13. Angoisses tropicales

Elle s'était réveillée à deux heures du matin. A travers la moustiquaire de la fenêtre, elle distinguait les feuilles de cocotier ondulant en ombre chinoise devant la lune. Au loin, l'océan avait déployé ses vagues. Elle se tourna : Gwen dormait, emmitouflé sous le drap. Seule sa mèche châtain, éparpillée sur l'oreiller, et son souffle lent et régulier trahissait sa présence.

Deux heures du matin. C'était la première fois, depuis qu'elle était en Polynésie, qu'elle se réveillait en pleine nuit. Même le décalage horaire ne l'avait pas affectée comme ça.

Deux heures du matin.

Un sentiment étrange l'envahit. Un sentiment qui pris la forme d'une boule. Tapie dans le bas du ventre. Toute petite au début. Mais qui grossissait au rythme des secondes et de l'ondulation du feuillage. Quand la boule atteignit les poumons, elle sut qu'elle aurait du mal à respirer. Elle avait déjà connu ça. A plusieurs reprises. La première fois, elle avait cru qu'elle en crèverait. Elle avait cru qu'elle n'arriverait plus à faire entrer de l'air dans sa trachée. Elle se voyait, tel un poisson hors de l'eau : battant des branchies sans qu'aucune particule d'oxygène ne rentre, ouvrant la bouche, la rouvrant encore, en vain. Pas d'air. Plus d'air. La mort par étouffement. Lente. Atroce. Odieuse. Elle s'y revoyait, presqu'un an plus tôt. En plein confinement, dans sa chambre, couchée à côté de Stéphane. Inondée de larmes et sans air. Essayant désespéramment de capter l'oxygène qui devait pourtant bien arriver de la fenêtre entrouverte. Cette fenêtre qui diluait un froid qui lui glaçait les os. Cette fenêtre qui laissait pénétrer les rires des voisines en face. Dehors ça riait, alors qu'elle mourrait. D'une boule d'angoisse, de peur, d'incompréhension, de désespoir. Car enfin, qu'avait-elle fait de mal ? Lui, il l'avait trompée, lui avait menti pendant tous ces longs mois et encore, même les yeux dans les yeux lorsqu'elle l'avait démasqué la veille du confinement, preuves à l'appui, il avait nié son adultère, avec aplomb. Elle lui avait cependant pardonné. Tout. Parce que le plus important pour elle, ce n'était pas son orgueil, mais sa vie. Sa vie avec lui. Et elle ne voulait pas la perdre. Elle ne voulait pas le perdre. Elle avait fait l'impensable, ou du moins ce qu'elle n'aurait jamais cru être capable de faire. Elle l'avait fait et l'avait tenu : pas de reproches, juste un reset, elle avait mis cette sombre histoire et sa rancoeur dans une boite et l'avait enterrée. On n'en parlait plus. Et voilà qu'alors qu'elle commençait juste à reprendre de l'estime de soi, qu'ils retissaient leurs liens lui semblait-il, il lui annonça qu'il la quittait. « Pour réfléchir ». Pour tester sa maîtresse, plus vraisemblablement. Bref, il partait. La laissant seule avec ses angoisses, son incompréhension et son traumatisme. En plein confinement. Rupture. Fini. GAME OVER.

Cette fois, dans la fraîcheur la nuit tropicale, elle s'étouffait doucement, au son du bruissement des feuilles de cocotier et des vagues sur le récif, elle s'étouffait en laissant ruisseler des larmes sur ses joues, elle s'étouffait en pensant à cette nuit d'avril et à toutes les autres qui ont suivi, toutes les autres jusqu'à ce qu'il revienne, toutes ces nuits réveillée, exténuée, à deux heures du matin sans pouvoir se rendormir, elle s'étouffait aussi en pensant à ces soirées de déprime de l'automne depuis qu'il l'avait quittée à nouveau, toutes ces soirées glauques toute seule chez elle, en Corse. Elle laissa couler ses larmes sans arriver à se raisonner : pourquoi une telle crise d'angoisse, ici, auprès de Gwen, cet homme si généreux, si attentionné, si aimant, si rassurant ? Etait-ce possible que Stéphane l'ait détruite à ce point ?

Depuis combien de temps pleurait-elle ? Elle était assise dans le lit, prostrée et secouée de spasmes. C'est ça qui l'avait réveillé. Il s'était retourné doucement et l'avait vu dans le clair de lune, entre les ombres des feuilles de cocotier. Ses longs cheveux en vrac. Les yeux gonflés et luisants. Le corps grelottant. Malgré tout, il la trouvait belle. Emouvante plutôt. Névrosée mais émouvante. Il allait falloir qu'il déploie toutes ses forces pour l'aider à s'en sortir. Mais il y arriverait, il le savait, ou du moins, il le voulait. Parce qu'il l'avait invitée pour ça. Parce qu'elle le méritait. Parce qu'il voulait la mériter. Parce qu'elle lui plaisait. Bien plus que ce qu'il ne voulait se l'avouer.

Il tendit la main vers sa figure, sécha une de ses larmes avec le pouce et délicatement, l'amena contre lui. Il sentit sa joue mouillée sur son épaule. Il lui déposa un baiser sur le front. Puis sur l'autre joue. Il plongea ses yeux dans les siens. Il y vit un gouffre de tristesse. A combler. C'est pour ça qu'il la prit dans ses bras et la serra fort. Longtemps. Jusqu'à ce que son souffle devienne lent et régulier et qu'elle s'endorme, enveloppée dans la chaleur de leurs corps enlacés.

Qui l'empêcha de s'assoupir à son tour.

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