Pas si seule

Yop ! J'ai écrit ce texte pendant une formation à Paris, pour cracher dessus (#catharsis) et parler de la solitude (révélation renversante, n'est-ce pas ?) que je ressens en ville et en général.
J'ai beaucoup hésité pour le passage entre astérisques, qui à l'origine décrit une crise d'angoisse et la fuite du personnage hors de l'appartement. J'ai pensé le couper complètement, puisqu'il me semblait trop lourd dans un texte déjà anxiogène, et donc pas nécessaire même si justifiable.
Après avoir fait lire la nouvelle à diver•se•s gent•e•s, j'ai préféré parler de ce qu'il se passe sans l'évoquer directement. On a donc la crise d'angoisse et le fait que Hannah sorte de l'appartement. Le point-virgule, lui, est aussi un rappel du project semicolon, utilisé par les personnes en dépression : la vie aurait pu s'arrêter, mais elle continue néanmoins. Espoir. C'est un symbole fort, qui me plaît beaucoup et me touche.

Paris libérée


TW : rupture amoureuse, contenu érotique léger, angst, angoisse, ivresse, mention d'auto-mutilation, mention de cigarette.


Lost in a city without faces
With one-sentence stories
Crushed under statues of concrete
And remoteness: inside my coffin of waves
None but myself

Perdue dans une ville dépourvue de visages
Avec des histoires d'une seule phrase
Écrasée par des statues de béton
Et la distance : dans mon cercueil de vagues
Personne d'autre que moi


Les villes m'effraient. Tout ce béton sans discontinuer qui casse mon horizon et mon sens de l'orientation – je ne peux pas aller tout droit sans être stoppée par une muraille – ce béton qui couvre des hectares et des hectares (la terre est enfouie), si bien que j'ai l'impression d'être enfermée, perdue comme dans une forêt sombre (le vent y souffle puissamment, humide et glacé) et l'angoisse monte et gonfle depuis mon ventre, menace de me submerger, d'envahir mon cerveau – douleur intense – et puis j'expire et tout va bien, ça se tasse mais pas très profond, se tapit quelque part dans mon intestin, prêt à jaillir à nouveau quand j'essaierai de saisir le foisonnement de vies disparates qui m'environnent, m'entourent, cherchent à m'envahir dans la multiplicité des émotions, vécus, espoirs, peurs et fissures et toutes me renvoient à moi, seule dans la foule, sans connexion, incapable de me sentir reliée, j'ai besoin d'émotions ! alors je branche mon casque, fixe mon regard droit devant et marche. Je marche ou crève quand je voudrais marche ou rêve.
Impression que les villes m'effacent.

Quand je me suis réveillée, tout a eu l'air normal pendant pas mal de temps. Je ne suis pas de celleux qui ont l'habitude d'écouter la radio ou de regarder la télé en mâchonnant trop longtemps leur tartine – mais je touille bien mon café les yeux perdus dans ma fenêtre. C'est après être sortie dans la rue, douchée, habillée et nourrie mais encore un peu dans les vapes, un pas-sourire plaqué sur le visage, que j'ai commencé à douter. La certitude m'est venue à Châtelet. Un métro vide, ça n'existe pas. J'ai regardé, au cas où, les sites d'information pour voir si une grève était en cours – rien. Et pendant ce temps, la terreur grimpait avec ses ergots le long de ma colonne vertébrale, jusqu'à atteindre mon crâne. L'esprit vide et en apnée, alors que je pressentais la vague, j'ai remonté les marches pour sortir deux à deux, la main protectrice sur mon téléphone par habitude. Et j'ai gardé mon casque anti-bruit. Revoir le ciel n'a pas provoqué la respiration apaisante habituelle qui veut dire « ouf, de l'espace, plus enfermée. » Personne dans la rue, pas même un•e distributeurice de journaux. « Bonjour Hannah, a fait l'angoisse. Je m'installe ici, si ça te dérange pas. » Écroulée. Respire, respire, respire. Vertige, nausée. Me tenir. À quoi ? Respire ! Pitié à l'aide quelqu'un parlez-moi je ne veux pas... seule. Seule. Seule.
« Ça va aller. »
Je sursaute. C'est ma voix. C'est la dernière voix. Douleur crissante dans ma paume. J'existe encore. Pas possible. Mourir ?
Je me roule en boule et attends que ça passe, que la voiture-terreur finisse de me rouler dessus.

Et puis je me mets à marcher au hasard, esprit bloqué, incapable de redémarrer. Je me rends compte longuement que je me dirige vers chez mon ex. Le dernier endroit où je me suis sentie entière. Non pas à côté de quelqu'un mais avec quelqu'un. Elle et moi enlacées, un monde complet. Ses lèvres sur les miennes : nous sommes une.
Animée par un espoir qui me râcle l'estomac.

Dédale. Paris est un labyrinthe pour lequel je n'arrive pas à être certaine qu'il existe une sortie. Les rues défilent : immeubles inconnus et points de repère. Un bar que j'aime bien, où j'allais souvent. Avant ? Concentre-toi, penses-y plus tard, ne sonne pas l'angoisse, respire, oublie. Voiiilà Hannah, c'est bien.
Plus personne ne prononcera mon prénom.
Oublie ! Concentre-toi sur tes pas. Esquive lignes et fissures, marche sur les bandes blanches du passage piéton.
Est-ce que j'attends que le petit bonhomme passe au vert ?
Comment perdre l'habitude de regarder avant de traverser, maintenant qu'il n'y a plus perso –
Merde. Garde tes habitudes pour le moment. Peut-être qu'iels reviendront. C'est temporaire, voilà. Une annonce du gouvernement que j'ai loupé. Je suis si distraite parfois olala.
Plus qu'à le croire.
Et toujours les bâtiments s'approchent, tournent autour de moi et disparaissent dans mon angle mort. Jamais je ne les connaîtrais tous. Et les habitant•e•s non plus.
Parce que je ne peux pas connaître plusieurs milliers de personnes. Pas parce qu'iels ont disparu, voyons. Pensée purement théorique, philosophique ! Je zyeute mon angoisse. Elle semble avoir gobé le subterfuge. Pensée double. Savoir une chose fausse et la croire vraie. Survivre.

J'arrive devant l'immeuble de mon ex et me trouve con. Comment entrer maintenant ? Pas de clefs, évidemment, j'ai dû lui rendre quand... Je les lui ai rendues. Je tire la porte, au cas où. Et elle s'ouvre. Bien, et après ? Sa porte à elle sera fermée. Je ne vais pas aller chercher de quoi crocheter et la forcer ! Je ne suis pas... prête. Au cas où, je monte quand même les cinq étages. Impression de rentrer à la maison, souvenir de moi qui dit « je suis pas essoufflée par l'escalier, mais par ta beauté » que j'enterre. Comme prévu, je ne peux toujours pas rentrer chez elle.

Je reste quelques minutes assise sur les marches de l'escalier, à fixer la porte, tête vide, sans savoir quoi faire. Et puis le plan débile. L'idée parfaite. Je me suis toujours dit qu'on pouvait grimper sur son balcon depuis l'extérieur. C'est le moment d'essayer. Et tant pis pour les conséquences. Au pire quoi ? Je meurs ? On m'arrête ? Ce serait même souhaitable. Grande inspiration et je me lève. Profiter de ma résolution, agir sur la décision, éviter de réfléchir.

Mes talons qui claquent sur les marches me rappellent que je devrai les enlever si je veux escalader la façade. Espoir que je me fasse choper, hurler dessus, par pitié. Je n'arrive pas à y croire. Déjà. Passant devant les boîtes aux lettres, j'ai une autre idée. Je chope un paquet de prospectus de la veille dans leur poubelle et l'utilise pour bloquer la porte d'entrée, au cas où. Une fois dehors, j'inspecte le terrain. La moitié des balcons est couverte par une partie décorative qui ressemble à des persiennes en ciment ou à une échelle dont les barreaux seraient en diagonale vers le haut, suffisamment espacés pour y poser le pied ou la main sans trop de soucis. Je passe les doigts dessus. Pas glissant. La montée sera un peu acrobatique – cinquième étage quand même – mais pas trop difficile. À part le vertige. Et la chute qui me laissera vivante mais brisée. Ne pas y penser. Je commence à avoir l'habitude.

Ainsi, je grimpe : je m'accroche d'une main et me propulse avec un pied pour poser l'autre sur la décoration et soudain c'est fait : je m'élève, j'ai passé la barrière du normal. Plus facile que prévu. Je reste immobile un instant pour apprécier mon équilibre. Tout semble correct. Je monte d'un barreau : c'est surprenamment facile, personne n'y a pensé avant ? Mon ascension se passe donc sans souci. À mesure que le sol s'éloigne, le vent souffle plus fort, mais reste gérable. Sous mes doigts, la peinture beige est légèrement humide après la nuit et me rappelle de faire attention à ne pas glisser. Je progresse donc lentement mais méthodiquement, trop consciente qu'une erreur pourrait me coûter cher.

C'est finalement assez libérateur d'oser enfin faire une de ces choses illégales. Barreau improvisé après barreau improvisé, je m'élève et les pensées fusent :
---- Prochaine étape : marcher sur une pelouse interdite ! Trop ouf.
---- Oh ! Et puis dîner dans un supermarché
---- Dormir dans les lits des literies
---- Entrer dans une boîte de nuit mal fringuée
---- Visiter les couloirs secrets des musées
---- Danser sur la scène de l'opéra
---- Fouiller les archives de la bibliothèque pas loin de chez moi
---- Entrer chez les gens, m'imprégner d'eux par chacun des petits détails, m'interroger sur les objets, comprendre qui iels sont – étaient. Voyeurisme. Porte vers le passé. Vers l'humanité disparue.
J'enjambe le balcon en inspirant.
Me retourne et expire face à la ville.
Aucun bruit.
Le sol paraît vachement plus loin que vu d'en bas.

Un soir, alors que je rentrais bien trop tard d'une soirée, le regard pétillant et ambré, j'ai traversé la ville d'un pas hésitant, tout en lignes droites mâtinées de circonvolutions, telle un tourniquet lancé dans le cosmos. Vide, la ville. Et le silence qui m'a frappée dans un instant de conscience. Pas de ce lourd vrombissement de l'air. Pas de flash sonore quand une voiture passe à tout vitesse. Un rire au loin résonne et l'illusion s'efface : je ne suis pas seule dans ce cimetière de titan. Derrière volets et portes, on ronfle et rêve et dort ou garde les yeux bien ouverts sur un plafond gris. À quatre heures du matin, tout semble apaisé. C'est comme une couette qui recouvre Paris et nos épaules. Je me sens bien. Mes camarades humains sont tout près et pourtant si loin. Point de regard à affronter, de mots à échanger ou encore de mains à serrer ou pire de joues à embrasser-mais-pas-vraiment. Calme et silence. Je me sens libre dans cette ville qui sommeille sans moi, dont les rues pour une fois m'accueillent avec indifférence au lieu de m'expulser au plus vite vers ma destination. Je peux rester autant que je veux au même endroit, je peux marcher sur la route, sourire, ôter mon casque, danser – et je devrais rentrer, je suis bourrée.

Paris ce matin n'a rien à voir avec cette vision de quiétude. Comme un charnier, les immeubles s'étendent à perte de vue, leur sens premier perdu avec la disparition de leurs habitant•e•s. Je suis seule debout au cœur d'un champ de bataille. Survivante égarée dans un monde dont le sens a déserté. Je plante mes ongles dans ma paume et me tourne vers l'appartement de mon ex.

Phanély.

Son nom ne s'est pas déposé sur ma langue depuis bien longtemps, fragrance sucrée de barbe à papa. Ce n'est pas qu'elle ne me manque pas, mais... Ne pas penser elle pour oublier. Oublier pour penser à autre chose. Penser à autre chose pour vivre. Vivre pour me retrouver sur son balcon alors que le monde est à l'arrêt. Je goûte à l'ironie de la chose. Qu'est-ce qui a fait que j'ai préféré aller chez elle plutôt que chez moi ?
Je l'aime encore.
Bien punaise d'évidemment. Je m'enflamme ventralement de mon émotion stupide et puis :
Je ne veux pas croire qu'elle a disparu comme les autres. Elle est flamme vive, rien ne peut la moucher.

Et pourtant, je ne la vois pas alors que son appartement se déploie tout entier devant mes yeux – sauf la salle de bain mais je n'arrive pas à m'accrocher à cet espoir. Elle a dû sortir profiter de la situation. Elle n'est pas tournée vers le passé, Phanély. Direct, elle aura sauté sur l'opportunité et est déjà en train d'arpenter la ville en chantant à tue-tête. Juste parce qu'elle le peut. C'est certain. Je souris. Elle rentrera ce soir. Plus qu'à l'attendre.

Je me dis que je vais être sage et m'asseoir sur le canapé en rotin du balcon où, certains soirs, des gens fumaient alors qu'à l'intérieur, ça parlait fort et joyeux. Foyer. Donc, main gauche sur genoux droit, et main droite sur le gauche, le dos droit, un léger sourire, je suis l'image même de la discipline. Petite fille modèle dans un monde qui vient de perdre ses règles. Figure du passé. Une brise d'air passe.

...

Bon, faut pas exagérer, ça va bien deux minutes, mais je vais pas poireauter là alors que, jusqu'à côté, juste de l'autre côté d'une vitre si fine, la trace de Phanély m'attend. Je me relève et actionne la poignée de la porte-fenêtre.
Un instant d'hésitation alors que je m'apprête à briser définitivement l'illusion que tout pourrait redevenir normal. Grande inspiration, j'avance et me plonge dans Phanély.

La nuit est tombée depuis si longtemps que ça pourrait faire des jours. Phanély m'a embrassée sous les nuages orangés par la pollution lumineuse, ses lèvres ont aspiré mon souffle, et mon temps avec. Je suis son ombre qu'elle tient par la main quand elle rentre dans son appartement et se dirige vers son lit couvert de ses peluches promptement tournées vers le mur pour préserver leur innocence et qu'ils ne voient pas Phanély se transformer en créature à quatre bras et pouf l'air s'échappe des couvertures puis respirations profonde ; au matin je me réveille avant elle et la contemple, les mots perdus au fond de mon ventre qui se gonfle et se dégonfle comme une voile sous son souffle et quand elle ouvre les yeux, c'est son regard qui me rend mon individualité : j'y lis que c'est moi qu'elle aime.

La première chose qui me frappe en entrant dans son appartement, c'est qu'elle a encore changé ses vêtements de place et que son bureau accueille une nouvelle plante. Et puis les yeux brûlants quand je reconnais chaque petite chose qui ont fait que j'étais chez elle, avec elle : sa bibliothèque qui déborde jusqu'au sol façon cascade pétrifiée, ses rollers accrochés en haut d'une étagère, sa broderie « transpédégouine », son plaid à carreaux blancs et noirs sous lequel on se calait pour ne pas regarder un film en se bécotant, son doudou qu'elle sortait de sous son oreiller, encore nue, après que nous nous soyons embrassées pour se dire bonne nuit, sur sa table de nuit sa bague en argent torsadée que je lui ai offert et je pleure.
Cette bague, elle la mettait tout le temps.
Elle aimait la faire tourner quand elle était pensive ou stressée.
C'était presque notre bague de fiançailles.
Si Phanély ne l'a pas mise, où est-elle passée ?

*****

Je

|||<¤>---{ A N G O I S S E }---<¤>|||

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sors

*****

J'ai décidé de n'aller plus que chez des personnes avec qui je n'ai aucun lien. Éviter de repenser à celleux que j'ai connu et qui ne sont plus. J'essaie plutôt d'en apprendre plus sur les Parisiens lambdas, inconnus, banals. Me faire une idée de la vie de celleux qui peuplaient les rues, que je croisais sans les reconnaître. Je commence par un vieil immeuble près d'un serrurier où je récupère du matériel pour crocheter les portes. Sur les boîtes aux lettres, une étiquette attire mon attention : « Nous n'aimons ni la pub, ni les sectes, nous sommes locataires et pauvres, merci de votre compréhension. » Je souris et monte jusqu'au sixième étage. Leur serrure me demande un certain temps à forcer, inexpérience oblige. Heureusement, c'est pas du trois points. Lorsqu'enfin je peux la tourner, je ne peux empêcher un frisson d'excitation et de stress dans mon ventre. Et s'iels étaient encore chez eux ? J'ouvre doucement la porte et une personne me fait face. Exclamation de surprise, je recule précipitamment. Rire nerveux. Elle porte la main à sa bouche, tout comme moi. Cheveux noirs en pagaille, cernes. J'ai vraiment une tronche de déterrée. En haut du miroir, tracé au feutre rouge « Bouh ! »

Définitivement amusée et intriguée, j'explore de fond en comble ce qui avait dû être une coloc' animée. La poubelle porte une étiquette « men are trash » (les mecs sont des déchets) et la chasse d'eau « patriarcaca » ; un petit dinosaure juché sur une horloge murale semble me suivre du regard dans le salon ; tous les tomes 6 et 9 des mangas sont rassemblés sur une étagère et, dans un autre coin de la bibliothèque, la bible trône aux côtés du petit livre rouge.

Sur la porte de la première chambre, un papier avec « horny jail » (prison de personne chaude). À l'intérieur, sur le sol, autant de feuilles remplies de phrases raturées que de fringues, une boîte à chaussures simplement nommée « lewd box » (boîte coquine) remplie de sex toys arc-en-ciel. Le lit est défait et les draps comme encore secoués par une étreinte jamais terminée. Dans la seconde chambre, c'est une tour en kapla en cours de construction qui m'accueille. Une planche git à part : geste interrompu. J'étouffe. Vies brisées. J'ouvre la fenêtre. Vent rafraîchissant. Cœur boum-boum, tendance à se calmer. Je suis seule dans ce monde où la vie s'est arrêtée, va falloir s'y faire. Ou alors chaque autre être humain vit dans sa propre Terre.
Prise d'une pulsion, je finis la tour.

Au cours de mes escapades, je trouve des appartements trop grands pour leurs occupants ; des si denses de souvenirs que je retrace la vie de celleux qui y habitaient avec aisance ; des presque dépouillés de tout objet et qu'on dirait vides de toute vie. Je lis des journaux intimes (presque sans gêne) qui me rapprochent de personnes, comme des ami•e•s de longue date. Je découvre des secrets enfouis : robes cachées derrière des chemises et jeans dans une chambre couverte de posters de voitures et de jeux vidéo ; un CD de metal dans la table de nuit d'une maison avec une grande collection de classique ; une mèche de cheveux blonds dans un portefeuille quand brosses et peignes n'ont que des cheveux bruns ; une pochette remplie de roubles ; un album photo dans lequel certaines têtes sont systématiquement barrées ; une chambre avec un lit triple ; du chocolat blanc caché dans une boîte à thé au milieu d'un placard rempli de produits vegan ; et surtout, plus beau hasard de tous, une installation de bouts de miroirs qui, à une heure précise le matin, forme avec les reflets un « je t'aime » lumineux.
Toujours, je remets ce que je dérange à sa place.
Au cas où l'humanité revient.

Il me faut surprenamment longtemps avant d'oser aller dans des lieux culturels. Je commence, pour le kiff, par l'opéra. Sur la scène, ma lampe torche ne me donne qu'une vague idée de la taille de la salle. Le paradis est hors de portée, aspiré par les ombres. J'éteins ma lumière. Après quelques instants, je peux apercevoir le vert des sorties de secours, terriblement lointain. Je tente un « ha ! » pour mesurer l'espace. Écho étouffé, absorbé par l'obscurité qui est ici une sorte de cap moelleuse sur mon dos et mes bras. Et puis me viennent du fond du ventre des paroles qui giclent par ma bouche et ricochent sur les sièges :
« Lost in a city without faces / With one-sentence stories / Crushed under statues of concrete / And remoteness: inside my coffin of waves / None but myself »
J'ai hurlé sur la fin. Toute la rage de la solitude, de l'aliénation, de la rupture avec Phanély.
Et je pleure, gouttes d'eau absorbées par la poussière et les planches. Plus qu'une tache sombre qui sèche et dans quelques heures, disparue. Je sors.

Et puis je brise enfin le tabou : pénétrer dans un de ces lieux mystiques – voire sacrés – que sont les musées. Je ne sais pas trop pourquoi ils m'ont toujours fait cet effet-là. Est-ce parce qu'ils condensent le savoir d'une civilisation sur des milliers d'années (ce peigne, une personne très proche de moi mais si lointaine l'a tenu dans ses mains nervurées) ? Parce qu'ils légitiment tout ce qui se trouve entre leurs murs ? Ou bien à cause de leur aspect atemporel, de cette faculté qu'ils ont à conserver dans un état immuable le passé des humains ? Ou alors tout simplement parce que ce qui s'y trouve conservé n'a pas de prix et m'apparaît donc atrocement fragile et moi très maladroite ?

Qu'importe, mais en entrant au Centre Pompidou, je suis presque tremblante de stress. Après avoir fouillé le moindre recoin de dizaines d'appartements, voilà que je vacille et moitise devant un lieu qui était ouvert au public ? Alors je fais ce que j'aime faire quand je visite un musée : casque, musique pour me guider, mener mon pas, ressentir différemment, plus fort, que les émotions ressortent. J'ai joué la une visiteuse ordinaire dans un jour banal. Et ça a marché. J'ai déambulé en essayant de tout voir. Tentée de toucher, mais cette transgression, je ne me la suis pas permise. Trop peur d'abîmer. Et puis paf !

D'abord l'œil attiré, puis la nuque et le tronc et une explosion de couleurs dans le cerveau, enfin le reste du corps aimanté. Plantée devant une peinture. C'est comme un vitrail, mais vivant. Des gen•te•s devant, corps emmêlés, brouhaha de couleurs, une jambe tordue forme le bras d'une autre personne, élancé au-dessus de sa tête qui est le creux du coude d'une autre. Le regard tourbillonne, virevolte, tournoie, s'élance, porté, se penche, bondit, tourniquotte et s'envole, survole et s'arrête sur un détail. Bouffée du mouvement et, derechef, de couleurs. Essoufflée comme les danseureuses.
En sortant, je repère des taches de peinture sur le sol. Une œuvre ? Dans le doute, j'esquive.

Musée d'Orsay. Un plafond de gare qui t'écrase et semble voler en même temps et une rue bordée de statues façon forum que j'ai envie de colorer. Vaste, mais avec des petites salles intimistes pour rencontrer les œuvres. Impression de bric-à-brac organisé, de grand débarras, bordel ou dépotoir magnifique. Comme si on avait un jour déversé tout ce que l'esprit humain sait faire de beau et que quelqu'un•e avait tenté de trier ça. Vaguement.

C'est chez les impressionnistes que je me statufie. Souffle coupé, bouche ouverte. Devant des aplats de couleurs violets, rouges, verts et jaunes, je comprends au plus intime de ma chair quelque chose de l'essence de l'art. Ce que je cherchais chez les habitant•e•s de Paris m'attendait depuis des lustres dans les musées. L'expérience de vie d'autrui. Une main tendue, vers moi. Ce lien d'une subjectivité à une autre. « Voilà mon monde ». Offert. Larmes encore. Ne pas reproduire la réalité, mais faire vivre la sienne. Ouvrir tous ses sens, tout son esprit, accepter le monde au plus profond de soi, et l'exposer. Tendre la main, c'est ça, vers l'autre pour faire un pont de chaleur humaine.

Un plan jaillit. Je fonce récupérer du nécessaire à peinture. Si je suis la dernière humaine, je ne suis peut-être pas pour autant le dernier être conscient. D'autres pourraient venir. Donc retranscrire mon expérience. Paris en hachures grises qui foncent vers le centre du tableau pour agresser le spectateur. Un matin dans les bras de Phanély tout en bulles pastel, et une main douce en fond. La solitude d'un point rouge sur monochrome bleu. Ne pas oublier. Montrer. Sortir de moi les morceaux de ma vie jusqu'à ce qu'elle me quitte.

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