13. Mer veille

Il y a ce que l'on ressent sur le moment, et ce que l'on ressent à l'évocation des souvenirs. Les souvenirs sont souvent (toujours ?) plus. Beau, extraordinaires, magiques ou au contraire pénibles, insupportables, terribles. Les souvenirs ne retiennent que les instants les plus importants, ceux qui ont compté. Demandez-lui de vous raconter sa semaine de mer des Tuamotu aux Marquises et Gaëtane vous dira qu'il ne s'est rien passé.

Tout au plus, elle vous parlera de sa plongée dans la passe sud avec Captain Cook et Mathias à Fakarava avant de lever l'ancre (les bouteilles étaient à disposition sur le bateau, pourquoi s'en priver?), de son escale dans le lagon de Raroia, et de Fatu Hiva qui est apparue un matin dans la proue.

Si vous insistez lourdement, elle vous parlera peut-être de l'avion de la marine nationale qui disparut dans le ciel aussi vite qu'il était apparu après un survol très bas de Kashew ou des porridges de Mathias agrémentés de noisettes, d'amandes et de fruits secs. Elle pourra (enfin!) aussi vous parler de la pétole, cette absence totale de vent, même pas un mini souffle d'air, qui sévit pendant plusieurs jours et qui les obligea à affaler les voiles et à allumer le moteur.

- Mais du coup, c'était plus long que prévu ?

- Ah ça, oui. Mais tu sais, on peut jamais prévoir. Et on n'a pas eu de grosse mer. C'est l'avantage de la pétole : ça tangue, mais tranquillement.

- Et le moteur, c'était pas chiant ?

- Si. Mais pour compenser, il y avait la play-list. Que je connais par cœur maintenant !

En se remémorant cette partie du voyage (et parce que j'insistais vraiment pour ne pas zapper trop rapidement cette semaine de mer dans mon récit), Gaëtane me raconta que, certes, elle avait un gros bouquin et certes, ses coéquipiers étaient vraiment sympa, mais elle trouvait le temps long sur le voilier, accablée par la chaleur du soleil dont l'ombre manquait, sans pour autant pouvoir aller se baigner dans cette eau qui lui tendait les bras. Calés sur le même bord, aucune manœuvre (à par hisser puis affaler les voiles lorsqu'une toute petite brise pointait son nez puis disparaissait), il fallait juste attendre devant ce paysage monotone et monochrome : la mer bleu et le ciel bleu. A l'infini et à 360°.

Les repas, préparés à l'avance dans le lagon de Raroia, venaient briser la monotonie. Les langues se réveillaient, la parole resurgissait. Captain Cook, qui parlait peu, avait une propension à ne pas articuler, ce qui rendait la conversation en anglais peu compréhensible. Mais Gaëtane s'accrochait pourtant (elle n'avait rien d'autre à faire de toute façon) en maudissant les cours d'anglais à l'école où le programme (et donc les profs) insistait sur la grammaire et les explications de texte, alors que dans la vraie vie, c'était le dialogue qui primait. Combien d'heures passées dans des labos de langue, un casque sur les oreilles, à écouter un texte lu dans un anglais à l'accent parfait ? Combien de bonnes notes ramenées parce qu'elle avait appris ses verbes irréguliers ? Et pour quel résultat ? Ne comprendre l'anglais que parlé par une française ou un allemand qui lui reformulaient gentiment les propos du Captain ? Parfois Anne-Lise commençait une conversation en anglais et voyant qu'elles ne parlaient plus que toutes les deux, finissaient en français.

C'est comme ça qu'elles en vinrent aux 4 accords Toltèques, un petit bouquin corné qui traînait dans le fond de son sac. Une révélation pour Gaëtane. Surtout après ses expérience avec Sté et Gwen. « N'en fais pas une affaire personnelle » fit écho au « j'étouffe » de Sté.

- C'est lui qui étouffe, expliqua doucement Anne-Lise. Si tu me dis que tu ne lui as jamais interdit quoique ce soit, alors c'est lui qui a un problème et ce n'est pas toi la responsable. S'il ne le traite pas, il aura un problème avec toutes les autres filles.

La mer était plate. Aucun nuage, aucun oiseau dans le ciel, aucune terre à l'horizon. Juste le bleu, le bleu qui berçait les larmes qui coulaient sur les joues de Gaëtane. Elle n'était pas responsable de l'échec de son couple. Il avait fui pour éviter d'affronter ses problèmes à lui, détruisant sa vie à elle. Si seulement il avait exprimé ses soucis, si seulement il les avait partagés avec elle avant que ça n'empire. Mais pour ça, il fallait qu'il maîtrise le premier accord : « Que ta parole soit impeccable » et déjà qu'elle soit. Parler des choses importantes et pas de la pluie et du beau temps. Elle le savait pourtant, que quand ça ne va pas, on a beau le taire, à un moment ça sort. Elle aurait dû l'aider, elle aurait dû ...

- Non, ne le prends pas pour toi. C'est lui. C'est lui qui aurait dû t'en parler. Tant pis pour lui, il a laissé quelqu'un de super.

Elle repensait aussi à Gwen. Ce n'était pas elle le problème avec ses excès de violence verbale, c'était lui. D'autant qu'il se comportait pareil avec les clients ou les bénévoles.

- Tu as bien fait de partir. Quelqu'un qui souffle le chaud et le froid, c'est trop dur à vivre.

- Je ne l'ai pas quitté, je suis partie pour aller aux Marquises, c'est pas pareil.

- Tu es quand même partie. Personne ne t'obligeait. Tu as fait un choix. Au moins, ici tu as le temps d'y réfléchir. Il te manque ?

C'était une excellent question. Évidement que Gwen lui manquait. Mais en même temps, elle était excitée par ce voyage, par les Marquises depuis la mer. Et être sur ce voilier, au milieu de l'océan Pacifique, c'était vivre sa vie et ses futurs souvenirs en direct.

- Oh et puis ce n'est pas de ma faute s'il n'a pas voulu m'accompagner ! Et on pourra pas dire que je n'ai pas insisté ! Et je vais même te dire un truc : ça ne lui avait même pas effleuré l'esprit !

Elle ne savait pas non plus quoi penser de leur échange de messages les rares fois où elle avait capté du réseau GSM, dans le lagon de Raroia et en longeant les îles Katiu, Makemo et du désappointement. Il lui souhaitait bon voyage, il écrivait qu'il ne savait plus quoi penser d'eux, qu'il était perdu, qu'il n'envisageait pas sa vie en Corse, que tous les deux c'était compliqué. Puis, il lui donnait des bons plans aux Marquises, racontait que les bénévoles avaient fait du bon boulot dans sa pension et lui souhaitait une vie merveilleuse. Avant d'ajouter, quelques heures plus tard, qu'il ne savait plus où il en était et qu'elle lui manquait.

- Il est vraiment perdu ou il te fait tourner en bourrique, demanda Anne-Lise ?

- C'est comme si je lui manque plus que tout le matin et qu'il s'en fiche complètement le soir.

- Docteur Jekyll et mister Hyde. Ça te parle ?

Voilà que ces personnages repointaient le bout de leur nez pour caractériser Gwen.

- Parce que bon, continua-t-elle, c'est plus un ado, il a de la bouteille. Et surtout dans sa situation géographique, c'est pas très compliqué d'expliquer qu'il a construit sa vie sur son île et qu'il ne veut pas la quitter. Enfin, c'est pas facile, sur le moment, de le dire à sa copine, mais il sait que ça ne sert à rien de donner de faux espoirs. Faut qu'il se comporte en adulte, quand même, non ? Surtout qu'il sait ce que tu as vécu avec Sté !

Gaëtane savait tout ça, elle entendait les conseils avisés d'Anne-Lise, mais elle voulait quand même s'agripper à cette belle histoire. Parce que deux ruptures en si peu de temps, c'était trop pour elle.

D'autant que j'ai écrit, au tout début de cette histoire, qu'il ne s'agissait pas que d'une rupture (ni de deux d'ailleurs !), mais bien d'un nouveau départ. On en rirait plus tard toutes les deux, seulement à ce moment là, au milieu du Pacifique, elle n'a pas encore lu ces lignes.

Elle passa donc cette traversée entre calme et chagrin, entre profondes discussions et pensées dérivantes au gré de la playlist, entre chaleur et moiteur, entre voile et moteur, entre Petits Riens et Grand Tout.

Parce que si elle s'endormait dès la nuit tombée, c'est à dire vers 19 heures, dans la chaleur du carré, enroulée dans un drap moite, bercée par le léger roulis de l'océan, les yeux fatigués d'avoir lu et relu les messages de Gwen et les joues mouillées de larmes, et alors que le reste de l'équipage finissait la discussion du dîner autour d'une bière, elle savait que la nuit serait belle. Elle le savait, parce qu'elle se réveillerait pour son quart. Celui du milieu de la nuit.

Elle avait pris ce créneau car le fiasco de la traversée pour aller à Makatea lui avait montré que juste après dîner, la digestion l'obligerait à compter les secondes et à mettre une alarme toutes les cinq minutes, pour ne pas (trop) sombrer dans les limbes du sommeil.

Et puis ce créneau lui rappelait la fin des écoutes de chauves-souris dans les forêts de Corse, quand enfin elle pouvait éteindre le détecteur à ultrasons et ses toctoctoctoctoc incessants, traduisant les va-et-viens de ces bestioles fascinantes, et qu'elle pouvait s'émerveiller des majestueuses silhouettes noires des grands pins et des falaises gigantesques qui se découpaient sur le bleu foncé du ciel légèrement étoilé, avant d'entamer la marche du retour, dans la fraîcheur et le silence de la nuit estivale, ponctuée seulement du tu-tu régulier du petit duc.

A 1:55 du matin, son réveil la tirait donc des bras de Morphée et de sa banette moite, et, après un pipi mouvementé dans les toilettes de Kashew, elle sortait sur le pont où elle croisait le Captain qui lui disait invariablement que la mer était calme et que la nuit était belle et étoilée. Elle lui souhait alors une bonne nuit exempte de « big bug bite » et s'installait sur le roof arrière.

Seule.

Tantôt la tête calée contre l'artimon, ce petit mat des ketchs, embrassant le sud-est, la voie lactée et son amas nuageux et mystérieux et la croix du Sud pas encore debout. Tantôt debout, les bras appuyés sur la toile d'ombrage, observant le blanc des vagues que fendait la proue inondée de noir et l'horizon foncé tout droit vers le nord.

Là, elle sondait la nuit, observant les étoiles qui apparaissaient dans les interstices de leurs congénères au fur et à mesure que ses yeux s'écarquillaient. Le temps s'était rétréci ou dilaté, peu importe, ça n'avait plus d'importance. Elle pensait, puis ne pensait à rien, puis respirait, puis ressentait et vibrait. Certains auraient dit qu'elle méditait, d'autres qu'elle se déconnectait, moi je crois qu'elle était en communion avec le Grand Tout, cette chose insondable, sans forme, sans but, sans réalité, qui existe pourtant parce qu'on le fait exister, ce moment propice où il n'y a plus besoin d'agir, de penser ou de s'évertuer mais juste d'être, cet état d'équilibre subtil où tout est à sa place, cette harmonie parfaite qui procure la paix.

Quand les étoiles commençaient à éteindre une à une leurs lumières, quand l'indigo laissait place au bleu foncé, quand une lueur pâle s'installait à l'horizon sur tribord, elle allait réveiller Anne-Lise qui prenait la relève. Elle installait alors quelques coussins sur le roof arrière, s'enroulait dans une couverture et s'enivrait de la venue du jour et de sa rencontre avec la nuit, les yeux tellement grands ouverts qu'elle s'assoupissait, pour se réveiller à la faveur d'un rayon de soleil un peu plus chaud sur sa couverture. Le soleil était alors bien ancré à l'horizon, Anne-Lise était assise devant la barre à roue, concentrée sur la proue, Mathias et Captain Cook n'allaient pas tarder à se lever et à faire griller les grains de café pour le cappuccino maison qu'ils s'offraient tous les matins à bord. Une nouvelle journée allait s'installer, alternant brises et pétole, conversations profondes et baragouinage en english, calme et play-list, tartare de thon et salade de fruit, jus de citron et bières, bleu du ciel et bleu de la mer.


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top