chapitre quatre
Pour la première fois depuis l'arrivée des soldats, Victor se décida à aller dîner en bas. Il voulait mettre les choses au clair. Lanz ne lui avait jamais expliqué comment il s'en était tiré pour éloigner l'attention des autres d'Odette. Victor aurait pu tout simplement lui demander, mais il voulait éviter à tout prix plus de contacts inutiles avec l'ennemi. Il s'était déjà bien trop laissé aller.
À dix-neuf heures, il descendit silencieusement les marches, traversa le couloir sombre et se plaça discrètement près de l'ouverture de la salle à manger. Le groupe au complet était attablé, discutant et riant trop fort. Odette était seule pour les servir, accourant d'un bout à l'autre de la pièce pour un plat pas assez salé ou pour un verre d'eau vide. Les hommes avaient un regard avide qui donna la nausée à Victor. De temps en temps, ils se penchaient à l'oreille d'un autre pour chuchoter une remarque salace. Pourtant, aucun n'avait de geste ostensiblement déplacé.
Victor chercha Lanz du regard. Le jeune homme mangeait en silence, le nez dans son assiette, sourcillant à peine aux commentaires de ses camarades. Le mystère s'épaississait. Comment avait-il convaincu ces bêtes sauvages de se tenir éloignés d'Odette, tout en restant aussi effacé ? Quelques minutes s'écoulèrent avant qu'il n'ait la réponse. Lanz releva soudain la tête de son plat pour adresser un sourire chaleureux à Odette. La jeune fille lui répondit en rougissant, baissant les yeux sur ses chaussures.
Tout s'expliquait. Livide, Victor s'appuya contre un mur du couloir, immobile dans le noir, et y resta quelques instants. Il se sentait trahi. Il avait baissé sa garde, fait confiance à un sale boche en espérant sauver Odette, mais voilà que le saligaud sautait sur l'occasion.
Odette passa dans le couloir d'un pas rapide sans le remarquer. Victor l'attrapa par le bras.
— Est-ce que tu vas bien ? Demanda-t-il.
Elle sursauta, puis posa une main sur son cœur agité en constatant qu'il ne s'agissait que de lui.
— Oui ? Répondit-elle. Oui, merci. Mais qu'est-ce que tu fais là dans le noir ?
— Rien.
— ..Tu veux manger quelque chose ?
— Non, je.. Je remonte me coucher.
Victor lâcha son bras. Odette jeta un coup d'œil vers la salle à manger animée, avant de reporter son regard inquiet sur lui.
— Écoute, je dois aller chercher le dessert, là j'ai pas trop le temps. Mais tu devrais redescendre prendre le thé avec maman et moi, plus tard.. on habite dans la même maison et on te voit plus en ce moment !
— Je sais pas, Odette, je suis fatigué. Mais si quelque chose n'allait pas, tu me le dirais hein ?
Elle étrécit les yeux, confuse.
— Ouais.. T'es bizarre.
— Je m'inquiète pour vous deux, c'est tout.
Victor haussa les épaules. Après un dernier regard suspicieux, Odette tourna les talons et s'engouffra dans la cuisine, où Berthe cuisinait fervemment pour rassasier les allemands insatiables.
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Pour une fois, Victor ne se contenta pas d'ignorer Lanz lorsque celui-ci grimpa au grenier, plus tard après le dîner. À l'instant où la trappe se ferma lourdement, il attrapa fermement le col de sa chemise, avec une expression qu'il espérait menaçante.
— Tu vas m'expliquer ce qui se passe avec Odette ? Exigea-t-il. C'est quoi ton plan, exactement ?
Lanz recula d'un pas.
— De.. ? J'ai fait ce que vous aviez demandé, j'ai éloigné les autres.
— Et comment ?
Lanz eut l'air légèrement mal à l'aise, il posa sa main sur le poignet de Victor et l'abaissa doucement.
— J'ai du leur faire croire qu'il y avait quelque chose entre la fille et moi. C'était la seule solution. Je vous assure, ce n'est pas une partie de plaisir. Mais à leurs yeux, la fierté d'un homme est plus importante que la vertu d'une femme. Ils la laisseront tranquille.
— Et tu n'essaierais pas profiter de la situation ?
— Hein ? Non, certainement pas !
Victor croisa ses bras sur sa poitrine.
— Tu crois que j'ai pas remarqué les petits sourires que tu lui lançais ?
— J'essaie simplement de maintenir ma couverture. C'est les seules interactions que nous avons.
— Odette n'a pas l'air au courant de cette comédie.
— Non, je ne lui en ai pas parlé. J'estime que ce n'est pas mon rôle. Et pas tellement nécessaire, non plus.
— Ça t'arrange bien, hein ?
Lanz vira au rouge. Il carra les épaules et pointa un doigt accusateur sur Victor.
— Qu'est-ce qui ne va pas chez vous ? Je vous aide, et vous me remerciez en me traitant comme un pervers ? C'est ça, les belles manières des français ?
— Ce qui ne va pas, c'est qu'Odette est un vrai cœur d'artichaut et qu'elle semble être amoureuse de toi !
Lanz rougit encore plus, ouvrant et fermant la bouche à plusieurs reprises comme un poisson hors de l'eau. Il agita les bras.
— Et c'est de ma faute peut-être, s'il lui suffit d'un sourire ? Elle ne me connait même pas !
— C'est une adolescente ! Elles sont fleur bleue.
Victor sentait les forces de sa jambe invalide le quitter. Il chancela légèrement, cherchant sa canne des yeux. Lanz le remarqua et tenta de l'aider en attrapant son bras. Victor le repoussa sans douceur.
— Ne me touche pas.
Il scruta l'endroit où Lanz l'avait effleuré avec dégoût, puis reposa ses yeux sur lui.
— Je n'aurais pas dû accepter ton aide, dit-il d'un ton amer. Je ne te laisserai pas toucher Odette avec tes sales pattes d'assassin. Vous pensez être chez vous, hein, tout vous approprier ? Mais vous aurez beau nous mettre à terre, tenter de nous modifier à votre image, on verra toujours la vérité. Vous n'êtes qu'une bande de monstres.
La poitrine de Victor se levait et s'abaissait rapidement. Il s'appuya à la commode pour soulager sa jambe blessée. Lanz avait le visage d'un parfait petit soldat allemand, avec ses yeux bleus qui n'exprimaient rien et ses pommettes ciselées. Victor en était répugné. Ça le prenait aux tripes, envenimait ses mots.
L'expression de Lanz ne laissait rien transparaître, mais sa respiration se fit saccadée.
— Vous ne savez rien, lâcha-t-il dans un souffle. Vous pensez que c'est une partie de plaisir, hein ? Que j'ai choisi d'être là ? Que je m'amuse comme un fou ? Mais devinez quoi, on n'a pas toujours le choix.
Ces questions n'attendaient pas de réponse, mais Victor murmura tout de même :
— Et tous ceux qui sont morts de vos mains, ils l'avaient choisi peut-être ?
La lèvre de Lanz tressaillit. Il serra et desserra les poings à plusieurs reprises avant d'abandonner la partie. Il ouvrit la trappe et disparut dans l'obscurité du couloir. Victor resta immobile de longues minutes, tétanisé. Est-ce que ses paroles auraient des conséquences sur Berthe, Odette et lui ? Il avait agi sans réfléchir. Lanz avait toujours été plutôt neutre et pacifique, mais peut-être venait-il de franchir la limite du jeune soldat.
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