16. Monoï

- Bonne année !

C'est deux grands sourires que Gaëtane était allée chercher à l'aéroport ce matin-là, deux grands sourires arborant chacun un collier de fleurs de tiarés qu'elle avait patiemment réalisés avant que le soleil ne tape trop, deux grands sourires super contents d'être ici. Péné et Astou. Une blonde et une noire. « Pas besoin de se battre pour savoir qui va commencer aux échecs, c'est toujours moi du coup ! avait d'ailleurs commenté, plus tard, Péné. Ce à quoi Astou avait répondu : « d'où tu joues aux échecs, toi ?

- Oui, bon ben d'accord, dans le cas où je jouerais aux échecs ... »

Péné et Astou donc, de leurs vrai prénoms : Pénélope et Aïssatou. Un duo de choc, une doublette décontractée, une joyeuse paire, un couple de potes réunies par le rire et l'émerveillement. Deux copines gavées par la morosité ambiante d'une nouvelle année covidée qui sont montées dans le premier avion, sans plus un sou en poche. Le bénévolat sur cette île paradisiaque tombait à point nommé. Le courant passa tout de suite avec Gaëtane, qui y vit une occasion d'alléger la relation, un peu trop sérieuse à son goût, qu'elle entretenait avec Gwen. Restait à savoir si elles étaient aptes à supporter les exigences du patron.


- Ca sent hyper bon ici, c'est un truc de fou ! s'exclama Péné en entrant dans le cellier. On dirait ...

- Du tiaré !

- Ouais carrément. Mais puissance dix mille !

- C'est ça, c'est de l'extrait de tiaré. Distillé à partir des fleurs, je crois. C'est ce que met Gwen dans son monoï, expliqua Gaëtane.

- C'est une odeur hyper aphrodisiaque. Pas étonnant que tu aies craqué sur lui, s'il s'en enduit le corps pour vos soirées torrides !

- Où ça, un truc aphrodisiaque ? demanda Astou en pointant son nez dans le cellier.

Jusqu'ici, Gaëtane n'y avait jamais réfléchi, mais le premier psychanalyste venu aurait rapidement décelé, moyennant une très grosse somme d'argent, que ce n'était ni le sourire soi-disant craquant de Gwen, ni son légendaire altruisme qui plaisait à ma sœur. Mais ... (roulement de tambour obligatoire à ce stade du récit, compte tenu de la somme faramineuse exigée par le psychanalyste, que je ne peux traduire ici que par un suspense très bref, qu'on peut sans aucune hésitation qualifier d'éphémère, de fugace, voire carrément de ridicule) : son odeur. Juste attirée par son odeur ! Ou pour être plus précise : l'odeur dans le placard, tout en haut à droite, en entrant dans le cellier. Une odeur enchanteresse, enivrante, envoûtante, planante, exaltante. L'extase. Le Graal de Jean-Baptiste Grenouille (mais sans ses meurtres).

Combien de temps peut durer un amour basé sur une odeur ? (Et donc combien de chapitres peut tenir une histoire basée sur un amour olfactif ?) L'être humain est certes un animal, mais jusqu'à quel point notre sens de l'odorat est-il développé ? Surtout lorsqu'aucun handicap nous a forcés à surdévelopper ce sens ? Et qu'on souffre de rhinite permanente depuis la nuit des temps ?

Quoiqu'il en soit, il ne restait que douze jours à Gaëtane pour sentir Gwen et son tiaré. Dix jours sur cette île plate et deux jours sur un atoll voisin, Fakarava, d'où il partait sur des îles complètement paumées, pour une nouvelle mission de deux semaines d'inventaires de tortues avec des scientifiques de renom.

Le plan initial, dans la tête de Gwen, c'était que Gaëtane garde la pension à Rangiroa, cueille les fleurs de tiaré tous les jours, nourrisse le chien, arrose les plantes, marie la vanille dont les fleurs s'ouvrent chaque jour et accueille les touristes de passage. Mais le plan ne s'était pas passé comme prévu. Dans l'état de Gaëtane, même avec le baume au cœur (et ailleurs) qu'il lui avait badigeonné, rester deux semaines seule chez lui était au-dessus de ses moyens. Quelqu'un de normalement constitué aurait profité de cette période sans patron pour enchaîner les plongées, se délecter des sauts de dauphins au soleil couchant et refaire le monde avec les clients entre deux siestes dans le hamac.

- Quel est l'intérêt ? Je n'ai pas quitté Réglisse pour rester deux semaines à tourner en rond sur cette île minuscule !, m'avait-elle déclaré.

Elle avait donc choisi de continuer son périple, de soigner sa solitude dans la découverte, en commençant, comme par hasard, par Fakarava, dont les deux passes sont réputées pour leur profusion de requins. Elle accompagnerait donc Gwen à son rendez-vous, en s'offrant par la même occasion un petit week-end en amoureux, pendant que la pension serait gardée par les deux bénévoles pleines de vie qui venaient d'arriver.


- Opération monoï ! lança Gaëtane à la cantonade.

- J'arrive ! répondit une voix, du haut d'un arbre, avant qu'un long tissu ne se déroule, et n'en sorte Astou.

- Mais c'est quoi ça ?

- Oh, laisse, c'est son mode d'expression !, ironisa Péné. Bon, elle est quand même grave forte, la miss ! Si tu as cinq minutes, elle te fait une démo. Motivée Ast' ?

Astou enchaîna des pirouettes défiant la gravité, sans autre protection que son tissu qui s'enroulait et se déroulait autour d'elle. C'est fluide, c'est beau, c'est athlétique et accessoirement dangereux. Surtout quand on sait que l'hôpital se trouve à plus d'une heure d'avion. Mais la miss semblait autant stressée que si elle allait s'acheter une baguette de pain. La routine donc.

- Elle fait du cirque, expliqua Péné. C'est sa tribu.

Sonnerie de téléphone.

- Ah ben tiens, quand on parle du loup !

Sous les yeux médusés de Gaëtane, Astou décrocha le téléphone, la tête en bas, accrochée uniquement par une jambe au bout de tissu pendant de l'arbre.

- Regardez comme c'est beau ici ! s'extasia-t-elle devant l'écran, avant de redescendre en deux mouvements de drap. Ca c'est Gaëtane, notre nouvelle pote. Gaëtane, je te présente Miro, Caillou, le Gros, le Chauve et Don Juan.

- Salut les bras cassés, lança Péné derrière Gaëtane.

- Salut la folle, lui répondit la troupe amassée derrière l'écran, à l'autre bout de la terre.

- Je crois qu'on commencera le monoï toutes les deux. Ca ira ?

- Du moment que Gwen n'est pas au courant ! ricana Gaëtane.

- Ca a l'air d'être une bonne équipe, ses potes, commença Gaëtane, alors qu'elles entamaient le dépeçage du tas gigantesque de cocos entassé à leur pieds.

- C'est comme sa famille. C'est grâce à ça qu'elle tient.

- Comment ça ? demanda Gaëtane, intriguée par ce petit suspense, mais surtout attentive à alimenter la conversation suffisamment longtemps, pour dépiauter, ouvrir, râper, presser et cuire une trentaine de cocos quand même.

Combien ça allait faire de litres de monoï, ce tas entier dont les noix remplissaient la brouette ? D'ailleurs, elle n'était pas bien sûre de maîtriser la fin du processus et s'attendait aux remontrances de Gwen. Qui prendraient sûrement une tournure plus drôle vu sous l'angle de ses deux nouvelles amies. Mais pour l'heure, il fallait s'activer avant que la chaleur n'englue tout le monde.

- Dans sa tribu, ils se soutiennent mutuellement. Ils sont souriant comme ça, mais ils ont des parcours que je ne souhaite à personne. Tiens, tu m'as dit que tu faisais de l'escalade ? Don Juan, par exemple, c'était un crack. Il enchaînait les voyages sur les plus belles falaises du monde : Etats-Unis, Espagne, Grèce, même la Jordanie. Il s'est arrêté après la Turquie, quand il a dû rapatrier le corps de sa future fiancée.

Gaëtane ne compris pas tout de suite. Avait-elle entendu ce qu'elle avait entendu ? Ou c'était la chaleur qui commençait à taper dès le matin ?

- Terrible, hein ! Une chute. Une prise qui a cassé et les protections ont lâché. Ca arrive très rarement il paraît. Mais ça leur est arrivé. Bref, elle était inconsciente et lui, il avait la jambe en morceaux. Il s'est quand même traîné jusqu'à la maison la plus proche, pour tenter de la sauver, mais ils n'ont rien pu faire.

- C'est horrible, articula-t-elle enfin, quand elle réalisa l'horreur de la situation.

L'ami d'Astou, celui-là même qui souriait, certes timidement, sur l'écran tout à l'heure, avait vécu l'insoutenable ? Elle n'en croyait pas ses oreilles. Et Péné avait laissé entendre qu'il n'était pas le seul à avoir subi un drame. Elle se sentit soudain vraiment ridicule avec son histoire de rupture. Et à la fois, elle se sentit bénie des dieux : aucun de ses amis n'avait eu d'accident d'escalade, quelques fractures bien sûr, mais rien de comparable. Elle se tourna vers l'atelier, où Gwen était en train de bricoler et fut prise d'une envie de se blottir dans ses bras. Mais il y avait ce tas de cocos qui l'attendait. Et elle ne pouvait pas laisser Péné en plan, surtout avec cette histoire.

- Et t'imagines même pas la misère administrative après.

Non, elle n'en avait aucune idée. Qui peut penser à ça ? Qui peut penser que l'inhumanité s'ajoute à l'impensable ? Qui peut imaginer qu'un type zélé s'acharne sur quelqu'un qui a tout perdu, même l'usage de ses jambes ? La société n'est donc pas là pour protéger les faibles et les accidentés de la vie ?

- Entre les assurances qui ne voulaient pas payer l'avion pour le corps, alors qu'elle avait un billet, hein, et les flics qui cherchaient à savoir s'ils ne l'avait pas tuée. Quand tu sais en plus qu'il avait prévu de la demander en mariage au sommet de la montagne ! Il avait la bague dans la poche de son short d'escalade.

- Oh le pauvre ! réussi à articuler Gaëtane devant l'énormité du drame que lui contait sa nouvelle amie.

- Tu l'as dit. Bref, ça a été coton pour le réparer. Il a pris un abonnement au bloc opératoire le gars ! Puis ensuite, il a passé plusieurs mois en centre de rééducation pour réapprendre à marcher. Ca lui a fait un mal de chien, mais lui, il s'en foutait, il avait plus goût en rien. Il subissait. Il se laissait un peu mourir en fait. C'est là qu'il a croisé un des loustics. Leur crédo, c'est le cirque pour tous, alors un suicidaire sur un fauteuil roulant, tu parles, c'était du pain béni ! Maintenant, tu le verrais sur le trapèze, il est trop à l'aise !

- Et Astou, c'est quoi son problème ? demanda Gaëtane, soucieuse d'en connaître un peu plus pour ne pas mettre les pieds dans le plat. Enfin, si c'est pas trop indiscret !

- Les mecs ! Son problème, c'est clairement les mecs. Elle se chope tous les tordus de la terre. Et après je la récupère en petits morceaux. Bon le côté positif, c'est que du coup, elle m'a suivie ici. Genre le dernier, il s'est pris pour une star de cinéma. Il s'est cassé style « je vais chercher des clopes » et il n'est jamais revenu. Plus de son, plus d'image !

- Elle a qu'à se taper Don Juan, si c'est un dragueur ! tenta de blaguer Gaëtane.

- Qui devrait se faire Don Juan ? demande une voix derrière elles.

- Toi !

- Ah la bonne blague ! Don Juan !

- Quoi, j'ai dit une connerie ?, s'arrêta tout à coup Gaëtane. C'est un trans ? Ou il est devenu impuissant ?

- Ah ça, je ne sais pas. Personne ne le sait d'ailleurs, peut-être même pas lui ! ricana Astou.

- C'est juste que Don Juan, on l'a jamais vu avec une nana, expliqua Péné. Même les bombes qui passent en stage, il les regarde même pas ! C'est le Gros qui l'a surnommé comme ça. Faut dire que c'est des spécialistes des surnoms à la con ! Tiens par exemple, le Gros, il pourrait passer derrière une affiche sans la décoller tellement il est limite anorexique !

- Oui bon, c'est vrai qu'on fait pas dans la finesse. Bon, quand vous aurez fini d'épiler vos noix de coco, on ira le faire le monoï ?

- On est en plein, là, cocotte !

- Ah bon ? C'est à base de noix de coco le monoï ?

- Carrément. C'est que ça d'ailleurs. Je te montre comment on casse les cocos ? Prends la machette et le bol.

- Ce truc de Tarzan, là ?

- Voilà, tu la prends comme ça, la noix et tu frappes avec le côté non tranchant, expliqua Gaëtane qui était devenue une professionnelle dans l'art de la fabrique du lait coco.

- Y'en a pour long ? s'inquiéta Péné.

- Vu le tas de cocos, je pense qu'on va y passer la matinée. Va falloir me raconter toute votre vie, les filles, si on ne veut pas s'ennuyer !

- Oh ben avec la mienne, tu vas pouvoir remplir des bidons de monoï ! conclua Astou.

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Désolée pour le très long silence. J'espère que cette reprise vous a plu, ainsi qu'Astou et Péné. N'oubliez pas de voter, ni de donner votre avis en commentaire si vous en avez envie.
Je ne promets rien pour la parution de la suite, mais j'essaie de ne pas trop vous faire languir.


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