11. Le départ

Elle le quittait pour la seconde fois. S'il était certain qu'elle serait revenue la première fois (il en aurait mis sa main à couper, il était même plus que sûr qu'elle l'aurait attendu chez lui après son inventaire de tortues), cette fois-ci, c'était différent. Il savait qu'il lui faudrait au minimum une semaine de mer pour rejoindre les Marquises où elle y resterait au moins une dizaine de jours. Il n'aimait pas faire des suppositions, ni des calculs, mais là, il se sentait obligé : son avion était prévu à la fin du mois, elle rentrait chez elle, en Corse sur son île à elle, son île si grande qu'elle pouvait y faire tout ce qu'elle aimait : kite, escalade, VTT et même ski. Dans un mois, elle aurait tout ça à portée de main, la mer, la montagne, les cascades, les plages, les forêts. Il avait beau avoir le climat tropical humide et les senteurs de tiarés avec lui, il ne pouvait pas rivaliser avec toutes ses passions. Aurait-elle envie de revenir le voir avant de partir ? Voudrait-elle dépenser encore 300 euros de billet d'avion pour une semaine sur sa toute petite île à lui ? Pour une semaine de vie, tout ce qu'il y a de plus banal, une semaine de travail, de récolte des fleurs, de repiquage des semis, de confection des colliers, de préparation des chambres, de réalisation de gâteaux et de yaourts pour les petits déjeuners, de ramassage des feuilles dans la cour, de tressage des feuilles de cocotier, de construction d'un faré pour la farniente peut-être ? Et pourquoi au final : pour le quitter ensuite ?

Il pensait à tout ça, en sirotant son soda, attablé en face d'elle dans l'aéroport de Rangiroa. Il essayait de donner le change, mais les larmes lui venaient. Il enfila vite ses lunettes de soleil, regarda autour de lui comme s'il cherchait de vieilles connaissances, parla de tout et de rien. Meubler, meubler le temps, se donner une consistance, ne pas craquer. Mais elle ne le quittait pas des yeux. Même à travers ses lunettes de soleil, elle le fixait au plus profond de lui-même.

« Ne pas se laisser gagner par l'émotion », se répétait-il.

Ne pas s'attacher, avait été son mantra toutes ces semaines. Il connaissait déjà la chanson, il avait déjà trop souffert avec Camille, et depuis, il prenait les histoires d'amour comme des cadeaux de la vie. Des cadeaux avec une date de péremption. Car elles partaient toutes : au bout d'une semaine ou d'un mois. Elles ne restaient jamais sur son île. Les seules qui étaient restées auraient mieux fait de ... Gaëtane ne dérogeait pas à la règle. Il avait espéré au début que ce serait différent. Quand elle lui avait confié que plus rien ne l'attendait chez elle à part son tout nouveau chien et qu'elle ne supportait plus son job, quand elle lui avait confirmé qu'elle n'avait pas de billet d'avion de retour, puis annoncé qu'elle rallongeait ses congés, quand elle lui envoyait des mots d'amours depuis Makatea, et surtout, surtout, quand ils s'étaient enlacés à son retour, quand il avait été envahi par cette douce chaleur et enveloppé par l'évidence que tous les deux (« ces deux-là » comme on disait ici), Gaëtane et lui, Gwen, allaient si bien ensemble. Il avait commencé à y croire à ce moment-là, à croire que ce pouvait être elle. La femme qui le rendrait heureux. Enfin.

Mais elle avait douché tous ses espoirs quand elle lui avait confié, d'un air grave et plein d'amertume, qu'elle ne pourrait jamais vivre sur son atoll. Encore moins à Makatea.

Il aurait dû prendre du temps pour elle, il le réalisait maintenant qu'ils étaient à l'aéroport, maintenant qu'elle le quittait. Il aurait dû tout faire pour la faire changer d'avis. Rangiroa était bien son paradis à lui, ça ne devait pas être si difficile de la convaincre de rester ? Il avait bien prévu une virée en wakeboard quelques jours plus tôt, mais il avait changé d'idée en même temps que les prévisions météo et puis, avec tous ces travailleurs bénévoles et le boulot qu'ils abattaient ensemble, il avait oublié. Il s'était dit qu'ils auraient du temps pour ça plus tard, qu'elle aurait d'autres occasions de se sentir bien ici, au paradis des plongées, et que le vent se lèverait bien un jour pour qu'ils puissent aller faire du kite, quand il aurait réparé les voiles. Il aurait dû d'ailleurs commencer par les réparer, ces voiles, plutôt que d'agrandir la pension. De toute façon, il n'y avait pas de touristes en ce moment, alors une journée ou deux de retard, qu'est-ce que c'était comparé à l'assurance de lui faire plaisir ? Il voulait tellement qu'elle se sente bien chez lui, qu'elle reste avec lui. Il aurait dû la faire passer en priorité. Il avait bien consenti à dormir dans la tente pour qu'elle soit plus au frais, mais cet effort n'était pas suffisant. Il aurait dû sentir qu'elle pouvait lui échapper, que leur relation était encore trop jeune, trop fragile, trop éphémère. Alors quand elle lui avait annoncé qu'une place se libérait sur Kashew pour aller voguer vers les Marquises, que pouvait-il lui dire ? Qui était-il pour s'opposer à ce périple qu'elle convoitait depuis des mois ? Qui était-il pour lui briser son rêve ?

Il aurait voulu qu'elle reste plus longtemps, il aurait voulu encore des câlins, encore des nuits d'amours, encore des réveils en caresses, encore des baisers sous la douche, dans la cuisine, dans le jardin, il aurait voulu encore passer sa main sur ses fesses, sur ses seins, sur tout son corps, il aurait voulu encore des plongées ensemble, des retours nocturnes en vélo, des courses de paddle, flotter à côté d'elle dans le jacuzzi naturel, s'échanger des blagues, lui tenir la main en la regardant et sentir une agréable douceur l'envahir, une envie irrésistible de lui faire l'amour. Il aurait encore voulu vivre avec elle. Il n'était pas encore rassasié. Il n'avait d'ailleurs jamais été rassasié d'aucune d'entre elles. Les avait-il toutes aimées ? Probablement. Il n'avait jamais été très difficile. S'il était exigeant pour son travail et pour sa pension, ce n'était pas le cas pour ses compagnes. Gaëtane allait donc rejoindre son panthéon personnel. En bonne position, juste à côté de Camille. Et il sentait son cœur battre plus fort en pensant à ça.

Et en voyant l'aéroport se remplir.

Pour ne pas se faire submerger par les larmes, il proposa d'aller faire un tour dehors. Ils s'installèrent à l'ombre, devant le lagon bleu turquoise. Il faisait beau, il faisait chaud, le lagon était magnifique et pourtant il y avait un couac dans cette perfection. Elle partait. Elle le quittait. Il voulait lui demander de rester, il voulait lui dire qu'il l'aimait. Il ne lui avait jamais dit. Comme il ne l'avait plus dit à personne depuis des lustres. Même pas à Camille. Il voulait lui dire qu'il l'aimait, ce n'était pourtant pas si compliqué de formuler les mots suivants : Gaëtane – je – t'aime.

Mais il n'y arrivait pas.

Alors il feinta, approcha son oreille de sa bouche à elle et lui glissa :

- Tu as quelque chose à me dire ?

Il voulait pouvoir lui répondre « moi aussi » quand elle lui dirait, encore une fois, qu'elle l'aimait. Mais ça ne se passe jamais comme prévu. La vie, ce n'est pas un film ou un roman. La vie, c'est fait de mots qu'on voudrait dire et qui ne sortent pas et de mots qui sortent quand on ne voudrait pas.

- Je n'arrive pas ... L'émotion ... C'est trop dur, sanglotait-elle. De toute façon, je t'ai déjà tout dit. Tu sais déjà tout ce que je ressens pour toi.

Sa stratégie tombait à l'eau. Pire, il fut pris de court quand elle ajouta :

- Et toi, tu as quelque chose à me dire ?

C'était le moment, il le savait. Peut-être même qu'elle l'attendait, ce moment, qu'elle les attendait ces mots. Et que ferait-elle s'il les lui disait ? Annulerait-elle son périple vers les Marquises ? Ou décalerait-elle son billet d'avion pour rester plus longtemps en Polynésie et revenir ici, auprès de lui ? Et s'il les formulait, ces mots, ne s'avouerait-il pas que cette petite nana aux grands cheveux et aux jolies fesses avait pris une place importante dans son cœur ? Trop importante ? Qu'il n'avait pas réussi à la tenir à distance et qu'il risquait de souffrir de son départ ? Mais n'était-ce pas déjà le cas ? Il pensait à tout ça, il pensait trop, il voulait juste profiter de cet instant, de ce dernier instant avec elle, il voulait lui faire plaisir, il voulait voir à nouveau son beau sourire éclairer son visage. Il suffisait qu'il les lui dise, ces trois mots. Gaëtane – je – t'aime. C'était tellement fluide dans sa tête. Mais tout ce qu'il réussit à articuler, à bafouiller plutôt, c'est cette phrase pathétique qui le hanterait plusieurs jours durant :

- Je suis content que tu sois venue.

Il regretta instantanément ces mots lorsqu'elle desserra son étreinte, fixa l'horizon puis son téléphone.

- Je ferais mieux d'y aller, il est l'heure. Ce serait bête de rater l'avion. Je ne suis pas sûre que Captain Cook est prêt à m'attendre un jour de plus.

Il pressa sa main dans la sienne, espérant y déverser assez d'amour pour qu'elle comprenne. Mais elle se leva, lui déposa un dernier baiser sur les lèvres et ponctua les confidences par un « merci pour tout », avant d'enfiler la bretelle de son sac.

L'accompagner jusqu'au terminal et la voir s'éloigner fut un supplice. Il n'attendit pas que l'avion décolle et se précipita dans sa voiture. Il ne put retenir ses larmes lorsqu'il démarra. Il s'en voulait. Il s'en voulait tellement de ne pas avoir su la retenir, elle, avec qui il se sentait si bien.

Il ne voulut par rentrer chez lui, il n'avait pas la force de faire bonne figure au milieu d'inconnus. Il s'arrêta quelques minutes sur le terre-plein en face de l'océan, là où il aimait finir son footing à l'époque où il courrait. Le bruit des vagues masquait celui des moteurs de l'avion qui s'apprêtait à décoller. Les miki-miki ondulaient dans la brise. C'était beau. Il aurait voulu se jeter dans l'eau pour y déverser sa colère et sa tristesse, mais les vagues du récif étaient trop fortes. Comme toujours.

Alors il fit demi-tour pour rejoindre sa vieille amie Christine : il avait besoin de parler. Et d'un bon verre de Pastis.


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