dèj. Tu as bien laissé ta barraque à Péné et Astou quand on est parti à Fakarava.

- Pas possible avec eux ! Et puis, j'ai du travail, moi, je ne suis pas en vacances !

Toujours ce ton sec, mais pourquoi lui répondait-il comme ça ? Il se sentait agacé. Pourquoi ? Elle partait et elle essayait de faire durer ce départ, de faire durer sa tristesse, leur tristesse. Ça n'avait aucun sens. Et puis, il se sentait poisseux, il avait fait chaud aujourd'hui, il faisait moite maintenant, il voulait juste une bonne douche. Tranquille.

Après un silence, un trop long silence, elle reprit, avec une petite voix qui transpirait l'amertume.

– OK, je vais pas te forcer. Bon, ben, tu as autre chose à me dire ?

Oui bien sûr, c'était le moment de lui dire qu'il l'aimait, c'était sa dernière chance, après, ça ne rimerait plus à rien, mais là, après ce silence qui le culpabilisait, après sa réponse peut-être un peu trop incisive, il n'y arrivait plus.  À la place, il rit. « Une très mauvaise façon de cacher mon désarroi », se dit-il.

Elle ne fut pas dupe. Elle se lança alors dans une tirade qui résumait déjà ce qu'il savait : aucun des deux n'était capable de quitter ce qu'il avait pour partir vivre avec l'autre. Elle finit par une question si simple, qu'il en avait même oublié de se la poser :

– Mais au fait, aurais-tu voulu que je reste ?

– Je n'aurais pas voulu te mettre dans une cage.

– Non, je veux dire pour toi, égoïstement, sans penser à moi, tu aurais voulu que je reste ?

Il connaissait la réponse. Bien sûr, qu'il aurait voulu qu'elle reste avec lui, qu'elle devienne sa compagne, sa copine, sa complice, sa femme peut-être. Elle l'aurait aidé dans ses projets. Ou sinon, elle aurait trouvé un travail au collège, prof ou bibliothécaire, il y avait toujours des postes de libre. Il était sûr qu'elle aurait su faire. Ils auraient été heureux tous les deux, ils s'entendaient si bien, ils s'accordaient si bien. 

Mais il ne pouvait pas lui dire ça. Il n'avait jamais su ouvrir son cœur.

Et puis pourquoi ajouter de la douleur à la douleur ?

Pourquoi la torturer encore plus ?

Après un long silence, il répondit :

- Je ne sais pas.

Il sentit un changement dans son silence. Et dans sa voix quand elle reprit la parole : elle s'était refermée, elle avait capitulé, elle avait cru qu'il ne l'avait jamais aimée. Il essaya de se rattraper en invoquant son retour en France sous peu, la nécessité qu'elle avait d'y voir plus clair, mais la connexion téléphonique stoppa encore. Il rappela, comme pour se racheter. Elle reprit sur ces mots froids qui sifflaient la fin de la partie, la fin de l'aventure, de leur aventure : 

- Je vais te laisser prendre ta douche. Bonne nuit.

- Bonne nuit, répondit-il, sonné.

Elle raccrocha. « Quel con ! Mais quel con ! » se répéta-t-il.

Il entra sous la douche sans savoir si l'eau était chaude ou froide. Il passa à plusieurs reprises la tête et la nuque sous le jet pour essayer de balayer le brouillard qui avait commencé à s'installer dans sa tête. Mais il était trop abasourdi et trop triste. Au bout de quelques instants, il se rendit compte que des larmes perlaient sur ses joues. Comment pouvait-il gérer tout ça ? Elle était si fragile. Et lui aussi. Il avait voulu jouer au prince charmant et c'est lui qui se trouve enchaîné.

Il ne dormit pas de la nuit. Ou par intermittence. Il regardait les feuilles du cocotier se balancer dans la clarté de la lune. Il se rappelait les nuits agitées de Gaëtane, ses pleurs incompréhensibles, ses crises d'angoisses. C'était son tour maintenant. Il essaya de profiter des rares moments de répit pour faire le clair dans sa tête, et au lever du jour, il avait élaboré quelques phrases qu'il s'efforça de répéter avant de les enregistrer sur un message vocal.

Des phrases pour lui expliquer.

Pour qu'elle ne se méprenne pas.

En espérant qu'elle comprenne.

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