Ma chère cousine
Ma chère cousine,
Les histoires de famille ont toujours été compliquées. Liées. Insensées. Je les perçois comme des fils noirs entremêlés, au fond d'un tiroir. Et on a beau essayer, on n'arrivera jamais à les démêler.
Ma chère cousine. On ne s'est connues que trop tard. Je me souviens, ma mère me parlait de toi. Je ne devinais pas le malaise dans son regard. Dans sa voix. Je me souviens juste qu'elle m'encourageait à aller vers toi, à me mettre à côté de toi pour le déjeuner de retrouvailles.
Tu savais, que comme toi, j'imagine, ma mère nous parlait de son passé, à mes deux frères et moi ? De son enfance gâchée ? Nous avons un passé commun, en quelque sorte. Et je suis heureuse de ne pas être seule à le partager. La famille, c'est sacré.
Mais apparemment, pas pour tout le monde...
Je sais que là, on parle de ton père. Et de notre grand-père. À moitié.
Tu sais, tu es la seule cousine que je n'ai jamais eu. Mon père est fils unique. Notre tante n'a pas d'enfant, et elle vit seule.
Aujourd'hui, j'ai appris que ton père allait au chômage.
Je suis désolée. Sincèrement. Sache que je serais toujours là pour toi.
Pendant trois ans, on ne s'est pas vus. Pendant trois ans, je n'obtenais que de petites nouvelles de toi et ton frère par notre grand-mère. Mais encore. Après la mort de notre grand-père, il s'est écoulé presque un an avant que ma mère ne soit prête à la revoir. Avant que la famille toute entière ne soit prête à la revoir.
Tu savais que, des fois, assez souvent, pendant les dîners, je pleurais parce que je voulais te revoir ? Parce que tu me manquais ?
Ça devait déchirer le cœur de mes parents. De ma mère, surtout. À chaque fois, ils devaient m'expliquer calmement pourquoi je ne pouvais pas vous revoir...
J'ai grandi. J'ai arrêté de pleurer. Je demandais juste des nouvelles.
On s'est revu cet été. Au mariage d'un de nos nombreux cousins du je-ne-sais-quel degré. Je me posais des questions. Au début, j'avais plusieurs mois pour m'y préparer. Puis, ton père a décidé de ne pas y aller. Et à quelques jours du mariage, il a décidé qu'il y allait. Avec toi et ton frère.
Au début, je n'ai rien ressenti. Et la nuit, alors que j'allai m'endormir, la vérité me frappe en plein fouet. J'allai vous revoir. Après trois ans.
Comment est-ce-que tu serais ? Comment je me comporterai ? Aucune idée.
Finalement... C'est parti tout seul. On a un peu discuté à la cérémonie, et au dîner, on plaisantait.
Tu sais, ma mère m'a bien dit que je devais éviter à tout prix de parler de ce qu'il s'était passé entre elle et ton père après la mort de notre grand-père. Et je ne voulais pas en parler, moi non plus.
Je sentais bien que tu voulais aborder le sujet. Et moi... Je le fuyais. Tu m'as dit que ton père nous avait envoyé des mails à ma mère, pour qu'on se voie.
Seulement... Est-ce-que tu savais ce qu'il y avait dans ces mails ? Tu penses vraiment que ton père demandait à nous revoir ?
Moi, je ne pense pas.
Mais comme je ne veux pas de dispute, et que j'étais trop heureuse de te revoir, j'ai évité le sujet en répondant à chaque fois : je ne sais pas.
Je me souviens de la dernière fois, avant le mariage, où on s'est vues. C'était à l'enterrement de notre grand-père.
Nous étions cinq, moi, mon petit frère, mon grand frère, toi, et ton frère jumeau à appeler notre grand-père Nono. Parce qu'on l'a toujours appelé comme ça. Parce que ce sont nos origines communes. Et j'en suis fière, de nos origines.
Ton père, ton frère et toi, vous vous étiez habillés normalement. Parce que c'était dur. Je ne savais pas que c'était la dernière que je vous voyais. Avec l'œil innocent, en tout cas. En quelque sorte, l'année 2014 a été l'année où j'ai grandi. Après l'accident de mon grand frère et l'enterrement. J'ai grandi.
Ma chère cousine.
Dans ma tête, j'ai des images du passé commun de la famille. L'appartement de Nono. À chaque "anecdote" racontée par ma mère, je l'imaginais. Ma mère se dressant entre Nono et notre grand-mère. L'appartement de notre grand-mère. Ma mère et notre grand-mère comptant jusqu'au minuscule franc pour pouvoir manger.
La ceinture qui claque l'air. Les hurlements des disputes quotidiennes.
Tu sais, ce n'est pas parce que j'ai une grande maison, un téléphone et une chambre à moi que je suis riche. Et là, je ne parle pas pour toi. Je parle aussi à une amie, qui se reconnaîtra facilement si elle lit ça.
Tu sais, cette amie, je crois qu'elle pense que parce que mes parents sont dentistes qu'on dit riche. Il faut arrêter avec ça. Les dentistes ne sont pas riches. Je rappelle qu'ils doivent aussi payer les instruments qu'ils utilisent, l e matériel, l'électricité de leur cabinet, l'eau, et tout un autre bazar qu'il y a avec. Les dentistes ne sont pas riches !
Tu sais, cette amie, j'ai beau lui expliquer que je vis dans une espèce de campagne à côté de la ville où toutes les maisons sont grandes, et où ces maisons coûtent autant que l'appartement où elle vit.
Lorsque cette amie sous-entend que j'ai une grande maison, que j'ai de l'argent, un téléphone où je ne sais quoi d'autre qu'elle peut inventer, j'ai la colère qui monte en moi. Et alors, j'ai envie de lui hurler tous ces trucs à la figure. Ça m'arrive à moi aussi d'être en colère ! Et de me fâcher !
Tu sais, la maison de vacances qu'on dans le pays de nos origines, où cette amie est partie pendant une semaine, ma mère et uniquement ma mère l'a payée, et a payé les travaux avec l'argent qu'elle a eu en héritage de mon grand-père. Dans cette maison, mes parents ont payé un repas de plus pour cette amie, ils l'ont abritée, ils ont dépensé pas mal d'argent pour lui faire visiter pas mal de trucs.
Mes parents m'ont souvent répété qu'ils l'ont fait pour moi. Pour mon bonheur. Que rien d'autre ne les obligeait à accepter. Ça me met les larmes aux yeux. J'ai envie de pleurer. Ça y est, j'ai les yeux embrumés.
On n'est pas riche. S'il te plaît.
Si tu as lu ça, ma chère amie, envoie-moi en message "J'ai compris". S'il te plaît. Ça m'enlèvera un poids de mes épaules.
Ma chère cousine, j'ai hâte de te revoir. Je veux profiter. Mais, tu devais que ton père a dit à notre grand-mère qu'il ne voulait plus la revoir ? Comment on va faire, pour se voir, nous ?
Je ne veux pas attendre trois ans de plus.
Les histoires de famille, c'est compliqué. Ces fils noirs emmêlés, je veux les laisser au fond du tiroir. Et recommencer à coudre un vieux pantalon troué par la guerre avec une nouvelle bobine.
Je t'aime, ma chère cousine.
~F.L.A.B.
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