17. Le plan de bataille

Anto et Chjara n'ont pas eu besoin de père infidèle, ni de rage de dents, ni de poésie à apprendre (« et la maîtresse, elle n'est pas commode, un peu comme à notre époque, vous vous souvenez comment c'était monsieur l'agent, à notre époque, quand on ne connaissait pas sa poésie par cœur ? »). le confinement numéro deux s'est avéré être une vaste blague (absolument dénuée d'humour), à mille lieues du premier où l'hélicoptère s'amusait à survoler les plages pour verbaliser les dangereux terroristes qui osaient fouler le sable désertique. Pour ce deuxième confinement, pas un seul flic à qui déblatérer son bobard qui s'allongeait au fur et à mesure des jours et des kilomètres parcourus (et des voies gravies).

Tellement confinée, que Gaëtane multiplia les allers et venues avec les uns ou les autres.

En semaine, pour s'éviter les repas en tête à tête avec son téléphone, elle squattait chez Léa : arrivée un peu avant midi avec le repas, elles se racontaient leur matinée comme un vieux couple.

Ou plutôt Gaëtane écoutait les histoires de bureau de Léa. Comme elle avait écouté celles de Stéphane il n'y a pas si longtemps.

Auto-entrepreuneuse d'un bureau d'étude, le contact réel de Gaëtane avec un autre humain, en semaine, se réduisait bien souvent uniquement à Stéphane. Elle qui m'a si souvent rabâché les oreilles avec la liberté de pouvoir travailler quand elle voulait, la sérénité de n'avoir personne sur le dos, pas de petit chef véreux, incompétent ou caractériel, et la chance de ne pas avoir à supporter les pauses cafés hypocrites pour ménager la susceptibilité des collègues, son énorme avantage s'était retourné contre elle. Elle avait été seule pour travailler, maintenant elle le serait aussi tout le reste de la journée. Et avec ce nouveau confinement, même les soirées seraient (théoriquement) solitaires, puisque les activités culturelles et sportives étaient annulées. Et contrairement aux copains mis en télétravail, sa solitude ne prendrait fin qu'avec l'arrivée d'une autre personne dans sa vie. Ce qui n'était vraiment pas gagné.

Du coup, pour ne pas complètement sombrer, pour ne pas succomber au syndrome de Bridget Jones et sa peur d'être retrouvée après plusieurs semaines non seulement morte dans son appartement, mais le corps en état de décomposition avancée, les week-ends, voire parfois les soirs en milieu de semaine, Gaëtane invitait ou se faisait inviter. Avec la bouteille de vin pour ses hôtes, elle amenait son oreiller et son pyjama, puisque le confinement interdisait de rouler de nuit sans justificatif. La soirée chez les potes ne faisait certes pas partie des justificatifs acceptables aux yeux de l'Etat, mais qu'est-ce qui est plus dramatique : la propagation du virus ou la dépression aiguë ? La peste ou le choléra ? Le suicide ou le Corona ?

L'humain est un animal social. Et Gaëtane encore plus.

Ces squats, ces assiduités à la paroi, cette nouvelle routine qu'elle s'était inventée, elle que j'ai toujours entendu justement pester contre la routine, c'était sa bouffée d'oxygène, son ouverture sur le monde. Son souffle le vie. L'impression d'exister pour quelqu'un en chair et en os, ne serait-ce que le moment d'un repas ou d'une voie d'escalade. Même quelques minutes par jour, ces contacts réels lui faisaient un bien fou. Que quelqu'un se souvienne de ce qu'elle avait fait la dernière fois, la questionne sur ces projets futurs ou l'encourage pour progresser sur la falaise. Certes, ça ne compensait pas les soirées moroses et surtout ces réveils où le néant s'étendait devant elle, cette journée qui s'annonçait longue et solitaire, ou plutôt immense de solitude, mais c'était son remède homéopathique contre son « A quoi bon ».

En fait, elle n'avait jamais été autant chez les uns ou chez les autres. D'ailleurs, à bien y réfléchir, je me demande si ses amis n'avaient pas mis en place un véritable plan de bataille, dont le but était de ne pas la laisser sombrer. Occuper ses instants, faire passer le confinement, en espérant que le vent de liberté qui soufflerait après, lui donnerait des ailes. Qu'elle retrouverait sa joie de vivre, ou du moins, sa volonté de vivre. Et qui sait, qu'elle rencontrerait quelqu'un.

Ils n'auraient pas imaginé que ça viendrait si vite. Et de façon spontanée. Sans leur aide. Ou sans qu'ils ne l'organisent.

Au fond, on ne saura jamais à l'avance qui sera le sauveur. Celui qui fera reborder le vase. Celui qui apportera la dernière goutte d'eau, quand les seaux précédents ont été remplis par les bonnes âmes et leur abnégation, par les potes qui se sont patiemment occupés de toutes les Gaétanes en état de dislocation avancée. Il faut un subtil mélange de compassion, de travail collectif et surtout de hasard, pour qu'entre en scène celui qui recolorera la vie. L'être providentiel, le sauveur mystère, le Don Diego de la Vega paré de sa cape et sa moustache colorées.

Et juché sur une licorne.

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