chapitre un
Victor plissa les paupières tout en tirant sur sa pipe, appuyé de tout son poids sur la rambarde en chêne vernis. Putain de boches. Putain d'allemands. Manquait plus que ça. Qu'ils débarquent dans son salon et salissent le tapis avec leurs godasses de barbares.
Odette tremblait comme une feuille, les yeux baissés et les doigts serrés sur son tablier. À côté, sa mère tentait de faire bonne figure, le menton levé pour masquer sa peur.
— C'est que, messieurs, nous vivons déjà à beaucoup ici, argumenta-t-elle.
Victor admira son aplomb. Tenir tête à un groupe de soldat allemand exigeant l'asile, lui même n'aurait pas osé. Berthe ne cesserait de l'épater.
— Ce n'était pas une question.
Le plus décoré d'entre eux, avec son accent à couper au couteau, avança d'un pas. Odette se fit toute petite.
— Votre logis est parfaitement situé, et nous le réquisitionnons jusqu'à nouvel ordre. Peut-être préféreriez vous que j'emploie la manière forte ?
Berthe sentit sa résistance faiblir mais garda ses yeux plantés dans les siens, pour montrer que c'était sa décision.
— Inutile. Ma fille et moi dormirons dans la cuisine. Toutes les chambres sont à vous.
— Bien.
L'officier lui offrit un sourire mauvais. Un sourire de conquérant qui épargne sa proie. Paris était propriété allemande depuis quelques mois, et les soldats affluaient à la capitale, prenant possession de ce qui restait aux français. Victor avait assisté à tout ça comme on assistait à une longue comédie de mauvais goût. Impuissant. Et maintenant, voilà qu'il se retrouvait aux premières loges de ce massacre.
— Suivez moi.
Berthe grimpa les marches, bientôt suivie des cinq hommes en uniforme. Victor se colla à la rambarde pour ne pas les gêner. Odette hésita un instant, passant d'un pied sur l'autre, avant de se décider à les accompagner. Victor prit une bouffée de tabac, puis se lança de son pas claudicant à leur suite, lentement mais sûrement.
— Nous n'avons pas beaucoup de chambres, articula Berthe pour qu'ils comprennent. Celle de mon mari et moi, celle de ma fille, et puis celle de mes jumeaux. Il manquera un lit.
— Pas un problème, assura l'officier. Lanz peut se glisser n'importe où.
De toute évidence, la blague sur la corpulence peu imposante de l'individu était courante. Les autres soldats ricanèrent. Victor chercha des yeux le fameux Lanz. Il le trouva facilement.
Celui là était un peu gauche. Maladroit. Ouais, différent des autres. Avec ses yeux gris qui balayaient le sol comme à la recherche d'une moindre poussière, ses cheveux blonds cendrés qui s'échappaient malgré la gomina, ses bras trop longs qui cherchaient un endroit où se cacher. Il détonait dans sa veste verte presque trop large.
— Eh bien.. hésita Berthe. La chambre d'Odette est trop étroite pour deux. Vous passerez tout juste dans celle des jumeaux. Et je suppose que dans votre chambre, monsieur..
— Ce n'est pas possible. Effectivement.
Elle jeta un regard implorant à Victor, qui secoua vivement la tête en signe de protestation. Son refus ne fut visiblement pas pris en compte.
— Il reste le grenier, dit précipitamment Berthe. Victor y dort déjà mais il est très spacieux, le, heu.. Lanz, pourra très bien s'y..
— Parfait, coupa l'officier, déjà ennuyé.
— ..Odette. Aide moi à préparer les lits.
La jeune fille hocha la tête, pâle comme le linge que sa mère lui tendait. Les soldats les regardèrent s'affairer en silence, baillant ostensiblement pour montrer leur impatience. Échangeant des chuchotements dans cette langue qu'eux seuls comprenaient. Victor roula des yeux et grimpa hardiment les marches grinçantes qui menaient à sa niche sous les toits. Sa patte folle rendait chaque geste anodin éprouvant, mais il s'y était fait avec le temps.
— Victor ! L'interpella Berthe avant qu'il n'eut disparu à l'étage. Montre sa chambre à ce monsieur.
Elle n'eut pas le temps de l'apercevoir mais il la fusilla du regard. Lanz resta planté au milieu du couloir, n'ayant visiblement pas l'intention de bouger.
— Alors, tu viens ? S'impatienta Victor.
Il n'attendit pas sa réponse pour se hisser dans le grenier, mais entendit le bruit de ses bottes sur le parquet. Ces mêmes bottes qui avaient foulé tant de terres à sang. Il réprima un frisson de haine.
La surface du grenier couvrait l'entièreté de la maison. Vétuste, il possédait seulement un bureau poussé contre l'unique fenêtre, un lit étroit et une malle. Victor le louait avec l'héritage que lui avait laissé son défunt père et son maigre salaire. Berthe, s'étant prise d'affection pour ce jeune écrivain légèrement misanthrope sur les bords, cuisinait toujours une part de plus pour lui. Une complicité certaine s'était développée entre ces deux curieux personnages, que tout opposait.
— Il y a un matelas, dans le fond. Et peut être des couvertures pas trop moisies, qui sait.. indiqua Victor en se laissant tomber sur son lit dans un craquement d'os.
Lanz hocha la tête sans pour autant bouger, les bras croisés dans le dos, presque au garde à vous. Victor l'observa, interdit. Était-il complètement idiot ou juste sourd ?
— Tu comprends le français ? Insista-t-il. Je ne parlerai pas la langue des boches.
— Oui, je comprends.
Son accent était, étonnamment, moins terrible que celui de l'officier. Son grain de voix, moins dur et tranchant. Il semblait incapable de faire du mal à une mouche.
— Je travaille ici, expliqua Victor en désignant sa machine à écrire. Alors t'as pas intérêt à traîner dans le coin la journée.
— Je ne suis pas bruyant. Je promets.
Ce furent les dernières paroles échangées avant longtemps. Victor s'assit à son bureau, le regard perdu sur la ruelle en contrebas et sur les toits de Paris. Il voulait dire tant de choses qui lui étaient interdites. Hurler des mots fait d'encre sur son papier. Mais la rage, ça se vendait mal de nos jours. Les journaux demandaient de la douceur et de l'espoir, l'amertume ne plaisait plus.
Dans son dos, Lanz s'affairait en silence. Il tira le matelas de son coin poussiéreux et le positionna de manière à ce qu'il puisse s'y rendre sans courber l'échine. Plus tard, il monta sa valise qui l'avait attendu dans le camion, et la rangea dans l'espace qui lui était réservé. Il descendit ensuite dîner avec le reste des soldats. Victor entendit leurs chants et leurs rires gras pendant deux heures. Il ne put se résoudre à descendre manger, imaginant seulement la manière dont ces rustres s'adresseraient à Odette et Berthe. La nuit était tombée depuis longtemps quand Lanz remonta au grenier, des draps propres dans les bras. Victor enfilait une chemise de nuit, assis sur son lit, à la faible lueur d'une lampe à huile. Lanz l'imita, dos à lui. Ils se glissèrent sous leurs couvertures, chacun d'un côté de la pièce.
— Bonne nuit, lança faiblement Lanz.
Victor ne lui répondit pas.
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