15. Terre

Gaëtane était donc arrivée au Marquises. Par la mer. Pendant près de trois mois, elle s'était démenée pour trouver une place sur un voilier qui y allait, s'était inscrite sur tous les sites de cobaturage existants, avait demandé à tous les équipages qu'elle croisait si elle pouvait être leur mousse (ou leur aide de quart, de manœuvre, de cuisine voire même de devoirs pour les enfants), allant même jusqu'à les interpeller « chez eux », sur leur bateau, lors de virées paddle dans les lagons où ils avaient jeté l'ancre. Elle avait failli embarquer sur un voilier trop exigu et mal ventilé d'un couple avec nourrisson qui entassait les équipiers en leur promettant monts et Marquises, moyennant une participation financière totalement exagérée compte tenu du plat de pâtes servi à bord, mais sans réelle intention d'aller plus loin que le bout du lagon. Elle avait évité les pièges tendus par des marins, 60 ans, cherche équipière, seule, idéalement 40 ans, femme uniquement, pour des questions de propreté (le site, américain, interdisant toute allusion à une quelconque volonté de rencontre ou plus prosaïquement d'activité sexuelle). Sans même parler du vieux loup de mer, 80 ans bien tassé, bien sous tous rapports et connu dans toute l'archipel, qui, à bien y regarder sur les réseaux, pâtissait de signalements de gros porc à tendance salace, par des nanas courageuses qui avaient eu, malheureusement, à subir ses faits d'arme.

Elle arrivait donc à Fatu Hiva, cette île magnifique qui n'avait rien à envier à Moorea ou Hawaï, après une traversée dans les conditions les plus agréables qui soient : espace, convivialité, sécurité, respect et amitié. La première partie du rêve devenu réalité était cochée, restait à vivre la seconde, en vadrouillant sur cinq des sept îles marquisiennes. Le temps était néanmoins compté : son billet de retour en France arrivait à grands pas, et même si elle pensait le décaler, Captain Cook avait prévu de filer à Hawaï à la fin du mois et Mathias venait de trouver un job en or en Allemagne (prise de poste le premier avril). Une dizaine de jours pour un monde merveilleux, c'est trop peu mais tellement inespéré, qu'il ne fallait pas se morfondre, mais vivre. Gaëtane ayant fait du proverbe d'Amma (« Toute chose perdue peut être retrouvée, à l'exception du temps ») son mantra, elle profita de chaque instant de la beauté de la nature, de la saveur des fruits et de la gentillesse des habitants.

A ce stade, je ne sais que raconter de plus sur son périple, qui ne serait soit un cliché d'une banalité déconcertante, soit une parodie pâlichonne du Guide du Routard (si celui des Marquises existait). Ce fut donc une période mémorable, entre couleurs sensationnelles du couchant sur les vallées, les sommets et les baies, baignades sous des cascades (certes fluettes), balades sur des chemins pavés emprunts d'histoire ou sur des sentes raides et presque refermés, plongées ultra poissonneuses, pamplemousses sucrés et échanges magiques avec des Marquisiens aux tatouages authentiques.

Elle se sentait portée par une énergie qui la dépassait, quelque chose qui venait du plus profond d'elle même et qu'elle laissait parfois déborder en larmes ou en exultation. Et en même temps, elle ressentait un vide, immense. Elle avait besoin de partager tous ces instants, avec quelqu'un qui conforte son point de vue, qui débatte, qui oppose. La Kashew team ? Trop consensuelle. Elle avait besoin de Gwen. Ou peut-être pas de lui. Elle avait besoin..., elle ne savait pas trop de qui, de quoi elle avait besoin.

Impossible à canaliser, ce qu'elle prenait pour l'énergie tellurique des roches volcaniques qu'elle foulait lors des moments d'extase, ou pour de la tristesse et de l'incompréhension à la lecture des messages de Gwen (un brin pervers parce que lâche à mon avis) lorsqu'elle pleurait, n'était en fait que la manifestation de la fin d'un cycle.

Qui laissait de la place pour un nouveau.

Mais ça, elle ne le savait pas. Pas encore. Elle en ressentait juste les prémisses. A bien y regarder, elle le savait sans le savoir. Elle n'arrivait juste pas à le conceptualiser. Comment pouvait-elle concevoir que l'Amour, sous toutes ses formes, allait rayonner prochainement ? Comment pouvait-elle imaginer que Réglisse, le petit chien joyeux et tourbillonnant, qu'elle avait à peine connu et déjà confié à son ex, serait à l'avenir son inséparable compagnon de Bonheur ? Et comment pouvait-elle imaginer qu'un Prince Charmant attendait sagement, derrière le rideau, le bon moment pour entrer en scène ?

Gaëtane (et ses amis) mit donc pied à terre. Quelques pas sur le tarmac de la jetée, faisant office de port, de cette île qui a tout d'un paradis : des panoramas sur des pics acérés noirs et verts à couper le souffle, des points de vue sur la magnifique baie des Vierges (et Kashew, minuscule point blanc sur la mer d'un noir intense), des chevaux qui paissent dans des prairies, des petits villages nichés dans la vallée, des arbres fruitiers qui débordent et du vert, du vert, du vert sur tous les clichés. Foncé pour les forêts, clair pour les prairies. Les photos de Gaëtane sont magnifiques mais ce n'est ni dû à un quelconque talent ni à un superbe appareil : Fatu Hiva semble juste superbe.

D'autant plus après la monotonie de traversée en mer. Pouvoir marcher, courir, manger des fruits frais, s'asseoir dans l'herbe à l'ombre d'un arbre, rencontrer des gens, croiser des sourires, sentir des bonnes (et même des mauvaises) odeurs, parler de banalités en français, fut un plaisir.

En regardant toutes les photos, et pas juste celles qu'elle nous a envoyées à l'époque de son escale sur Fatu Hiva, on voit aussi des maisons en béton brut tachées de rouge en bas (les éclaboussures de pluie sur la terre), d'autres style carton-pâte (ou plutôt mélaminé mouillé), des jardins de terre boueux, des bidons qui traînent, des chiens décharnés.

- Et les gens ? je lui ai demandé, candidement, sûre qu'elle allait me répondre que c'est comme partout, qu'il y a des gens sympa et des gros cons.

- Tu en connais beaucoup des gens, en France, qui laisseraient venir quatre inconnus dans leur salon, en quête d'une connexion internet pour acheter un billet d'avion, alors que les convives pour le repas des soixante-dix ans de la grand-mère commencent à arriver ?

Elle me raconta le message reçu par Mathias à son arrivée (son job qui commençait deux semaines plus tard en Allemagne). Sauf qu'avec la nouvelle fermeture des frontières de Polynésie, quantité de vols avaient été annulés et cette histoire de billet d'avion n'était pas simple du tout, surtout sur cette île à la connexion compliquée. Sans compter les formalités particulières qu'il fallait apparemment fournir pour quitter le territoire et possiblement un test Covid (forcement négatif).

D'un coup, alors qu'elle était en train d'aider à installer des nappes en papier et à dresser la table sous l'auvent en tôle de la terrasse bétonnée pour l'anniversaire, protégée des moustiques par un ventilateur bruyant, lui revinrent des images d'aéroport, de grisaille parisienne, de gens qui vont vite, sérieux, trop sérieux, trop pressés, le regard figés sur leur téléphone ou par terre. Elle pensa à son travail aussi, aux journées passées devant l'ordinateur ou au téléphone, à répondre à des sollicitations futiles, à perdre son temps, son précieux temps qu'elle mettait à profit ici, à déambuler sans aucun but dans les ruelles, à discuter de tout et de rien avec des inconnus à l'ombre d'un manguier, à marcher puis courir sur cette longue piste en construction pour ne pas rater les quelques instants suspendus du coucher du soleil sur la baie, à ne rien faire de bien important finalement. Pourtant, en y réfléchissant bien, ces petits plaisirs insignifiants, ces petits riens du quotidien chargés de bonnes ondes, font les plus beaux souvenirs.

Elle se dit qu'elle était bien, là, dans ce voyage dans le voyage, dans ce périple complètement improvisé, bercée par Kashew, au rythme des envies de l'équipage et des pamplemousses juteux et sucrés, cueillis sur l'arbre.


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top