16. CARNET DE GAËTANE - 13 novembre 2020

J'ai établi une routine : aller grimper dès que possible. Le confinement ? Quel confinement ?

En semaine, je choisis un site d'escalade sur la route d'un supermarché, en cochant la case « courses de première nécessité » sur l'ausweiss, le week-end en partant le vendredi soir et en rentrant le dimanche soir, cette fois pour garde d'enfants. Quels enfants ? Anto et Chjara, deux prénoms bien du coin feront l'affaire. De toute façon, comment les gendarmes peuvent-ils vérifier ? Surtout, que j'ai le baratin qui va avec :

Le vendredi soir : « Le petit Anto, vous savez, au village tout le monde le connaît, vous ne le connaissez pas ? Ah bon, c'est bizarre. Chjara, elle est plus réservée, c'est normal et puis à son âge on reste à la maison. J'espère d'ailleurs que leur père ne les laisse pas jouer dans la rue trop tard ! Ah celui-là, il faut tout lui dire ! C'est quand même pas croyable que ce soit lui qui ait obtenu leur garde ! »

Le dimanche soir : « c'est moi qui vais les chercher chez leur père. Il les a pour le week-end. Il faut bien qu'il s'en occupe un peu ! Parce que pour les faire les mioches, les hommes ils sont là, mais après, hein ! Bon, excusez-moi, je suis un peu pressée, parce que demain, il y a école »

J'ai même réfléchi au couplet sur l'ex-mari qui m'aurait quitté pour son ancienne copine d'école, au cas où le gendarme serait sceptique sur mon alibi et tatillon sur mon absence de preuve tangible. Pour plus de sûreté, je pourrais même le prendre à partie : « Elle est du village, cette garce, vous vous rendez compte ! Moi qui lui faisais confiance. Ah ces hommes ! Excusez moi, monsieur l'agent, mais avouez quand même ... » J'avais prévu un mélange d'invention et de vérité, histoire de mettre mal à l'aise le gendarme tout en restant crédible, qu'il me laisse passer au cas où je le recroise, qu'il finisse par se dire : « celle-là, on ne la contrôle plus, parce que sinon, on ne contrôle plus la situation ! » Le but étant que je puisse passer même hors week-end (« une rage de dents carabinée, qu'elle m'a fait la petite ! Et son père qui ne s'occupe pas d'elle, la pauvre ! »), au cas où mon ausweiss d'autorisation de sortie ne leur plaise pas.

Mes alibis en poche et le matos d'escalade bien camouflé dans le coffre, armée de ma boite de rillettes de thon et de mon chien, je pars donc  me vider la tête avec les potes.

Il ne fait pas hyper chaud, mon taf s'accumule, mais j'ai un besoin vital de voir du monde et de me changer les idées. Me concentrer sur la falaise me fait oublier, l'espace de quelques minutes, mes soucis. Ici, le problème principal, c'est d'arriver à monter suffisamment le pied droit sur cette minuscule aspérité de granite pour pouvoir atteindre la toute petite réglette en haut à gauche où je dois poser les premières phalanges de trois doigts afin de me hisser un peu plus haut. En bas on m'encourage, on croit en moi. Même si je chute, on croit en moi.

Me voici donc avec mes 4 kg de moins (le seul bon côté de la déprime) à faire des miracles sur la paroi : normal, je n'ai plus personne à perdre, alors mon cerveau a déconnecté le risque « chute grave avec fracture de la cheville, tassement du dos ou paraplégie ». Et la montagne corse est si pure en cette saison, avec le rose des falaises qui pointent leurs pics sur le vert du maquis et de la forêt, sous un ciel parfois d'un bleu si intense, que j'étire mes journées jusqu'à ce que le soleil, passé du côté obscur de la montagne, n'arrive plus à combattre le froid qui raidit alors tellement mes doigts que je ne peux plus saisir les prises (sans compter mon nez et mes oreilles, au bord de la congélation).

Et Réglisse a l'air d'apprécier ces virées dans la nature avec leurs lots d'odeurs en tous genres à inspecter et les siestes chauffées au soleil méditerranéen.

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