14. CARNET DE GAËTANE - 14 mars 2021

5h30 ce matin, j'ai vu le rayon vert !

Juste avant que le soleil ne perce l'horizon, un rai de lumière vert. Presque fluo dans cette clarté. Je le guettais tous les soirs depuis mon arrivée en Polynésie, parce qu'on m'a dit qu'il arrivait juste après le coucher du soleil, et voilà qu'il se pointe le matin ! Serait-ce encore un signe ? Une leçon de vie ? Ne pas se contenter de suivre la norme ? Regarder différemment ? Penser différemment ? Vivre différemment ?

Ca pourrait effectivement être la conclusion de mes élucubrations nocturnes. J'ai plus pensé cette nuit que d'habitude. J'ai mis le bouquin de côté, même si je commençais à passer maître dans l'art de lire dans le halo d'une lampe frontale avec un très léger roulis. A un moment, je n'ai pas repris ma page après avoir inspecté l'horizon pour vérifier qu'aucun risque de collision n'était possible. Est-ce la relative chaleur de la nuit ? Cette nuit qui petit à petit est devenue noire comme de l'encre ? Le léger bruit de Kashew qui fendait la mer ? Ou les ronflements réguliers du Captain dans son antre ? Je suis partie dans mes pensées. Et de fil en aiguilles, me sont revenues mes soirées de déprime, depuis celles où je descendais au bord de la mer, il y a presque vingt ans, en me répétant « ce n'est pas ça ma vie ». Pour faire taire cette petite voix intérieure, je l'ai noyée pendant toutes ces années sous une épaisse couche de plaisirs. Escalade, kite, voyages, et toute activité trépidante qui se présentait. Mais au fond de moi, je sais que ce n'est pas ma vie. Que je suis faite pour autre chose. Pour Autre Chose de beaucoup plus grand. Même si dans la réalité, ce pourra être insignifiant, je sais que je trouverai cette Autre Chose forcement beaucoup plus grand. Le hic, c'est que je ne sais pas du tout ce qu'est cette Autre Chose. Je n'en ai pas la moindre idée. Et, ma jeunesse filant à plus vive allure que Kashew dans les vagues, j'ai intérêt à mettre la main sur cette Autre Chose assez rapidement si je ne veux pas finir engoncée dans une vie qui n'est pas la mienne.

J'ai déjà fait un pas dans une autre relation. Je ne sais pas si ça a à voir avec cette autre vie. En tous cas, mes réveils se sont améliorés avec Gwen. Alors qu'avec Sté c'était l'efficacité avant tout (pas de chichi, je te réveille, un petit bisou éventuellement, mais vite, parce qu'on a une grosse journée qui nous attend), avec Gwen, j'ai découvert les réveils langoureux, nonchalants, souriants et exclusifs. Je sais que certains penseront que c'est parce qu'il sentait qu'il devait encore faire ses preuves, en tous cas, j'ai adoré quand il ouvrait ses yeux sur moi avec un regard qui me considérait comme la plus belle merveille du monde.

Et pourtant.

Pourtant ça ne peut pas non plus être ma vie, en tout cas pas si je suis dans la sienne. La nuit précédente, les étoiles (et la divagation de mes pensées) me rappelaient qu'il ne faut rien prévoir, il faut juste saisir les opportunités. Je ne suis pas capable de savoir ce que je vais faire dans la vie ? Soit. Alors je vais tourner ça en avantage : j'ai toutes les options possibles devant moi, il faut juste que je saisisse ma chance quand elle se présente. Ne pas se mettre des œillères, dire oui à tout ce qu'on me propose, comme m'avait un jour conseillé un vieux pote. Et voir où ça me mène. Il avait bien précisé que certaines fois, il s'était fait chier comme un rat mort, mais qu'il avait aussi fait des super rencontres. Au point où j'en suis, entre Sté qui m'a balourdé unilatéralement pour une connasse et Gwen qui ne veut pas faire le moindre effort pour moi, je n'ai pas grand-chose à perdre. Faut juste qu'elles se présentent, les opportunités. Ce qui ne va pas être hyper simple de retour à la maison, vu que je ne vois personne de mes journées. Et je doute que Réglisse soit capable de me ramener une bande de potes. Ni un prince charmant. Faudra déjà qu'il apprenne à ramener la balle !

Alors que le soleil se levait doucement et que je laissais s'éparpiller mes pensées, allongée à l'arrière du bateau, un oiseau est soudain apparu dans le ciel. C'est con, mais ça faisait un baille que je n'en avais pas vu. Depuis Raroia en fin de compte. C'est majestueux comme bête. Et libre. Est-ce qu'il se pose toutes ces questions, lui ? J'ai eu l'impression qu'il voulait juste jouer avec nous, vu comment il virevoltait autour de Kashew. Qui paraissait d'ailleurs bien lourdaud par rapport à lui. Pendant que nous avancions péniblement à coup de moteur sur cette mer sans vent, l'oiseau allait et revenait dans l'oranger du matin. Heureux ?

Et puis je me suis dit : « qui dit oiseau, dit ... »

- Terre ! Terre ! Là devant !

Anne-Lise avait eu la même idée. Pratiquait-elle la télépathie ?

J'ai ajusté mes yeux là où son doigt pointait : un petit triangle pointu à peine visible sur l'horizon.

Une montagne.

Une île.

- Fatu Hiva, a précisé Mathias qui venait juste de sortir de sa cabine, les cheveux encore en bataille d'une bonne nuit de sommeil. Marquesas !

- Les Marquises, j'ai cru bon de préciser !

On a collé nos pupilles sur cette apparition, et puis l'estomac s'est rappelé à nos bons souvenirs et le petit déjeuner s'est mis en route. C'est bizarre, la conversation matinale avait plus d'entrain, plus de rythme. Comme si la promesse de mettre pied à terre signifiait que le charme allait se rompre et qu'il fallait dire ce que nous n'avions pas encore dit pendant qu'il en était encore temps. Ou alors la vue de la terre nous sortait de notre torpeur, elle nous apportait le regain d'énergie qu'il nous faudrait pour débarquer.

Ou peut-être parce que nous avions atteint notre destination. Ou en tous cas, le début de notre destination.

Est-ce que tous les marins sont excités à la vue de la terre ? Combien y en a-t-il, des Moitessier, qui virent de bord juste avant l'arrivée pour rester encore en mer ? Même après avoir subi des tempêtes et des orages ? Qu'est-ce qui pousse les gens à partir ? Puis à continuer ? Est-ce la peur de retrouver une normalité ? De se confronter à d'autres gens, nous qui avions vécu quelques jours en vase clos ? A l'agitation du monde où rien ni personne n'est vraiment important ?

Je dois dire que pendant ces quelques heures où nous n'étions plus coupés du monde, seuls au milieu de l'océan, mais rattachés à ce petit triangle noir qui grandissait sur l'horizon, j'étais partagée. Partagée entre la déception de perdre mon cocon et l'envie de découvrir cette île dont tout le monde louait la beauté et ces gens que j'espérais accueillants. Et de manger des fruits frais !

Au fur et à mesure que l'on s'est approché, alors que nous avions les yeux rivés sur l'île dont les détails se précisaient, les odeurs de la terre sont venus chatouiller nos narines. De la terre chaude et humide, des odeurs d'herbes et d'arbustes aussi. Puis les cris d'oiseaux se sont transformés en piaillements et en chants. Jolie cacophonie matinale de la nature qui s'ébroue.

Alors qu'on longeait la côté à la recherche de l'entrée de la baie, une vague de chaleur s'est mêlée à brise du matin réchauffant la douce fraîcheur à laquelle nous nous étions habitués. Sur les parois verticales où se brisaient les vagues, on commençait à distinguer des chèvres déjà affairées à brouter les quelques pousses qui avaient eu l'outrecuidance et surtout la témérité de coloniser ce lieu austère.

Et puis, au détour d'un recoin de falaise, la baie des Vierges est apparue. Dans sa splendeur verte et verticale. Des sommets acérés tapissés de verdure protégeant un petit village et son clocher blanc en contre-bas.

Quelques voiliers amarrés sur une eau noire, un petite jetée où s'affairaient déjà quelques pécheurs locaux. Je me délectais de la beauté du lieu alors que nous tournions dans la baie, à l'affût du meilleur endroit pour jeter l'ancre et laisser enfin un peu de répit à Kashew. Puis nous avons éteint le moteur, les bruits de la nature, le moteur d'une petite annexe et des vois humaines se sont faites entendre. Déjà accablés par la chaleur, nous avons vite installé la toile d'ombrage avant de passer à table.. Après la sieste, et lorsque le soleil tapera moins, nous irons mettre pied à terre. Neuf jours après que je ne l'ai quittée, quelque part au bout de la route, au milieu du grand motu de Fakarava, Tuamotu, Polynésie française.


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