12. CARNET DE GAËTANE - 9 mars 2021
Nous quittons Raroia et son lagon turquoise constellé de patates de corail, véritable peau de requin baleine vu du ciel. Magnifique. Une merveille de la nature. Raroia, l'île la plus au nord des Tuamotu, dernière escale avant les Marquises.
Les vagues déroulent en rouleaux parfaits de part et d'autre de la passe, au milieu de laquelle l'eau crépite comme un torrent énervé se transformant rapidement en vagues courtes et puissantes : le mascaret, combinaison étrange entre le courant sortant et la houle du large.
Etrange.
Quand je repense à Gwen, là, calée sur le pont du bateau, adossée au mat avant de Kashew et profitant de l'ombre de la voile dans la chaleur encore supportable du matin, c'est le mot qui me vient. D'un côté son sourire craquant, ses jolis yeux presque noirs, ses sourcils qui arrondissent son visage et ses longs cils qui attendrissent son regard, sa voix douce quand il me parle au réveil et son rire d'ado complice quand il est content de la blague qu'il vient de faire. Mais de l'autre : sa démarche voûtée, sa tête trop basse dans son cou, ses jambes longues, sa voix cassée et cet air trop sérieux, trop adulte, lorsqu'il vient de se raser et de raser en même temps les pattes qui laissent ses tempes à nu, sans compter ses reproches blessants.
Comme s'il y avait deux personnes en lui. Ou plutôt, comme si mon cerveau modifiait certaines images pour les embellir, comme si parfois, j'étais droguée. Est-ce qu'on ne voit que ce qu'on a envie de voir ? Où se trouve la réalité ?
Je me souviens d'un petit quizz vidéo où il fallait compter le nombre de passes faites entre une dizaine de personnes en cercle, possédant chacune un ballon, pendant une bonne minute. Au moment d'afficher le résultat, fier d'avoir réussi le challenge, on se rendait compte que le fait d'avoir focalisé sur les ballons avait masqué une mascotte géante d'ours, qui traversait ostensiblement le cercle des joueurs. Le cerveau avait tellement bien compartimenté la scène pour être sûr d'arriver à ses fins, qu'il avait complètement occulté le principal. Le détail plutôt que le tout. N'aurais-je pas été, moi aussi, victime du même phénomène ? Embrouillée par mon cerveau concentré sur quelques détails enjoliveurs. Parce qu'au fond, ne soyons pas naïf : le but de l'amour, ce n'est pas de se sentir heureux, d'être capable d'embrasser la terre entière en commençant par son voisin acariâtre, ou d'avoir l'impression de pouvoir voler, non, le but n'est même pas de donner naissance à un être merveilleux qu'il faudra nourrir et blanchir jusqu'à ses vingt ans au bas mot, non le but, c'est de reproduire les gènes et de les disperser. Nous sommes des machines, certes formidables, mais à la merci de nos gènes qui n'aspirent qu'à l'éternité et qui n'ont rien trouvé de mieux que de s'appairer avec d'autres tout aussi intéressés, pour arriver à leur fin. C'est tout. Et les gènes ont développé pour cela des armes hyper puissantes, les hormones et les sens, pilotées par des organes tout aussi dévoués que je le suis, le sexe et le cerveau. Et avec Gwen, ces deux-là s'en sont donnés à cœur joie.
Je suis maintenant ballottée sur la mer. Juste l'horizon devant moi, bleu foncé, avec des reflets brillants. Dans le ciel, défilent des filaments aux formes étranges, qui se cachent derrière les cumulus pour sortir plus loin. « Offrir mes pensées à la mer » a écrit ma sœur dans son roman. Mais comment ?
Après tout, je n'ai rien d'autre à faire sur ce voilier et encore plusieurs jours à tuer, si je me lançais ?
Voilà ce qui me vient, en vrac. Désolée cher Océan Pacifique, je n'ai pas bien rangé, et ce n'est pas non plus très intéressant. Aucun scoop, aucune théorie scientifique ni aucune énigme à résoudre. Juste de banales pensées d'une nana égocentrique qui se retrouve perdue au milieu de deux mecs, un qui l'a quittée et l'autre qu'elle a quitté en prenant le large. Je n'ai que ça à t'offrir pour l'instant. Ah, et si tu pouvais tout garder, ce serait sympa, ça me laisserait un peu de place dans le ciboulot pour avancer.
Pensée n°1 : Je sens que je ne pourrais plus revivre avec Sté. Evidemment, je veux revivre ma vie d'avant, mais serais-je prête à accepter sa routine quotidienne ? Mais plus que tout : serais-je prête à accepter ce qu'il m'a fait ? L'année dernière, quand j'ai découvert sa trahison, j'ai décidé de faire Reset, d'oublier. Mais en serais-je encore capable maintenant ? Et d'ailleurs voudra-t-il encore vivre avec moi ?
Pensée n°2 : J'aurais voulu que Gwen m'aime. Qu'il me rejoigne aux Marquises, qu'on trouve une solution à notre équation géographique, qu'il me traite en princesse comme il l'a fait au début et qu'il arrête ses remarques qui font mal pour des choses insignifiantes. J'aurais voulu que ce soit lui. Avec la majuscule : Lui. L'Elu, le lapin blanc, le Prince Charmant. J'aurai voulu qu'on vive dans un endroit qui nous plaise à tous les deux. J'aurai voulu voir ses yeux noirs et ses longs cils à mon chevet jusque sur mon lit de mort, sa main ridée dans la mienne. J'aurais voulu ... Mais je suis trop impatiente. J'ai déjà eu tellement de chance de le rencontrer et de vivre cette histoire d'amour inespérée. ... Est-ce la même pensée ? Pas grave, l'Océan fera le tri.
Pensée n°3 (ou 4) : Cette virée en voilier est peut-être une très bonne opportunité pour y voir plus clair : pas de réseau téléphonique, pas de sollicitations, seule avec moi-même et avec l'équipage qui parle anglais, à part Anne-Lise. Mais elle parle peu, de façon posée, réfléchie et sereine. Quelques jours pour mieux comprendre ce que je ressens, ce que je veux ? Est-il temps de rentrer ? Ai-je fini mon stage Reborn ? (Pensée n°5 !)
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