chapitre neuf
Écris ou meurs. Tu n'as rien d'autre. Si tu n'écris pas, tu te consumes dans tes propres pensées. Écris. Écris. Écris.
Victor frappa son front contre les touches de sa machine à écrire, désespéré. Les mots ne venaient plus lorsqu'il n'avait personne à qui les destiner. Comment écrire tout un roman que personne ne lirait jamais ? Il craqua une allumette pour allumer sa pipe. Le tabac s'infiltra dans ses poumons et calma légèrement sa transe. Il recracha la fumée et la regarda s'élever vers le plafond. Ses pensées s'emmêlaient et se démêlaient sans jamais lui offrir quelque chose de clair, de précis. Le problème, c'était qu'il n'avait en réalité, rien de tangible.
Il n'avait toujours rien tapé sur sa machine lorsque, trente minutes plus tard, la trappe s'ouvrit.
— Bonsoir, dit Arman.
Il avait pris cette habitude, plutôt que de simplement l'ignorer. Lancer Bonsoir lorsqu'il rentrait de sa journée, comme si ils étaient une espèce de vieux couple marié, coincé dans une routine soporifique. Victor lui répondait quand l'envie lui prenait – assez rarement, à vrai dire.
Arman s'affairait à retirer sa veste de service et à remplacer ses grosses bottes par des chaussures confortables, quand l'idée vint à l'esprit de Victor. Il se tourna sur sa chaise, de sorte à ce que ses jambes soient placées de part et d'autres du dossier.
— Hé, toi, apostropha-t-il.
Arman se redressa et se pointa du doigt, surpris qu'on s'adresse à lui.
— Moi ?
Victor roula des yeux, regrettant déjà ce qu'il était en train de faire.
— Non, le fantôme de ma grand-mère. Elle est là dans le coin, tu nous déranges d'ailleurs.
Arman resta coi, pas sûr de la dimension satirique de sa réponse. Victor fit pianoter ses doigts sur le dossier, irrité.
— Oui, toi, triple andouille !
— Oh.
— J'ai besoin de ton aide.
Arman en fut tellement étonné qu'il resta figé un instant, sourcils haussés. Il n'avait pas fini d'enfiler ses chaussures et l'une d'elles pendait mollement dans sa main.
— Oh ça va ! S'emporta Victor. Ça m'énerve déjà assez de l'admettre alors n'en rajoute pas une couche avec ta tête d'ahuri.
— D'accord, désolé. Euh.. pour quoi exactement ?
— Approche toi un peu, au lieu de rester planté là-bas comme une biche effarouchée.
Arman esquissa quelques pas vers lui, méfiant, comme si Victor allait soudainement ressortir son coupe papier et le menacer avec. Et même si le français en mourrait d'envie, il n'en fit rien, gardant sagement ses mains sur lui.
— J'ai besoin que tu me parles de la guerre, déclara-t-il de but en blanc.
— Comment ça ?
— Raconte moi ce que tu as ressenti quand t'y es parti, comment c'était.
Arman passa une main dans ses cheveux, pensif. Aujourd'hui, quelques mèches blondes parsemaient son front. Le mouvement de ses doigts les désordonnèrent encore plus.
— Je ne me suis jamais battu, précisa Victor en pointa sa canne du menton. On ne m'a pas envoyé au front à cause de ma jambe. Je n'y connais rien.
— Je pensais que vous aviez été blessé lors de la guerre.
— Non.. c'est bien plus ancien que ça. Enfin bref, je veux que tu me racontes depuis le début, d'accord ? C'est pour mon roman.
— D'accord.
Victor se retourna vers son bureau, se saisit d'un stylo à plume et de son carnet de notes. Arman se racla timidement la gorge, comme si il était sur le point de passer une interview sur une chaîne de radio célèbre.
— Hum, j'avais seize ans quand mon père m'a appris que je partais me battre. Il avait pas mal de pouvoir dans l'armée alors ma mère avait espéré qu'il utiliserait ses privilèges pour me faire épargner mais.. c'était plutôt tout le contraire. Au début, ça ressemblait à une vaste blague. À l'école militaire, on s'entraînait dur mais c'était comme si on y resterait pour toujours. Comme si la guerre ne deviendrait jamais notre réalité. Alors on s'inquiétait pas tellement.. on rigolait beaucoup. Y avait deux camps. Ceux qui rêvaient de se battre, de venger notre peuple. Puis ceux qui espéraient juste rester en vie encore quelques temps.
Arman jeta un regard hésitant au lit de Victor et finit par s'y asseoir. De cette manière, il avait un peu moins l'impression d'être un écolier interrogé par son professeur.
— Et puis, la veille de mon départ.. c'était effroyable. Je n'avais jamais connu la peur véritable avant de m'être couché un soir, en sachant que le lendemain à la première heure, je devrais courir pour ma vie. Les premiers jours ressemblaient à un rêve fiévreux. Ma tête était sans cesse lourde, comme plongée dans un épais brouillard. Je faisais tout ce qu'on me disait comme un automate, en priant pour que tout se termine bientôt. Le pire, c'est quand j'ai commencé à perdre ma propre humanité. Parfois, un obus explosait à côté de moi. Je fermais alors très fort les yeux, et je serrais mes bras autour de moi pour m'assurer que j'étais toujours en vie. Puis quand je tournais la tête pour regarder le soldat à côté de moi, éventré, la première pensée qui me venait c'était « Heureusement que c'est tombé sur lui et pas sur moi », avant même de me sentir désolé ou horrifié.
Arman tordait ses mains en fixant le plancher. Victor s'en voulut presque de lui faire remonter tous ces souvenirs désagréables.
— Quand, ça devenait trop dur, je..
Arman fut coupé par la trappe qui s'ouvrit à nouveau. La tête de Dirk Gerber apparut dans l'ouverture, avec ses petits yeux noirs enfoncés et son visage émacié. Il jeta un coup d'œil suspicieux vers Victor.
— Kommst du zum Kartenspiel ? Dit-il à Arman.
— Ich komme, répondit-il.
L'homme referma la trappe. Le silence tomba et Arman se gratta la nuque.
— Je dois vous laisser. On peut reprendre ça à un autre moment ?
— Ouais.
Il se leva et se dirigea vers la sortie. Victor nota machinalement quelques esquisses son carnet.
— Et arrête de me vouvoyer bon sang, lança-t-il avant qu'Arman ne sorte. Je n'ai que vingt et un ans, tu me fais passer pour un vieux croûton.
— D'accord.. répondit le soldat, déconcerté. D'accord.
✢
Victor attrapa l'assiette que Berthe lui tendait et l'essuya soigneusement avec un torchon. Il la posa ensuite sur le haut de la pile et réitéra l'opération plusieurs fois encore. Son regard tombait sans cesse sur la photographie accrochée au dessus de l'évier, juste à côté d'un bouquet de glaïeuls blancs – Lucien quinze ans plus tôt, tenant une Odette miniature dans ses bras, juste devant la maison qu'ils venaient d'acquérir. Cette même maison dans laquelle Victor se tenait aujourd'hui.
Il se tortilla. Une question lui brûlait les lèvres depuis plusieurs mois, et il n'en pouvait plus de s'empêcher de la poser.
— Où est vraiment Lucien, Berthe ? Demanda-t-il alors sur le ton de la conversation.
La femme laissa échapper le verre à pied qu'elle était en train de laver. Il se brisa au fond de l'évier. Le son de la musique classique qui provenait du salon couvrit le bruit strident.
— De quoi tu parles ? Marmonna-t-elle en ramassant prudemment les morceaux de verre.
— Oh arrête, tu le sais très bien, répliqua Victor. Je voulais attendre que tu m'en parles par toi même mais apparemment tu ne le feras pas.
Il voulut l'aider à nettoyer sans se couper mais elle repoussa sa main. Il la rangea docilement dans sa poche.
— La guerre est finie depuis juin, continua-t-il. Au début, j'ai bien voulu croire que Lucien soignait toujours des soldats, même après le début de la trêve. Mais maintenant ? Nous sommes déjà en janvier, Berthe, ça fait sept mois. Où est-il passé ?
Une fois tous les bouts de verres ramassés, elle se remit à frotter la vaisselle avec son éponge, les doigts tremblants. Elle jeta un coup d'œil prudent vers le salon, où Odette révisait l'ouverture de Giselle.
— Je ne voulais pas qu'Odette soit au courant, murmura-t-elle. Et je sais que tu as du mal à lui cacher des choses, alors je ne t'en ai pas parlé.
Victor ne trouva rien à redire à ça. Odette était comme sa petite sœur. On ne cachait rien à sa petite sœur.
— En vérité, Lucien est rentré à Paris en octobre, finit par avouer Berthe.
Cette fois, Victor ne se saisit pas de la tasse qu'elle lui tendait. Elle la posa alors machinalement devant lui, puis immobilisa ses mains dans l'eau savonneuse.
— Il a rejoint une.. organisation. La résistance. Ils se battent en secret pour faire libérer la France. Mais c'est très dangereux. Ils risquent la déportation, la torture.. la mort.
Victor s'en doutait mais fut quand même rassuré de savoir que Berthe ne lui cachait pas une vérité plus terrible, comme son décès.
— Il n'est pas revenu vivre ici pour nous mettre à l'abri. Si jamais la Gestapo le suivait jusqu'à nous.. on serait en terrible danger. Et puis.. avec ces allemands qui ont envahi la maison, tu penses bien.. Je ne l'ai revu qu'une seule fois.
— Berthe, c'est sérieux. Tu dois en parler à Odette.
— Tu la connais, elle s'inquiète toujours pour tout. Elle n'a pas voulu partir avec les jumeaux pour être sûre de pouvoir veiller sur moi ! Elle serait capable de se lancer à la recherche de son père, si je lui disais.
— Tu ne lui fais pas assez confiance. Elle aura dix sept ans en mars, tu sais.
Berthe lui fit une pichenette sur le front, légèrement amusée.
— Tu reviendras m'en parler quand tu auras élevé trois enfants ! Riposta-t-elle. Et nourrit un quatrième pendant presque cinq ans, par la même occasion.
Victor ricana mais Berthe reprit son sérieux.
— Maintenant que je te l'ai dit, promets moi de ne rien faire de stupide.
— Ce serait mal me connaître, répondit Victor, sachant qu'une idée bourgeonnait déjà derrière sa tête.
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