Pas à pas

Salut ! J'espère que la lecture de cette nouvelle vous aura plu ! Je l'avais écrite pour un appel à textes sur le thème du monstre. Comme inspiration, j'ai pris des bouts des laputa, les robots du Château dans le ciel, avec leur air mélancolique (cf le dessin moche de la créature en cover) et des recueils de nouvelles de Mélanie Fazi, comme l'indique l'adresse, pour le côté fantastique, mais axé sur la compréhension. J'ai également choisi de ne pas genrer l'être, en utilisant alternativement "être" et "créature", et en accordant en fonction. Voilà !
Vous trouverez ci-dessous le texte intégral, avec toujours la mise en page en média.
Merci !


Pas

À Mélanie Fazi.

TW : dépression, crise d'angoisse, ambiance stressante.

C'est un sac à main crème en simili cuir et un regard flou posé dessus. Froissement de vêtements, gestes mécaniques. Un cahier : soulevé, glissé dans le sac ; un deuxième, encore un autre, et puis autant de manuels à la couverture brillante. Une trousse violette fourrée dans un coin. Bouteille d'eau de 50cl, aux trois quarts pleine (le plastique craque).
Soupir.
Le sac opère une courbe finalement assez sèche et se retrouve à ballotter sur une épaule. Trop lourd.

{<clac>}

I M M E U B L E S G R I S D É F I L E N T


Cacophonie

de voix qui grésillent

et fumées hachurées


Sonnerie qui raie l'espace

Brouahaha encore chaises qui raclent voix qui s'éteignent cliquetis des stylos voix-caverne

Averse habituelle d'instructions :

Sortir un cahier Sortir un cahier Sortir un cahier Sortir un cahier Sortir

Et le manuel Et le manuel Et le manuel Et le manuel

Et un stylo Et un stylo Et un stylo Et un stylo Et un

Scribouiller Scribouiller Scribouiller Dessiner dans la marge

Ranger Ranger Ranger Ranger Rang

Corps affamés compressés dans l'odeur grasse et lourde des steaks hachés

Les mots défilent sur les pages, glissent sur les yeux sans s'y imprimer : paupières tombent

SONNERIE

(Mais cette fois libératrice)

Flot bigarré qui s'écoule visqueux par le portail grand ouvert : vomi gélatineux joyeux

enfin du silence

Souffler un peu et puis le bus dans les embouteillages, debout, épaule avec aplat de douleur, téléphone clignote lentement.

« Pof » s'exclame faiblement le sac en s'écrasant sur le parquet et « pshouf » fait le lit quand le visage d'Océane s'effondre dedans.
« Mmgrmbl. »

Silence gris foncé qui dure alors que la respiration d'Océane chauffe son visage désagréablement. Elle finit par se retourner et s'étend sur son petit lit d'enfant, déstructurée, membres mollusques. Yeux absorbés par la couette blanche du plafond.

C'est le tintement sec d'un ustensile de cuisine qui fait claquer son regard – multiples clignements – et la pousse à se redresser au prix d'un effort qui tend tous les fils de son corps, mais de façon désordonnée. La tourne qui tête, le plafond du sol s'y confond, tomber l'en soi, et vaporisation ès sombres taches. Océane ferme les yeux le temps que la réalité se stabilise. Et d'un coup se lève, titube sur quelques pas et s'affale sur la chaise de son bureau en bazar. En ahanant, elle tire son sac jusqu'à ses genoux et en extirpe cahiers et livres trop flashys. Elle en ouvre un de chaque type et plonge.

*****

« À table ! »
Cet appel qui retentit n'admet ni d'attente ni de « mais ». Il faut venir, sourire, faire bonne figure, discuter alors même qu'on aimerait dormir et oublier. Pas l'énergie de soupirer, alors Océane se lève, râpe ses pieds jusqu'à sa porte, s'arrête devant un instant pour frotter sa main sur ses yeux, espoir vain d'y effacer l'épuisement et l'obscurité creuse dedans les orbites, puis elle entre dans l'arène familiale armée d'un fin croissant factice sur ses lèvres.

Ça raconte son exténuante journée à grand renfort de questions rhétoriques adressées à la tablée, et de courts silences outrés quand un « passe-moi le sel – merci » interrompt le récit de l'épopée salariale parentale ou de l'odyssée étudiante d'Éva. En parallèle : le concert de percussions des couverts, agrémenté du grincement occasionnel du métal contre la céramique. Et puis le goût, ou trop fade, ou trop relevé des aliments, qu'il faut ensuite mâcher jusqu'à l'écœurement et la disparition de toute texture, et la déglutition appelle la nausée. Mais il faut bien manger pour qu'on ne pose pas de questions, qu'on laisse Océane tranquille. Parler, en revanche, n'est pas nécessaire tant qu'on participe de son écoute attentive (= un hochement de tête bien placé de temps à autre).
Après ce nécessaire moment de communion familiale Océane a quartier libre : elle peut se faire avaler par la télévision ou engloutir par son lit. Il y a trop de sons et trop de lumières qui clignotent pour sa convenance avec la première option, alors le choix est vite fait.
Et puis, si elle pleure, elle risque moins d'être découverte.

*****

Océane ne sait pas très bien à quel moment elle s'est endormie – ni même si elle s'est endormie (le temps tend à se flouter dans la pénombre en nuance de cendres, surtout quand seul un vague malaise le peuple). Mais un éclair d'angoisse : conscience brusquement tirée hors du Styx indolent. Yeux exorbités, respiration sifflante. Elle tente de faire rentrer dans sa caverne les éclats de shrapnel qui déchiquettent sa peau de l'intérieur et qui cherchent à la trouer :
Huuuu huuuu huuu inspiratiooon longue huuuuu inspiration lente inspiration lente inspiration
Lentement, les battements du cœur se calment, une dernière longue expiration, et ses bras tièdes entourent son abdomen qui grésille encore. C'est une mer dont les courants ne viennent plus tordre la surface.

< < < – griiincement – > > >

Océane n'y prête d'abord pas attention. Sans doute Éva qui va aux toilettes. Envie de la retrouver, de se blottir dans ses bras, lui dire que... mais bloquée. Et de toute façon, elle ne va pas encore assez mal, voilà. Encore un grincement et la valse des « et si » commence. Et si c'était un cambrioleur ? Ou des cambrioleurs ? Après tout, il a fallu économiser pour acheter l'énorme télé écran plat du salon, elle doit donc attirer la cupidité. Ou alors un meurtrier ? Et si c'était un pervers qui touchait aux affaires de la famille ? Non. Non. Et si c'était Éva qui partait en cachette ? Peut-être pour acheter de la drogue ! Non. Ou plus étrange : et si c'était l'amoureuse d'Éva qui la rejoignait ? Sûrement pas, donc : un intrus. Hésitation entre ignorer les pensées liées au bruit et aller voir : ça la soulagerait de savoir, mais le danger...
Grrrince.
Elle se lève et tant pis.

Océane connaît sa porte par cœur : actionnée doucement, le ressort de la poignée ne fait qu'un minuscule crrrouirk et, si elle ne l'ouvre pas trop, elle ne couine pas. Elle se glisse donc, aussi furtive qu'un souffle d'air, hors de sa chambre. Les volets du salon sont à moitié fermés comme d'habitude (« pour éviter que des personnes mal intentionnées traversent le jardin et entrent par la baie vitrée »), ils créent une frontière très nette entre l'obscurité et l'éclat orangé du lampadaire de la rue, dont la lueur se répand sur le parquet en suivant une diagonale qui lèche les pieds de la grande table.

Océane retient son souffle et balaie la pièce à vivre. Son regard se pose sur le canapé, la télé (hypothèse cambrioleur(s) rejetée), la table, la cuisine. Rien d'inhabituel dans cette vue qu'elle connaît parfaitement – elle repère même que sa grande sœur a encore oublié de ranger sa chaise et que son père est le dernier à être allé aux toilettes – il laisse toujours la porte ouverte. Et pourtant, Océane perçoit faiblement, comme une lampe qui clignote à la lisière de l'horizon, qu'un élément n'est pas à sa place : appel d'air. L'impression tiède et duveteuse du familier est fissurée quelque part. Inconsciemment, elle retient sa respiration et reste la plus immobile possible. Espoir que si sa présence disparaît, quelque chose se produira.

.

..

...

....

À la limite de son champ de vision, ça s'agite. Océane n'ose ne serait-ce que bouger les yeux. Le mur s'épluche façon orange, non, pas si rond, plutôt plaque de peau morte après un coup de soleil. Oui, c'est ça : le mur à sa droite pèle. Tout son corps se hérisse et perd quelques dizaines de degrés. Elle ne bouge pas parce qu'elle est pétrifiée : horreur et fascination.

Très précautionneusement, émergent du mur trois formes rectangulaires, très fines. Celle centrale est reliée aux deux autres par un pavé plus petit qui semble étrangement télescopique : un par ersatz de membre. En bas, des sortes de languettes s'agitent en rythme (son léger de crépitement) et ont l'air de permettre à la créature de s'écarter du mur et de tourner, très lentement. À présent qu'elle s'est bien détachée de la cloison, il apparaît qu'elle dépasse aisément les deux mètres. Et qu'elle et Océane vont se retrouver face à face.

En une fraction de seconde, Océane prend sa décision. À l'instant précis où l'être se retrouve face à elle, elle arbore son plus grand sourire – et son ventre est traversé par un éclair glacé. Il se fige dans sa rotation. Yeux plongés dans ce qui semble être les siens : en haut de la partie centrale, deux petits rectangles plus sombres paraissent fixer Océane ; un peu plus bas, quelques lignes forment le reflet simplifié, déformé puis réordonné trop géométriquement d'un visage : une ligne horizontale, deux longues lignes verticales qui partent d'un peu au-dessous des similis yeux et la traversent perpendiculairement pour une dizaine de centimètres ; une dernière ligne, parfaitement centrée, monte d'un doigt environ depuis le substitut de bouche.
Silence
Peut-être gêné.

La créature avance d'un coup ses sortes de bras devant elle et s'en sert pour se soulever – griiincement – et pivoter pour projeter son équivalent de tronc en avant et foncer vers l'autre bout de l'appartement – et la sortie. Océane, par réflexe, tend le bras : pas pour l'arrêter ni la retenir. Pour signifier qu'elle n'a rien à craindre, que tout ira bien, qu'elle n'appellera pas la police, qu'elle –

- ( - ( bonk ) - ) -

fait l'être en se cognant à la porte d'entrée. Grimace. Si quelqu'un se réveille... Il revient à toute berzingue, zigzague entre la chaise d'Éva et la table et –

| tung |

contre la baie vitrée. Comme une mouche affolée. C'est dans les tripes d'Océane que tout se joue. À l'instinct, elle prend une grande inspiration et pousse le son le plus calme qu'elle peut produire, un long « o » à la limite de sa voix de tête, qu'elle tient tout doux en s'approchant. La créature se fige un instant et se tourne vers Océane. Ses yeux pourraient être fixés sur elle, attentifs, sans être craintifs. Océane tend trrrès lentement la main vers l'être, le regard calme comme une mare d'encre. Son souffle s'éteint alors que sa main est à portée de son bras. Elle attend, à nouveau sourire. Il pivote son bras et l'approche de la main tendue, en pose l'extrémité dans la paume chaude d'Océane. Le bout de son bras dispose aussi des sortes de languettes, comme une multitude de petits doigts fixés sur un axe qui battrait la charge ; sa main est un peu fraîche, d'un gris léger. Après quelques instants cependant, elle change de couleur et prend celle légèrement boisée de la peau d'Océane. Son sourire s'agrandit.

Sans lâcher la créature du regard, elle recule tranquillement vers la porte d'entrée, cherchant de son autre main la chaise de sa sœur pour ne pas la cogner. Et elle la suit, ses doigts cliquettent sur le parquet. Tour de clef (*tiketiklak*), couinement du plastique de la porte et l'air frisquet du dehors. L'être s'écarte d'Océane et parcoure de sa démarche chaloupée le plutôt petit jardin en tournant autour des massifs de tulipes vaguement entretenus et du barbecue. Se plissent de joie les yeux d'Océane. Elle s'assoit sur le banc en fer forgé et contemple.

La nuit est pleine, l'heure s'est perdue dans l'obscurité. Calme. Si loin que ça pourrait n'être qu'une bourrasque, une voiture passe. L'orange du lampadaire est enveloppant, façon plaid chaud presque sucré tant il fait ronronner les membres fatigués. Un platane s'élance vers le ciel, tacheté à la manière d'une girafe, son tronc large mais squameux évoque solidité et vulnérabilité : l'écorce se détache par plaques ; ses branches forment un réseau labyrinthique en relief, fragile et sensible à la caresse d'un vent léger. Les feuilles frshhhh et le cœur d'Océane aussi. Quiétude. Oui le monde est terrible et aliénant, oui il concasse les êtres et broie les sentiments, mais au cœur de la tourmente, au centre de la ville, sur les mêmes lieux où un torrent d'humain•es se déverse quotidiennement, on peut trouver calme et paix, et beauté. Le monde n'est pas que souffrance : la créature gambade dans l'herbe humide, insouciante, et non, c'est une danse qu'elle déploie à sa façon, faite de tours et de pivots, d'arrêts brusques et de bonds, d'un pas lent comme un murmure et d'une course effrénée, d'intensité et d'indolence. Dans ce jardin miné de canettes et de mégots : la vie, le monde, une existence en enjambées rondes, l'espoir qui se frotte contre les jambes d'Océane et la réchauffe.

Et puis l'être se fige quelques secondes de trop, avant de s'approcher d'elle. Il semble attendre quelque chose. Elle sourit et se relève. Se tend de toute sa hauteur. Il se penche pour se mettre à son niveau, et elle dépose un petit bisou entre ses yeux et sa bouche. Puis elle hoche la tête. Alors seulement la créature étend ses bras de toute leur envergure, et ce sont des ailes et en trois battements elle a disparu dans les ténèbres rassurantes.
En rentrant chez elle, Océane se sent comme libérée d'un pic qui lui perçait le cœur ; il en reste, mais elle saura les retirer, un par un jusqu'à ce qu'elle puisse respirer sans qu'un éclat tranchant ne la traverse, remplacé ensuite par un éclat de lune. Alors enfin, elle pourra elle aussi danser le monde.

Il aura suffi d'un pas à chacun•e.


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