chapitre dix

Victor s'arrêta devant la plaque dorée qui indiquait le nom de la rue, enfonçant profondément sa main gauche dans sa poche. C'était ici. Les battements de son cœur se répercutaient partout dans son corps, et il se sentait brûlant malgré la température glaciale de janvier.
Après une brève inspiration, il reprit son chemin dans la neige épaisse. Ses chaussures en toile prenaient absorbaient inconfortablement l'eau. Il se posta devant la porte de ce qu'il pensait être le bon immeuble et leva prudemment la main pour appuyer sur la sonnette, mais resta en suspend. Il n'était pas prêt à le revoir. Pas prêt à effacer l'image figée qu'il gardait de lui pour la remplacer par une nouvelle.

Victor se retourna brusquement et traversa rapidement la route verglacée, décidé à rentrer chez lui et à tout oublier de cette lettre. C'était une idée stupide. On ne se lançait pas à la reconquête de ses fantômes du jour au lendemain.
Il ne prêta même pas attention au bruit de la porte qui s'ouvrait, jusqu'à ce qu'une voix familière ne s'élève dans la rue silencieuse.

— Victor ?

Il tressaillit. Alexandre se tenait sur le trottoir d'en face, les bras ballants. Ils se fixèrent un moment en chien de faïence, sans savoir comment réagir. C'était si soudain. Alexandre finit par traverser rapidement la chaussée, sans prêter gare aux voitures. Victor, lui, ne bougeait pas, tétanisé.

— C'est bien toi.. Je croyais rêver. Qu'est-ce que tu fais ici ?

Alexandre leva la main, comme si il voulait toucher son visage, s'assurer que Victor était bien réel et non une quelconque hallucination, mais s'arrêta en cours de route. Victor ne savait pas si il devait l'étreindre. Serait-ce trop familier ? Ils ne s'étaient pas vus depuis tant d'années. Mais une poignée de mains, lorsqu'on avait vécu tellement de choses ensemble, n'avait pas plus de sens.

— J'ai demandé ton adresse à ta mère, répondit-il alors simplement, la voix légèrement coincée au fond de la gorge.
— Et elle a répondu ?
— Seulement parce que je lui ai menti sur mon identité.
— Ouais, c'est bien son genre.

Ils se fixèrent un moment. Victor analysait chacun des traits de son visage, et savait qu'Alexandre faisait de même. L'autre homme avait légèrement grandi mais le dépassait à peine. Par contre, ses épaules s'étaient considérablement élargies et ses traits, durcis. Ce n'était définitivement plus le même garçon chétif qu'il avait connu, à l'époque.

— Tu veux entrer ? Finit-il par demander en désignant l'immeuble derrière lui.
— Tu sortais, non ? Se déroba Victor.
— Juste une course, ça peut attendre.

Victor le suivit alors à l'intérieur. Son appartement se trouvait au rez-de-chaussée. Il était assez vétuste. On entrait directement sur une cuisine étroite, dont le papier peint se décollait. La canalisation fuitait et un seau avait été posé là pour récolter l'eau.

— C'est pas le grand luxe, marmonna Alexandre.

Victor n'en avait très franchement rien à faire. Il avait connu pire. Et de toute manière, il avait du mal à regarder autre chose qu'Alexandre. Alors peu importait si le parquet gondolait ou si le vent s'infiltrait par les vitres mal isolées.

— Mon colocataire travaille dans la pièce d'à côté, alors essayons d'être discrets.

Victor se demanda amèrement si colocataire était un autre terme pour désigner amant. Il n'avait pas envie de trop y penser. Réaliser qu'Alexandre l'avait sûrement remplacé était une idée trop douloureuse.

— Qu'est-ce que je te sers ? Demanda Alexandre.
— Un grand café, s'il te plaît.
— Rien de plus fort ?

Victor secoua la tête et Alexandre haussa les épaules.

— Très bien, alors je boirais tout seul.

Il versa du café en poudre dans un filtre et fit chauffer l'eau. Depuis l'une des chaises brinquebalantes de la cuisine, Victor observa son manège. Alexandre avait retiré son long manteau et les muscles de son dos roulaient sous sa chemise. Des années dans l'armée forgeaient certainement plus un corps que d'être assis à un bureau chaque jour. Victor avait peut être développé une rapidité remarquable pour taper à la machine, mais c'était à peu près tout.

— Donc, cinq ans.. ça fait une trotte, hein ? Lança l'ancien soldat en fouillant dans les placards.
— Plutôt, ouais. Qu'est-ce qui t'est arrivé depuis ?

Alexandre posa une tasse fumante devant Victor, qui enroula immédiatement ses doigts autour pour se réchauffer. Il prit une courte inspiration en se servant un verre de whisky.

— Bah, ils m'ont envoyé faire mon service militaire dans le nord après.. tu sais. Ils pensaient que ça allait me guérir, ou j'sais pas quelle connerie. Mais devine quoi, dommage pour eux, l'armée est pleine de pédés.

Alexandre eut un rire mutin alors qu'il buvait une gorgée d'alcool. Victor sentit une pointe de jalousie le traverser lorsqu'il pensa à tous les autres hommes qu'il avait du fréquenter. Sûrement parmi eux, n'avait-il pas été le plus inoubliable.

— J'y suis resté quatre ans, continua Alexandre. Puis après, tu le sais, y a eu la guerre. C'était effroyablement rapide. Il leur a fallu cinq semaines, tu te rends compte ? Pour tous nous écraser et que ce putain de Pétain capitule. Quel cauchemar..

La lueur d'amusement qui faisait toujours briller ses yeux s'éteignit l'espace d'un instant.

— Ils ont pris tout le monde. Tous les soldats français, arrêtés et emprisonnés. Moi, pour y échapper, j'me suis jeté dans un caniveau, face contre terre, à moitié écrasé par le cadavre d'un autre type. Puis j'ai attendu là. Six heures, je crois.. que tout le monde soit parti. Et j'ai couru. Loin. On m'a jamais rattrapé.

Il reprit une gorgée de liquide ambrée, ignorant la mine déconfite de Victor.

— Les routes étaient surveillées alors je n'ai pas pu rentrer à la maison et de toute façon.. de toute façon qu'est-ce qui m'attendait là-bas, hein ? Une famille pour qui j'étais une honte et puis toi.. je n'étais même pas sûr de t'y retrouver.
— J'étais déjà parti, en effet, crut bon de préciser Victor.
— Je suis venu ici. Comme tous les parisiens avaient fui, c'était facile de s'installer.
— Mais alors.. t'es toujours en cavale ? Ils peuvent te rattraper à n'importe quel moment ?
— Qu'ils essayent, pour voir !

Alexandre tapa du poing sur la table et faillit renverser le café de Victor.

— Deux millions de soldats emprisonnés, t'y penses ? Ils ont autre chose à faire que de me courir après. Je me suis arrangé pour me falsifier une nouvelle identité de toute manière.
— Reste prudent.
— Je sais, Victor..

Ils se fixèrent à nouveau. C'était les mêmes yeux bleus azur que Victor avait connu, mais au fond, entre les nuances de vert, il y avait maintenant quelque chose de manquant. Il ne savait pas vraiment si c'était les méandres de la guerre ou la disparition de son amour pour lui. Peut-être les deux.

— Et toi, alors ? Demanda Alexandre. Comment t'es arrivé ici ?

Victor s'arracha à ses yeux et sirota sa boisson. Il voulait être bref. L'histoire ne valait pas vraiment la peine d'être racontée, mais il devait bien ça à Alexandre, après ces années d'absence.

— Mmh, mon père m'a retiré du lycée après ton départ. Tu sais comment il était. Il était persuadé qu'il aurait du me faire arrêter l'école à douze ans et me faire travailler à l'atelier directement, que comme ça, « son fils serait pas devenu une sale tafiole ».

Alexandre contracta sa mâchoire. Victor passa machinalement son doigt dans une rainure de la table usée.

— Après, c'est un peu flou. On se disputait tous les jours, de plus en plus violemment. Un soir, on en est venus aux mains. J'sais plus trop si c'est lui qui m'a viré ou si c'est moi qui suis parti.. enfin bref. J'ai voulu voir Paris.

Il faisait vraiment froid et, même en ayant gardé son manteau, Victor frissonna.

— Pendant quelques jours, j'ai pris des trains au hasard, en me disant qu'au moins l'un d'eux m'emmènerait à la capitale. J'avais pas un rond alors j'ai volé et fraudé. Enfin arrivé là-haut, j'me suis débrouillé pour obtenir un job de livreur de journaux. Putain, que c'était mal payé.. mais j'étais libre. Y avait plus son ombre derrière moi, tout le temps.

Il fit une pause pour terminer son café. Voyant qu'il avait toujours froid, Alexandre se leva et récupéra une grande couverture rapiécée dans un placard pour la poser sur ses épaules. Ses mains étaient grandes et chaudes et Victor aurait voulu les tenir dans les siennes encore une fois. Au lieu de ça, il continua :

— Je comptais pas m'arrêter là. Alors un jour, j'ai mis certaines de mes nouvelles sur le haut de la pile de l'éditeur du journal, quand personne ne regardait. Et il a adoré ! Petit à petit, je suis passé de livreur à écrivain. J'ai augmenté mon salaire et j'ai quitté le deux pièces que je squattais avec trois autres alcoolos pour cinq francs du mois. J'me suis trouvé une chambre de bonne à louer, plus confortable.. Et c'est à peu près tout ce que j'ai fait.
— Je savais que tu pouvais le faire. T'avais ça, dans le sang, d'être écrivain.
— Peut être.

Victor n'avait pas envie de mentionner sa nouvelle famille maintenant. Il trouvait ça injuste. Après le drame, il avait retrouvé le bonheur alors qu'Alexandre avait du trimer pendant des années. Malgré son passage à la vie adulte précipité, Victor s'était finalement retrouvé maître de son destin. Tout le monde n'avait pas eu cette chance.

Alexandre appuya sa joue contre le creux de sa main, s'inclinant pour mieux le regarder.

— Je suis tellement jaloux.. l'armée, la guerre, ça m'a tout pris. J'ai l'impression d'avoir eu tellement d'années volées. J'aurais aimé me forger mon propre avenir.
— Il n'est jamais trop tard.
— Vu l'état de notre pays..
— Qu'est-ce que tu fais, en ce moment ? À part te cacher, je veux dire ?

Alexandre étrécit les yeux, et mit une seconde de trop à réfléchir. Victor se demanda pourquoi il comptait lui mentir.

— Rien, répondit-il finalement.

Rien. Victor n'y crut pas une seconde. Pourquoi Alexandre ne lui disait-il pas la vérité ? Ils s'étaient tant éloignés que ça ? Il voulut protester mais soudain, Alexandre sourit et Victor y retrouva, l'espace d'un instant, les oliveraies, la maison en chaume, ainsi que le chemin de terre entre les champs et la gare. Il y retrouva les fragments d'un amour achevé trop tôt et des souvenirs enfouis.

Toute colère s'envola immédiatement.

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