12. CARNET DE GAËTANE - 28 décembre 2020
Presque deux semaines que je suis chez Gwen. J'ai bien pris mes marques. Je connais tous ses potes sur l'île et j'ai mes petites habitudes dans les magasins. Je sais dans lequel il vaut mieux acheter la salade pas trop flétrie, et dans celui où j'aurais une chance de trouver du lait, si possible entier, pour les yaourts. Je sais auprès de qui dénicher le régime de 16 kg de bananes et je me sers directement le thon frais dans le congélateur du pêcheur, occupé à réparer une kangoo ou un pick-up. Même les plongées, je commence à les maîtriser. Vu qu'il n'y a pas trop de travail en cuisine, j'y suis allée assez souvent dernièrement. Bientôt, je serai capable de distinguer chaque requin de la passe de Tiputa (non franchement, il y en a vraiment trop pour ça !). Mais déjà, je reconnais Câline, la femelle dauphin (la dauphine ?), à son aileron dentelé qui se pointe toujours en premier pour se faire caresser.
La pension se vide : demain, nous serons seuls. Seuls au monde ? J'avoue que j'appréhende un peu de me retrouver en tête à tête avec Gwen. Pas que notre intimité me dérange, au contraire, mais ça donne un caractère sérieux à notre histoire. Parce que finalement, c'est idiot à dire, mais on vit sous le même toit. J'ai du mal à le réaliser. Avec Sté, on a mis du temps avant de franchir le pas. Deux ans, chacun dans son appart. Avec Gwen, j'ai tout fait à l'envers : j'habite avec lui, je sors avec lui et après il me plaît. Suis-je amoureuse ? Est-ce parce qu'il m'a sorti de ma déprime que je ressens ça pour lui ? C'est vrai que depuis que Sté a quitté le navire attiré par la bave de crapaud d'une sorcière déguisée en sirène, j'étais à la dérive. Il aura fallu ce sourire charmeur et ces yeux noirs craquants, il aura fallu que Gwen entre dans mon cercle d'intimité, qu'il s'y incruste même, pour que le cours des choses change. Est-ce parce que Sté est complètement sorti de ma tête que j'arrive à aimer ou est-ce parce que ce que je ressens pour Gwen est véritablement fort ?
Mais je sais que cet équilibre est précaire. Je ne suis pas née de la dernière pluie. Je sais qu'à un moment, le niveau de tolérance va descendre, comme la mer après un tsunami. Et je vais peu à peu apercevoir des trucs qui vont me gaver. Des tâches sur la belle nappe. Toutes petites au début les tâches, presqu'imperceptibles. Puis elles vont grossir et être plus nombreuses et à un moment, la gêne sera telle qu'il faudra se poser la question du passage à la machine. Sauf que, je l'ai tellement chanté sous la douche, l'amour ne se fait pas bouillir et l'eau de Javel ne ravive pas les sentiments. Et n'en déplaise à Alain Souchon, la magie se fissurera. Faut juste que la fissure ne devienne pas trop béante et qu'elle prenne bien son temps avant d'apparaître.
Dans les films, c'est à ce moment que le mari revient. Qu'il fait un beau mea culpa, qu'il déploie tout son charme ou qu'il sort la carte bleue. Est-ce que Sté sera au rendez-vous, lui qui est si ponctuel ? Aurons-nous une belle vie ensemble ? Je n'en ai aucune idée. Ca n'est écrit nulle part, dans aucun livre, dans aucune série ni dans aucune constellation, que ce soit la Croix du Sud ou Aldebaran qu'on voit si bien du bord de l'océan, à côté du jardin de Gwen. Alors en attendant un hypothétique happy-end, dont je ne sais même pas s'il me rendrait happy finalement, je préfère continuer à goûter à ce merveilleux fruit que je ne croyais disparu : l'AMOUR. Avec tous ses parfums, ses sensations et ses émotions. Parce qu'il y a une chance infime, tellement faible que je ne veux pas l'effrayer à y penser trop fort, mais peut-être que le happy end se trouve ici, sur cette île qui sent si bon le tiaré.
Et même s'il fait très chaud, trop chaud parfois, même si les sensations d'escalade et de glisse me manquent, surtout avec une eau si belle à portée de main, même si je suis quelquefois plongée dans des ragots locaux dont je me fiche éperdument, même si le travail chez Gwen est parfois pénible, voire presque qu'inutile, même si je crame des jours à bosser ici pour pas grand-chose alors que des dizaines de dossiers m'attendent sur mon bureau et avec eux, des promesses de rentrée d'argent, je ne regrette absolument pas d'être venue. Je ne regrette pas, parce qu'il y a le bruit de la mer qui ferme le caquet de Monsieur Pulsatile. Et surtout, parce qu'il est là, tout contre moi, mon bel amant du Pacifique.
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