1. L'inconnu
Gaëtane avait donc choisi l'inconnu plutôt que l'amour. Entendons nous bien : rien d'aventureux là-dedans. Juste partir en faisant confiance à la vie.
Si elle avait ébruité son idée fulgurante et décisive, certains lui auraient indubitablement déconseillé cette virée, au titre qu'elle risquait de se faire dépouiller ou arnaquer (elle avait de l'argent liquide pour plusieurs jours puisqu'il n'y avait pas de distributeur automatique ni de banque sur l'île), tabasser ou même violer (partir avec deux inconnus, des frères en plus et même pas dans une pension ayant pignon sur rue!), et que faire en cas d'accident d'escalade (y avait-il au moins un dispensaire ? Avec le centre de radiologie ? Et l'IRM ? Et sans aéroport, comment se passait le rapatriement ?)
Elle, le seul risque qu'elle y voyait, c'était de se faire chier comme un rat mort si pour une quelconque raison le plan grimpe venait à tomber à l'eau et qu'elle devait attendre des jours le passage d'un bateau. Mais elle était confiante : elle pourrait toujours se balader dans et atour de l'île, aller se baigner voire faire de l'apnée, faire des siestes dans son hamac, discuter avec les gens et au pire, elle trouverait bien un bouquin pour lui faire passer son temps.
L'inconnu donc.
Et en l'occurrence, il s'agissait d'inconnus au pluriel, les deux frères Dakatine, comme Gaëtane les surnommait en raison des quantités gigantesques de pâte de pistache de la marque éponyme que ces deux-là ingurgitaient ; Puaiti, Teanuanua et leurs enfants et petits enfants qui les hébergeaient; ainsi que l'île de Makatea elle-même.
Tous les voyageurs le disent : pour que l'inconnu ne se transforme pas en galère, il faut un minimum de préparation, une bonne dose de chance, et une bonne paire de couilles.
Pour la préparation, Gaëtane mit les bouchées doubles, tellement le délai était court. Après avoir empaqueté ses affaires et laissé aux bons soins de Simone et Rambo la planche de kite qu'elle venait de s'acheter, pour qu'ils l'emmènent avec eux à Rangiroa, elle fila au supermarché du coin pour faire le plein de pâtes, lentilles, farine, sucre, beurre, lait et œufs, qui serviraient plus tard pour faire des crêpes sur la gazinière qui aurait pu prétendre au titre de la plus sale du monde, sauta dans un bus heureusement pas trop bondé à cette heure-ci de la matinée jusqu'au centre de Papeete, négocia ardûment avec le vigile du port pour laisser son énorme sac dans sa cahute et finit au marché pour remplir deux gros cabas de fruits et légumes frais qu'elle ne trouverait certainement pas à Makatea. Le riz, l'ail et la Hinano, la bière locale, pourraient être trouvés sur place dans l'échoppe de l'île, de la taille de trois cabines téléphoniques.
La chance s'appelait Clément. Ce petit brun à la barbe bien fournie et aux deux boucles sur l'oreille gauche était en escale à Tahiti dans son périple autour du monde avec son frère Léo, son appareil photo et ses chaussons d'escalade. Lors d'une soirée chez des potes, il avait sympathisé avec Manea, un grand costaud originaire de Makatea, qui lui avait vanté la grimpe sur son île. Dès lors, Dakatine Senior avait dégoté un étudiant, souhaitant rentrer dans son île natale, qui n'avait plus d'autre choix, depuis que les restrictions liées au Covid étaient passées par là, que de trouver au moins sept personnes pour rentabiliser la location d'un catamaran avec skipper. Il avait ensuite négocié deux chambres chez l'habitant avec un accès à la salle de bain et à la cuisine. L'intervention de Manea avait permis d'avoir accès à la caverne d'Ali Baba, en l'occurrence la petite pièce qui regorgeait de matériel d'escalade. Enfin, lors d'un apéro devant la passe de Tiputa, entre une bière et le saut d'un dauphin, Manu, le pote de Gwen, avait évoqué que les deux frères qui squattaient chez Seb, leur ancien compagnon de beuverie parti s'installer à Tahiti pour suivre ses enfants au lycée, organisaient une virée escalade à Makatea. Gwen avait alors tout simplement connecté Clément et Gaëtane et la boucle était bouclée.
Quant à la paire de couilles, Gaëtane n'en eu pas besoin : elle mit en application ce que Péné lui avait confié, à savoir qu'il suffisait de faire un premier pas, de regarder dans quelle direction il l'emmenait et d'enquiller le suivant. Une façon de faire confiance à la vie ou à l'inconnu, c'est selon, ou une bonne paire d'inconscience en quelque sorte. Mais surtout sans jamais se poser les questions du mal de mer, de la sécurité et du rapatriement.
Et sur ce dernier point : oui, il y a bien une infirmière sur l'île et une zone de poser d'hélicoptère, mais un bras cassé se plâtre sur place et en cas de complications, s'évacue généralement vers Tahiti par le premier voilier qui fait escale, ce qui peut prendre un certain temps comme le découvrira Gaëtane. L'hélicoptère sert uniquement aux cas d'extrême urgence. Et sûrement aussi aux hommes politiques.
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