17. Routine tropicale et scepticisme insulaire
Une nouvelle routine s'était installée avec Astou et Péné. Petits déjeuners, ménage, transfert aéroport, courses, repas, vaisselles, lessives, ramassage de fleurs, colliers de fleurs, râteau, gâteaux, yaourts, lait coco, et même confitures de tiaré, elles se répartissaient le travail, à deux ou à trois. Seul le rotofil ne pouvait se partager et faisait suffisamment de bruit et lançait trop de petits cailloux pour que le taf puisse se faire en tchatchant, blaguant ou chantant.
Le trio devenait célèbre sur l'île, au moins auprès des habitants qui avaient à l'occasion un petit quelque chose à vendre et qu'elles allaient rendre visite avec les vieux vélos poussifs ou le pick-up floqué aux couleurs de la pension : la vieille femme qui farfouillait sous ses hibiscus à la recherche des œufs que ses poules avaient dispersés, la jeune qui étalait ses toutes petites tomates tâchées devant la fenêtre de sa chambre dans laquelle elle ronflait, le grand monsieur au ventre énorme qui disposait parfois des courgettes tordues, des concombres piquants, des aubergines trop mures et des salades coriaces(vendues au poids) devant le terre-plein face au lagon, celle qui proposait des gigantesques régimes de bananes derrière un étalage de cartes postales, celui qui faisait son miel dans un vieux container retapé et climatisé, le pizzaïolo qu'on trouvait plus souvent chez lui qu'à sa cabane, le poissonnier mécanicien évidemment et même le sculpteur sur nacre ou corne de bœuf, toujours content qu'elles lui amènent des pensionnaires pour des cadeaux souvenirs. Les vendeuses des quatre bouis-bouis, qu'on appelait pompeusement magasins et qu'il fallait quand même fréquenter, malgré les tarifs prohibitifs et la date limite de péremption ou de décomposition des produits, c'est selon, pour s'approvisionner en riz, lait, sucre, beurre et tous les fruits et légumes qu'on ne trouvait pas chez les uns et chez les autres, c'est à dire quasiment tout le temps, même ces femmes-là s'étaient un peu déridées et parfois, rarement mais suffisamment pour le souligner, on les entendit répondre un 'Ia orana en retour aux salutations de la triplette.
Gaëtane avait pris la tête des opérations et les filles mouillaient franchement la chemise dans la joie, la bonne humeur et quelques jonglages de verres et autres assiettes qui la faisaient marrer, mais avaient le don de stresser Gwen dès qu'il s'aventurait dans la cuisine (donc de l'énerver et le faire râler). Mais la plupart du temps, il restait de l'autre côté du bâtiment, s'amusant avec ses jeux du moment : une pelle mécanique, qui lui servait à creuser les fondations d'une future chambre et un manitou, avec lequel il transportait moellons, sacs de ciments et autres matériaux d'un coin à un autre.
Vers treize-quatorze heures, le succulent repas à base de thon cru, péché le matin même par le mécanicien de l'île, qui concurrençait de justesse le petit déjeuner gargantuesque au pain maison, confiture maison, gâteau de bananes maison, jus de fruits maison et fruits du jardin, signalait la fin du labeur. Après une sieste bien méritée, Gaëtane rejoignait parfois les filles pour glander à la plage (ou plutôt : sous les cocotiers côté lagon sur les débris de coraux, comme elle me l'a tant de fois spécifié), jouer avec Pedro le chien sur la bande de sable le long de l'océan ou batifoler dans le jacuzzi naturel, sauf si Gwen décidait de s'accorder lui aussi une pause. Ils s'attardaient alors dans leur petit cocon que les alizés rafraîchissaient en passant dans l'entrebâillement des volets ... (et dont les points de suspension masquent à merveille ce que la bienséance m'empêche de révéler).
La vie était donc douce et tranquille et elle se demandait souvent où pouvait bien se cacher le hic, parce que c'est bien connu, on nous l'a tellement rabâché dans nos sociétés judéo-chrétiennes : il faut souffrir pour être belle et il ne fait pas bon être cigale, même en enchaînant concerts sur concerts tout l'été. Or Gwen n'était ni méchant, ni bête, ni empoté, ni sexiste, ni raciste, ni égoïste, ni même jaloux ou pervers, ni profiteur, encore moins radin ou fainéant, et même pas condamné par une maladie incurable, il était tout ce qui lui convenait, à ma très exigeante (et fatigante) de sœur. Certes, il était un peu chiant sur les bords, mais il avait une qualité qu'elle adorait : il aimait les gens, il aimait les accueillir chez lui, dans sa pension du bonheur, comme elle l'avait baptisée, et Péné et Astou faisaient, elles aussi, partie de la grande famille qui se réunissait le soir autour de la table sous le faré, avec les quelques clients qui rentraient de leur excursion au lagon bleu ou aux sables roses. Alors, il était où le problème ?
Déjà, Gaëtane allait quitter Gwen au moins pour deux semaines. Lui, il allait vivre une expérience sensationnelle, campant sur des îlots inhabités, sans elle. Elle n'était pas jalouse et était même contente pour lui, mais elle savait d'expérience qu'il ne pourrait pas partager ses souvenirs, pas réellement. Alors c'est vrai qu'il y aurait ce week-end en amoureux à Fakarava, une belle plongée en perspective sur le mur de requins gris de la passe nord et une farniente dans cette île, dont Gaëtane se remémorait avec plaisir le joli village. Mais il y aurait la suite. Sans lui. Où irait-elle ? Elle était incapable de se projeter seule, même si on lui avait vanté la beauté de la passe sud de Fakarava. Et elle redoutait le retour au bout de deux semaines, auprès de lui, dans sa pension. Lui avait-il explicitement demandé de rester autrement que pour des raisons logistiques ? Avait-il au moins envie qu'elle revienne ? Ses questions étaient noyées dans des réponses vagues. En même temps, si elle revenait, ils étaient condamnés à s'entendre et à s'aimer. Il n'y avait plus de date limite depuis que Gaëtane s'était questionnée ouvertement sur son retour. Fallait-il qu'elle rentre ? Pour faire quoi en Corse ? Il y avait bien Réglisse qui l'attendait (et encore, elle n'en était pas sûre), et son travail qu'elle se devait, en tant que femme active, de reprendre, mais pourquoi continuer cette vie qui ne l'épanouissait plus ? Cette vie de solitude alors qu'elle batifolait dans la pension de Rangiroa auprès des bénévoles, des pensionnaires et surtout avec les sourires, les massages et les câlins de Gwen ?
Quand décide-t-on de tout quitter ? Comment ? Quand est-on sûr.e de ne pas se tromper ? De ne pas suivre un chimère ? S'installer sur une petite île tropicale, ça fait rêver dans les histoires des autres, on se dit que c'est une opportunité qui ne se refuse pas, qu'il suffit d'un amoureux et d'une bonne bibliothèque (ou d'une bonne connexion à Netflix) pour que le bonheur soit parfait, mais quand il s'agit de soi, que la question se pose réellement et que la date fatidique approche, comment savoir si on ne s'est pas inventé un joli film ? (ou en d'autres termes : comment ne pas se faire dans la culotte?)
Gaëtane avait toujours été sceptique, remettant systématiquement tout en question. Même le théorème de Pythagore, il avait fallu que son prof lui en fasse la démonstration pour qu'elle accepte que l'hypoténuse, et son nom de cheval de course, soit égal à la somme des côtés opposés du triangle, si on élève chacun au carré. Sceptique jusqu'au bout des ongles et des angles droits. C'est donc tout naturellement qu'elle se posait des milliers de questions sur la suite, non pas de son périple, mais pas moins que sa vie : allait-elle prendre racine (carré) sur cette île plate aux senteurs de tiaré en plein milieu du Pacifique ou allait-elle rentrer sur son île montagneuse aux senteurs de maquis ? Péné avait beau lui dire qu'elle avait le temps de décider, qu'elle devrait profiter de Fakarava (« putain meuf, c'est LE spot de plongé du coin, paraît qu'il déchire et en plus, on t'a trouvé le super plan de la mort, même pas cher ma gazelle ! Il te faut quoi de plus ? Un gogo danseur qui sort de ton gâteau d'anniversaire ? »), lui proposer de se retrouver ensuite à Moorea où les deux perchées (au sens propre comme figuré) avaient trouvé un bénévolat en février et qu'elle verrait à ce moment là si vraiment Gwen lui avait effectivement manqué.
- Mais pas avant, hein ? Faut que t'arrêtes de te mettre la pression avec lui, ajouta Péné, les mains empêtrées dans la pâte à pain. Un mec, ça reste un mec !
- Ce qui veut dire ?
- Que t'en as pas besoin pour kiffer la vie, n'est-ce pas Astou ?
- Allez, vas-y, fais toi plaisir ! Gaë a peut-être pas envie de finir nonne comme toi !
- Ouh là, tu ouvres les hostilités ?! Gaë, steuplé, saupoudre un peu de farine sur la pâte, avant que je lui éclate la tête, à cette pimbêche qui a fait rouiller les accoudoirs de mon canapé à force de venir pleurer tous les crétins qui l'ont prise pour une conne !
- Le pire, c'est qu'on sait tous qu'elle a raison, souffla Astou, en briquant le robot de cuisine qui allait servir incessamment sous peu pour le cake à la banane. NON ! Pas la farine, on ne souffle pas la farine, Péné !
- Mais si, tu es si belle, en blanche !
- Péné arrête ou j'appelle Gwen ! ... Péné ... GWENNNN !
- Chuuuut, t'es folle ou quoi ?, intervint Gaëtane, concentrée à surveiller la température exacte du lait sur le feu, étape indispensable à la nouvelle recette de yaourts. Tu tiens vraiment à ce que ce soit lui qui décide à ma place de me virer d'ici ? Noooon Astou, pas l'eau !
- Oh, c'était juste pour vous rafraîchir les idées, les nonnes !
- Bon je crois que ça part en cacahuète, là !
- Stop, stop, stop : pause diplomatique ! Pas d'eau dans le lait, steuplé ! J'ai pris la derrière bouteille du magasin et le prochain ravitaillement de l'île c'est après demain, alors on ne rigole pas avec ça. Mais laissez moi finir les yaourts et je vous promets que ma vengeance sera terrible !
- Les filles, vous m'avez appelé ? demanda une voix dehors.
- Putain, Gwen, il arrive ! Astou, file te rincer dans le chenal : les tâches de farine sur toi, ça le fait pas. Je m'occupe de la serpillière, organisa Gaëtane.
- C'est un peu négligé, cette pension, tu ne trouves pas, Péné ? lâcha Astou en sortant.
- Carrément ! pouffa sa comparse, hilare. T'inquiète Gaë, je vais le baratiner avec ma recette du pain. Trouve nous juste une excuse pour notre tenue mouillée.
- Putain, mon lait !
- De rien, meuf !
C'est sûr que la vie dans la pension avec Gwen et les deux zouaves était le paradis pour ma sœur. Mais elle savait que tous les bénévoles n'étaient pas si cool (les deux qui avaient suivi les italiens n'avaient pas laissé un souvenir impérissable) et que certains clients étaient pénibles à souhait. Elle savait aussi qu'elle avait besoin de sensations, de ressentir l'explosion de bonheur quand sa planche descendait la vague, la barre presque neutre dans ses mains, l'aile de kite qui suivait tout là-haut et le vent dans ses oreilles, de rechercher le meilleur mouvement en grimpant, parcourue par un petit frisson lorsque la prise était compliquée à atteindre et la chute une éventualité à considérer.
Mais dans ses rares moments de lucidité, elle s'avouait que ces plaisirs intenses, si elle ne les trouvait pas sur cette île des Tuamotu, elle ne les avait pas non plus tous les jours chez elle. Il fallait la bonne conjonction week-end / météo et maintenant un compagnon de grimpe disponible, et ses prières à Éole n'avaient que très rarement été couronnées de succès (d'où le fait que définitivement, sa carrière de nonne était mal partie). Elle savait que le plus souvent, ce serait les midis seule, les journées boulot seule et les soirées aussi seule (enfin, en grande conversation avec Réglisse). Bref, une vie seule avec quelques instants de sensations, alors qu'ici, avec lui, elle avait presque tout le temps des émotions. Et plein de gens autour.
A ce stade de la réflexion, elle se rendit enfin compte qu'elle était exigeante pour sa vie à Rangiroa mais pas pour celle qu'elle aurait si elle rentrait en Corse. Le psy, au bout d'une analyse complémentaire plein tarif et toujours sans carte de fidélité, aurait conclut qu'elle était atteinte du syndrome de « l'herbe est plus verte ailleurs ».
Ce que notre vieille tante un peu aigrie avait résumé depuis longtemps par un « elle ne sait jamais ce qu'elle veut, cette petite Gaëtane. Ca lui jouera des tours dans sa vie, je vous le dis moi ! »
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top