16. CARNET DE GAËTANE - 17 mars 2021

Anne lise n'a pas foulé le sol de Fatu Hiva depuis cinq minutes, qu'elle nous a déjà dégoté des pamplemousses, de la papaye et un uru contre un peu de fil de pêche. Troc qui peut sembler complètement disproportionné vu de France, où les fruits commencent à entrer dans la catégorie des produits de luxe vu les prix pratiqués (encore plus lorsqu'ils sont bio et locaux), mais sur cette île tropicale humide au bout du monde, les fruits se régénèrent continuellement, ce qui n'est pas le cas des produits manufacturés. Et quand le magasin est en rupture de stock, il faut attendre la prochaine commande et la venue du prochain bateau. Un bon petit mois au bas mot. Et sans fil de pêche, c'est quand même plus compliqué d'attraper du poisson ! C'est une des raisons qui explique le capharnaüm de Gwen dans ses ateliers (sans utiliser le mot « dépotoir »), habilement cachés de la vue des clients. Je me fichais un peu de lui quand il récupérait tout ce qu'il trouvait sur la plage ou au bord de la route mais bon, si je n'avais pas commencé par dévisser des vis sur de vieilles planches pourries, je n'aurai jamais pu fabriquer sa douche extérieure avant de partir. Et les clients seraient encore à se rincer de l'eau de mer avec un vieux tuyaux, les pieds sur une palette déglinguée. Alors que là, ils peuvent s'offrir le luxe d'une bonne douche sous les pandanus (et les étoiles), entièrement nus mais camouflés derrière des planches de bambous (provenance directe du bout du jardin), avec à leur pied des fougères vertes et rouges, replantées pour l'occasion. Ça a une autre classe. Et ça donne un peu plus de standing à la pension de Gwen.

Bon c'est vrai que bricoler de la récup, c'est non seulement écolo mais en plus gratifiant. Sauf évidemment quand la sécurité n'est pas respectée. Quand j'y repense, tenir une roue de secours à la main par terre pendant que Gwen y donne des gros coups de masse pour la dévoiler, c'était prendre le risque qu'il m'écrase, au choix, les doigts, les mains, les genoux ou même me fracasse la tête. On est con quand on est amoureux quand même !

Je dirais même qu'on est un peu con aussi quand on est heureux.

Mais faire confiance à la vie, que ce soit une masse qui ne dérape pas et tape juste à l'endroit où il faut, un amoureux trouvé sur un atoll au milieu de l'océan Pacifique, un plan escalade improbable avec matériel et transport maritime, ou un voilier avec un super équipage pour un voyage plongée aux Marquises, ça vaut le coup. Et je referai, ça c'est sûr. Même si la plongée d'hier était plutôt lugubre : apparemment beaucoup de vie, mais une visibilité de quelques mètres maximum et des requins que je vois à la toute dernière minute. Sachant qu'il n'y a pas de lagon ici et que les requins tigres et autres bestioles du même acabit rodent dans les parages, ça va être folklo !

Mais putain, ce que je kiffe cet endroit ! Là on s'est ancré en face d'une plage de sable blanc avec cocotiers. Apparemment le seul sable blanc (ou presque) de toutes les Marquises. Et dans ces îles de roches noires, une plage de sable blanc, c'est un contraste digne d'un petit paradis. Parce que pour être honnête, elle n'a rien de spécial et des plages de sable blanc, j'en vu pas mal, dernièrement et dans ma vie d'avant. J'en ai même vu des gris très clairs, des beiges, des jaunes pâles, des ocres clairs, et même des roses (ou plutôt saumon), de quoi en faire une belle collection si j'avais pensé à ramener un petit échantillon de chaque dans mes bagages. Et pour être précise, ce sable-ci est d'ailleurs plus beige que blanc. Mais qu'importe que ce ne soit pas la plus belle plage de sable blanc ou assimilé du monde, elle me plaît. Est-ce parce que, mes coéquipiers et moi, sirotons un petit rhum, bercés par le très léger roulis de Kashew et rythmés par la play-list qui devient un refrain à elle toute seule tellement elle a tourné en boucle (ah, le plaisir de retrouver du réseau et surtout des données, pour charger enfin d'autres musiques sur cette baffle !) ? Est-ce parce qu'aujourd'hui, nous avons fait un petit bout de navigation avec des dauphins qui s'amusaient à devancer l'étrave de Kashew ? Est-ce parce que le village dans lequel nous nous sommes baladés aujourd'hui était particulièrement joli ? Est-ce parce que les habitants de celui d'hier étaient particulièrement accueillants et nous ont acceptés au milieu de leur fête ? Est-ce parce que les enfants que nous avons croisés tout à l'heure, sortant de l'école, m'ont semblé si insouciants et heureux, pressés qu'ils étaient de sauter sur la corde qui pendait d'un gros arbre pour se jeter dans la mer en mode Tarzan? Est-ce parce que les étoiles sont particulièrement belles ce soir ? Et la nuit tiède ? Ou est-ce parce que je sais que je vais rentrer, que je vais quitter les Marquises et la Polynésie que j'apprécie encore plus ces moments et ce présent qui passe inexorablement ?

Je rêve d'un monde où l'on pourrait modifier le temps : ralentir les bons moments, accélérer les mauvais. J'aurais passé cette dernière année en X64, sauf les trois derniers mois que j'aurais ralentis au maximum.

J'aurais appuyé très fort sur le bouton » de la télécommande en ce lundi 16 mars 2020, alors que je me remettais de la fatigue de mon retour du fin fond de l'Asie, la veille, et du décalage horaire qui va avec. J'aurais appuyé sur le bouton pile au moment où Gilles a frappé à la porte, quelques dizaines de minutes avant qu'il ne me révèle, pourtant avec tact et bienveillance en tout bon pote qu'il est, mais surtout preuves à l'appui, la liaison de son ex-femme (renommée depuis « l'Ordure ») avec Sté. La trahison de Sté, son adultère consommée dans ma maison pendant mes absences de quelques heures ou de plusieurs jours (lorsque j'étais au bout du monde), son mensonge bien droit dans les yeux (parodie pathétique de Cahuzac), sa tentative de me culpabiliser encore une fois alors que je connaissais la sordide vérité, la découverte que cette plaisanterie abjecte durait depuis des mois et des mois, et surtout qu'il me mentait, me trompait, me trahissait, ne respectait rien et piétinait notre amour, notre amitié et notre relation depuis tout ce temps, bref, vivre ça en accéléré m'aurait fait le même effet que lorsque je regarde un film : de l'émotion sur le coup, quelques larmes peut-être, mais ça aurait été vite oublié, l'image chassée par une autre. Le premier confinement avec lui, débuté dès le lendemain, puis sans lui suite à son départ sans motif officiel, mais vraisemblablement pour « essayer » l'Ordure dans la vraie vie (le confinement leur offrant une discrétion à toute épreuve vis à vis des commères du village) ; mes crises d'angoisse à ne plus pouvoir respirer, mes crises de larmes à avoir la tête qui explose, cette envie permanente de vomir, de crever pour que ça s'arrête, cette boule qui restera dans ma gorge pendant si longtemps et l'impression que le monde a été repeint en gris : ces sensations m'auraient glissé dessus sans vraiment m'atteindre. Je n'aurais pas lâché le doigt de la télécommande quand Sté est revenu en mai, pour ne pas non plus vivre cette mascarade, ces cinq mois et demi d'hypocrisie qui ont commencé par un reproche, celui d'avoir osé squatter quelques jours chez Samantha, ma bouée de sauvetage dans cette tempête dépressionnaire qui m'engloutissait, au mépris du Covid que j'aurais pu attraper, et donc lui transmettre à son retour, alors même qu'au même moment, il forniquait allègrement chez son Ordure, leurs ébats respectant, à n'en pas douter, les gestes et distances barrières ! La vitesse X64 m'aurait évité tous ces instants pathétiques : ces séances inutiles chez le psy, ces vacances d'été en demi-teinte, ces projets d'achats et de voyages auxquels il a fait semblant de croire, l'Ordure qui lui tournait toujours autour, moi qui travaillais à améliorer mon comportement et me mettais en quatre pour qu'il reste, alors que lui faisait juste comme si cette parenthèse n'avait jamais existé, cette normalité qui feignait d'être revenue, mais cette impression qu'il était là sans y être, et le change qu'il a fallu que je donne à mes parents, à ma sœur et à mes amis pour que rien ne transperce, pour que l'image de notre joli petit couple reste bien tranquillement comme une réussite dans les imaginaires collectifs.

Si je pouvais, j'aurais carrément compressé toute la fin, pour la réduire à une poignée de secondes, depuis cette soirée sur la plage fin septembre, lorsqu'il m'a annoncé qu'il étouffait et qu'il me quittait (unilatéralement, sans discussion aucune, des fois que j'ai, moi aussi, mon mot à dire) jusqu'à mon arrivée en Polynésie, jusqu'à cet instant où Moorea est apparue dans la clarté du matin par le hublot pendant que Rambo m'attendait avec des croissants pour m'amener dans sa somptueuse maison avec hamac et surtout avec Simone. Et ces quelques secondes de condensé de ma vie seraient centrées sur les visages de toutes celles et ceux qui m'ont ramassée à la petite cuillère, écouté mes pleurs, soignée, réconfortée, changé les idées, apporté des éclaircies dans mon malheur et léché la main (ce dernier point ne concerne que Réglisse, pas de scoop à attendre !).

De cette année qui vient de s'achever hier, ne seraient finalement ressortis que mes véritables amis et les trois derniers mois, ces mois Polynésiens, que j'aurais étirés à souhait : la beauté des îles, les émerveillements sous-marins, la couleur des lagons, l'escalade improbable, les randos surréalistes, les virées délire, les réveil paddle, les apéros avec vue, les hamacs, et toutes ces rencontres et ces partages sublimes : Rambo, Simone, Péné, Astou, Sonia, les frères Dakatine, la Kashew team et bien évidemment Gwen.

Et dans le cas où la télécommande à accélérer le temps serait en rupture de stock, alors je me ferais tout simplement lessiver le cerveau, comme dans Eternal sunshine of the spotless mind. Être là, sous les étoiles, avec des potes qui se marrent pendant une joute de blagues en anglais au son d'une play-list étonnement  familière, sur un beau voilier ancré devant la seule plage de sable blanc des îles Marquises, un verre de rhum de Nouvelle-Zélande à la main, sans savoir ni pourquoi ni comment je suis arrivée dans ce bout du monde, ne serait-ce pas là le meilleure des remèdes à ce que Sté appelait pudiquement « la situation » ?


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Eternal sunshine of the spotless mind : magnifique film de Michel Gondry, avec Jim Carrey et Kate Winslet, sorti en 2004.


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