15. Patates et bonheur fondu

- Je ne vais pas y arriver, gémit Gaëtane.

- Mais si, tu vas y arriver, car tu es forte, la rassura Léa au bout du fil.

- Je pourrais pas rester seule, je pourrais pas !

- Tu n'es pas seule. Tu as plein de gens qui t'aiment. Tu peux aller voir tes parents. Ou ta sœur. Tu as encore le temps avant qu'ils confinent véritablement. Il y a une tolérance jusqu'à la fin de la semaine, ils l'ont bien précisé. Ce ne sera pas comme le premier confinement. Profites-en ! Sinon, je suis là, moi. Si tu veux, tu peux venir à la maison.

- Oui, je sais ... mais tu as ta vie, les enfants et Julien.

- Julien est d'accord pour que tu viennes. C'est d'ailleurs lui qui me l'a proposé. Tu peux t'installer sur le canapé. Mais tu sais que je ne peux pas te proposer mieux.

Léa regarda son salon : non, elle ne pouvait pas lui proposer mieux que ce canapé, dans ce vieil appartement sans le charme des vieilles pierres mais avec l'isolation d'une passoire. D'ailleurs, à y regarder de plus près, il y avait des poils de chien, sur le canapé. Pirouette l'avait encore transformé en tremplin. Et qui allait encore devoir nettoyer ? Ca n'existait pas les chiens qui écoutaient ? Ou qui passaient l'aspirateur ?

- Mais c'est parti pour durer au moins un mois, ce confinement !

- A mon avis, ça va être plus long que ça. Ils vont confiner tout l'hiver. Mais ça ne pose pas de problème. Si tu le sens de venir chez moi, tu viens et tu y restes tout l'hiver si tu veux.

Au moins, pensa-t-elle, une personne de plus, ça ferait de la chaleur humaine, peut-être que comme ça, elle consommerait moins de chauffage cet hiver. Pas que la facture ne l'inquiète, de toutes façons, elle était déjà dans le rouge ce mois-ci, mais c'était pour la planète. C'était quand même indécent d'être obligé de faire tourner des centrales au charbon hyper polluantes pour continuer à avoir cette sensation de froid. Tuvalu allait finir sous les eaux plus rapidement que prévu à cause des viaducs thermiques de cette baraque.

- Si tu préfères aller chez tes parents ou ta sœur sur le continent, continua-t-elle, c'est bien aussi. Faut juste que tu te décides vite, si tu dois prendre des billets d'avion ou de bateau. Les places risquent de partir vite.

- ...

- Gaé ?

- Oui !

- Tu es où, là ?

- Dehors, sur le canapé de la terrasse.

- T'as pas froid ?

- Je sais pas.

- Attends, j'arrive !

- Mais tu n'as pas le droit, il est plus de 21 heures !

- Mince, le couvre-feu ... Assistance à personne vulnérable ! Pour une fois que c'est vrai !

Léa embrassa Julien qui luttait pour ne pas dormir devant un documentaire sur la nature canadienne, attrapa son pyjama qu'elle fourra dans son sac à main et enfila la première veste qu'elle trouva. C'était son manteau en imitation poils de vison. Un peu hors sujet, mais elle n'avait pas le temps de trouver autre chose. En fermant la porte, elle se dit qu'elle avait gagné un tour de ménage. Elle sauta dans sa voiture et roula le plus vite qu'elle put. Personne sur la route. « Tant mieux », se dit-elle en se rappelant qu'elle avait oublié de remplir le formulaire d'autorisation de sortie pendant les horaires du couvre-feu. Le couvre-feu. On n'était pas en période de guerre, quand même ! Mais dans quel monde vivait-on ? Il fallait des autorisations pour réconforter une copine, maintenant !

Elle trouva Gaëtane recroquevillée et grelottante sur le canapé de la terrasse plongée dans le noir. Elle attrapa un plaid qui traînait dans le salon et le déposa sur son dos. Gaëtane avait le visage ravagé de quelqu'un qui a pleuré pendant des heures : elle était presque méconnaissable avec sa bouche déformée, ses yeux rougis et ses longs cheveux plaqués, presque collés aux oreilles. La déprime ne lui allait pas du tout. Elle avait pris dix ans.

- N'aie pas peur, Gaë, tu es plus forte que ce que tu ne crois !

Comme Gaëtane se remettait à pleurer, elle la prit dans ses bras et la serra très fort, comme elle l'aurait fait avec un de ses enfants après un gros chagrin. La chaleur corporelle calma Gaëtane qui lui murmura un « merci ».

- C'est normal, tu en aurais fait autant. N'est-ce pas ?

La différence d'âge n'avait jamais été un problème entre elles. Bien sûr, la peau douce de Léa ne trompait personne à côté des rides qui se creusaient sur celle de Gaëtane, mais paradoxalement, à les entendre parler, Léa faisait beaucoup plus mûre. Plus posée et plus philosophe aussi. Comme si la vie l'avait confronté à des tas d'embûches qu'elle avait franchies avec brio, en en retirant à chaque fois une leçon.

- Tu vas t'en sortir, tu vas y arriver. Dis-toi bien ça : « je suis forte, je vais y arriver ». Allez, à toi, vas-y !

- Je suis forte, je vais y arriver, répéta Gaëtane sur un ton fébrile et monocorde qui ne collait pas du tout avec ce qu'elle était censée incarner.

- Voilà ! Répondit Léa, avec plus d'enthousiasme qu'il en fallait. Tu te répètes ça tous les jours. Parce que c'est vrai : tu es forte. En tous cas, la Gaëtane que je connais, elle l'est. Et dis-toi bien que Stéphane ne mérite pas que tu te mettes dans cet état. Il ne le mérite absolument pas. D'ailleurs, il ne te mérite pas !

Léa était excédée : après tous les mensonges qu'il avait proférés, assortis de trahisons, après le pardon exceptionnel que son amie lui avait accordé, un pardon qui la faisait presque entrer dans la caste prisée des miséricordieux, et qui l'avait contraint à ravaler sa fierté et son orgueil, elle continuait à aimer Stéphane et pire encore, Léa le voyait bien, elle se laissait dépérir. Gaëtane, pourtant si forte, si dynamique, si enjouée, si dégourdie, s'écroulait totalement. Elle était devenue une loque, un amas de larmes, de pleurs et d'angoisse. Et comble de l'horreur : avec les cheveux gras. Léa détestait Stéphane pour ça.

Elle partit dans la cuisine, enfourna le plat dans le micro-ondes et alla chercher Gaëtane aussi précautionneusement qu'on déplace une centenaire. Elle l'installa devant une assiette, lui rajusta le plaid sur les épaules et au cling du micro-ondes, en sortit le repas qu'elle lui servit :

- Le bonheur se mesure à la quantité de fromage fondu sur les patates. Tiens, mange-ça ! J'ai réussi à sauver un peu de Morbier avant que Julien ne finisse tout.

- Merci, répondit Gaëtane dans un sanglot.

- De rien. Allez, mange avant que ce ne soit froid. Dis-moi juste où tu ranges tes draps, je vais dormir ici. Je n'ai pas envie de me prendre 135 € d'amende en risquant le trajet retour. Et de toute façon, je n'avais pas envie de passer l'aspi chez moi. Si tu voyais mon canapé !

Rictus fébrile sur le visage de Gaëtane.

- Ca va si je vais dans la chambre d'ami ou tu as besoin que je dorme avec toi dans ta chambre ?

Une larme roula sur le visage de Gaëtane lorsqu'elle acquiesça.

- Demain, si tu veux je t'aide à prendre un billet pour aller chez tes parents. Ou alors tu prends tes affaires et tu viens à la maison. Tu as choisi ?

- Rester ici. C'est ma maison, je m'y sens bien. C'est juste que ...

- Ok, tu restes ici et surtout si ça ne va pas, tu viens te confiner chez moi. Tu pourras toujours dire que tu vas acheter du pain à la boulangerie en face. Faudra juste faire attention aux horaires. Alors, ces patates au morbier ?

Gaëtane essaya de la remercier. Mais à la place, ce sont des larmes qui coulèrent sur ses joues. Et une expression dans le regard qui voulait s'excuser pour tout.

- Tu verras, aussi sûr que ces patates au Morbier sont une tuerie, tu vas t'en remettre. Et mieux que ça, je suis prête à parier que la suite de ton histoire sera beaucoup plus belle que tu ne l'aurais espéré si ce .... de Sté était resté avec toi. Tu verras, un jour, non seulement il s'en mordra les doigts, mais en plus, toi, tu le remercieras. Si si, tu verras, conclut-elle en essayant de se convaincre elle-même de ses propos.

Elle se disait que ça allait prendre du temps, certes, mais qu'on se remet de tout. Et qu'un jour, enfin, sa copine rencontrerait quelqu'un. Un jour, qu'elle espérait pas trop long. Car comment aurait-elle pu imaginer ce qui allait arriver si rapidement à Gaëtane ? Elle-même n'aurait jamais osé l'espérer, même dans ses rêves les plus fous, si elle avait pu être dans un état émotionnel compatible avec les rêves. Alors qu'en fait, finalement quand on y repense, c'était assez facile. Pas évident, mais logique. Gaë avait toutes les cartes en main, tous les éléments. Fallait juste y penser. Ou, vu son état, fallait juste un petit coup de pouce.

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