chapitre six

Le silence se fit à nouveau entre eux mais cette fois, avec une hostilité certaine. Une semaine s'écoula. Nous étions à la mi-décembre. Habituellement, à cette époque de l'année, Lucien choisissait un vendredi soir pour leur rapporter un énorme sapin qu'on plaçait au centre du salon, à une distance prudente de la cheminée. Berthe coupait les filets avec un couteau de cuisine et Odette, Émile et Félix s'occupaient de le décorer soigneusement. Victor, quant à lui, aidait tant bien que mal, ou se contentait d'observer la scène depuis le large fauteuil du salon, un grand café crémeux dans les mains.

Ce fut le premier noël où personne n'apporta de sapin.

Samedi matin, la maison était froide et silencieuse. Les soldats étaient invités à une célébration, organisée dans un des plus chic hôtels de Paris. Seul Lanz était resté, ayant prétexté un mal de crâne carabiné.

En descendant, Victor trouva Berthe et Odette blotties dans le canapé du salon, concentrées sur une lettre. Cela devait être important, mais Berthe tentait de ne rien laisser transparaître, enserrant Odette d'un bras.

— C'est Lucien, expliqua-t-elle en apercevant Victor. Il dit qu'il ne peut pas revenir pour Noël.
— Mais que tout va bien pour lui et qu'il pense à nous, ajouta Odette.

Une larme roula sur sa joue et elle l'essuya furtivement.

— Un noël sans papa et sans sapin, conclut-elle avec un petit sourire triste.
— On trouvera bien une place pour les guirlandes, ma fille, répliqua Berthe en lui caressant les cheveux.

Victor quitta la pièce sans un mot. Ce foyer avait été le premier depuis des années  à lui avoir offert une famille aimante pour Noël. Et maintenant tout s'écroulait. Il savait pertinemment que ce n'était pas sa faute, mais une certaine culpabilité pour ne pas pouvoir rendre la pareille, les aider à leur tour alors qu'ils se trouvaient dans le besoin, se formait quelque part au fond de lui.

Il devait avoir l'air particulièrement mal en point car, lorsqu'il croisa Lanz dans l'escalier, le jeune homme s'arrêta net et fronça les sourcils.

— Tout va bien ?

Victor fut surpris qu'il lui pose la question, mais fut d'autant plus surpris de s'entendre lui répondre.

— Je ne sais pas. C'est bientôt Noël.
— Ce n'est pas une bonne chose ?
— Pas dans ces conditions.

Lanz resta silencieux. Sans vraiment savoir pourquoi, Victor ajouta :

— Berthe et Odette sont malheureuses. Elles sont coupées du reste de leur famille, cette année.

Il eut un sourire ironique.

— Et puis.. y a pas de sapin.
— Ça vous rend triste, vous ? Demanda Lanz.
— De quoi ?
— Qu'il n'y ait pas de sapin.
— Euh.. je suppose.

Victor le regarda avec perplexité, puis secoua la tête avec un petit rire et reprit son chemin vers la cuisine. Il sentit le regard de Lanz dans son dos.

Victor avait cru comprendre que le groupe de soldats qu'ils hébergeaient avait monté d'un grade, ce qui était particulièrement arrangeant. Ils ne passaient plus autant de temps dans la maison, étant plutôt invités à tel ou tel dîner. Il leur arrivait même de ne pas passer la nuit ici. C'était un sentiment presque étrange. Victor s'était habitué à entendre la respiration régulière de Lanz, à l'autre bout du grenier.

Ce jour là encore, ils s'absenteraient jusqu'au soir. C'était un soulagement, et Victor, un bouquin sous le bras, descendit les escaliers avec l'objectif de s'installer paisiblement dans un fauteuil. Odette en décida autrement. Elle lui tendit une embuscade au détour d'un couloir.

— Victor, viens voir ! S'exclama-t-elle en le tirant à travers la maison.

Il se laissa traîner jusqu'au salon, clignant plusieurs fois des yeux, surpris. Un énorme sapin verdoyant se dressait au milieu de la pièce, pas encore décoré. Berthe venait visiblement tout juste de retirer les fils qui retenaient les branches. Odette sautillait avec enthousiasme.

— Où vous l'avez trouvé ? S'étonna Victor.
— C'est Arman, qui nous l'a rapporté !

Victor la regarda avec perplexité. Il était censé savoir qui était Arman, et d'où il sortait ? Lors de ce temps de guerre, les relations se faisaient rares. Ceux qui n'étaient pas encore morts avaient fui la capitale ou ne quittaient plus la sécurité de leur foyer.
Ses yeux se posèrent soudain sur un coin de la pièce, où Lanz demeurait en silence, se tortillant sur place. Oh.

Victor se rendit compte qu'il n'avait encore jamais entendu son prénom.

— Tu nous aides à décorer ? Demanda Odette en joignant ses deux mains.
— Oui, répondit-il, troublé. Bien sûr.

Berthe avait remonté la boîte en métal un peu cabossée qui contenaient les décorations de noël de la cave. Victor posa sa canne contre un fauteuil, et tout trois s'emparèrent des guirlandes pour en entourer l'arbre. Les petites étoiles délicates dorées, ainsi que les boules peintes à la main s'additionnèrent sur les branches. Et c'était joli. C'était comme avant.

À plusieurs reprises, Odette invita Arman à les rejoindre, mais le jeune homme déclina poliment à chaque fois. Il se contentait d'observer silencieusement, avec un sourire discret sur les lèvres et les yeux d'un enfant qui redécouvrait Noël.

Il ne resta bientôt plus que la touche finale. L'ange à poser tout en haut. Habituellement, c'était le rôle de Lucien. Il était le plus grand. Odette regarda automatiquement autour d'elle, comme si il allait débarquer pour les aider, puis se ravisa. Soudain alors, il y eut comme un vide. Félix et Émile ne couraient pas entre leurs jambes en riant. Lucien ne récupérait pas l'ange dans ses mains en lui disant « Salut mon vieux, bien dormi ? » comme tous les ans. Non. Rien de tout ça.

Aujourd'hui, après une légère hésitation, Odette le tendit à Victor.

— Vas-y, murmura-t-elle. Papa voudrait que ce soit toi à sa place.

Ce même sentiment d'injustice frappa à nouveau Victor. Lucien se battait, quelque part au dehors, tendit que lui n'avait rien fait pour empêcher la guerre. Comme toujours, il s'était simplement caché derrière les mots.

Il s'approcha tout de même du sapin et s'appuya sur sa canne pour poser l'ange. Mais il n'était pas assez grand, le sapin était particulièrement gigantesque cette année. Il avait beau se hisser sur ses jambes fatiguées, il n'atteignait pas le sommet. Un sifflement agacé traversa ses dents.

— C'est pas grave, Victor, finit par dire Odette avec douceur. Arman, tu peux l'aider ?

Le jeune homme eut l'air surpris qu'on s'adresse à lui. Il hocha la tête et s'approcha de Victor, qui essayait toujours de se débrouiller sans l'aide de personne.

— Est-ce que je peux.. ? Demanda-t-il doucement.

Victor poussa un long soupir, puis posa l'ange au creux de sa main à contre cœur. Arman sourit chaleureusement, et tendit facilement le bras pour accrocher l'ange sur la plus haute branche. Odette applaudit.

Ils auraient du se sentir offensés, peut être, qu'un ennemi occupe une tâche si symbolique. Mais là, ça ne comptait pas vraiment.

— C'est merveilleux, conclut Odette.

Ils restèrent tous immobiles un moment, observant leur œuvre. Un travail d'équipe, pensa Victor. C'était un peu magique, et Berthe et Odette semblaient presque heureuses, alors il s'empêcha de rajouter avec un sale boche.

— Je vais nous chercher un goûter, finit par déclarer Berthe. Tu m'aides, Odette ?

La fille hocha la tête, adressant un dernier sourire à Arman, puis elles quittèrent la pièce. Dehors, la nuit était tombée, bien qu'il ne fut pas encore dix huit heures. Le feu crépitait dans la cheminée.

— Pourquoi tu as fait ça ? Demanda Victor de but en blanc. Acheter ce sapin.

Arman haussa gauchement une épaule et détourna le regard, gêné.

— Quand je vous ai demandé, vous avez dit que ça vous attristait de ne pas en avoir. 
— Et alors quoi, tu voulais juste me faire plaisir ?
— Oui. C'était pour m'excuser, aussi. D'avoir lu vos papiers. Ce n'était pas correct.

Victor haussa les épaules à son tour. C'était sa manière de dire, « Ok, c'est un peu oublié » mais il ne prononcerait jamais ces mots à voix haute. Arman sembla s'en contenter.

— Merci, je suppose, marmonna-t-il à contre-cœur. Mais n'imagine pas qu'on va faire copain-copain. Manquerait plus qu'on se fasse des tresses ou qu'on joue à la marelle comme des gamines.

Arman sourit. Ils restèrent encore immobiles un moment, les yeux posés sur l'ange. Victor s'autorisa à relâcher ses épaules. Pour la première fois depuis leur rencontre, il n'avait plus tout à fait envie d'expédier Arman dans le premier train direction Berlin.

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