chapitre deux

Un rayon de soleil formait un carré blanc sur le vieux parquet en bois noueux. Victor cligna frénétiquement des yeux, encore endormi. Il n'avait jamais été très matinal. Lentement, les événements de la veille se dessinèrent dans son esprit. Souvent, les premières pensées qui lui venaient à l'esprit lorsqu'il se réveillait le frappaient de plein fouet.

C'est la guerre.

Il jeta un coup d'œil prudent à l'autre bout de la pièce. Le matelas était vide, les draps proprement pliés. Lanz était déjà parti. Bon débarras.

— Victor ?

La trape du grenier s'entrouvrit dans un grincement, laissant apparaître la tête d'Odette. Elle se glissa dans l'ouverture en lui offrant son plus beau sourire, un plateau débordant de nourriture dans les bras. Ses cheveux châtain étaient rassemblés en arrière par un ruban en satin, dévoilant ses joues rondes encore marquées par l'enfance.

— Tu n'es pas venu manger, hier soir, lui reprocha-t-elle. Maman s'est inquiétée.
— Désolé, Odette. Mais je ne pouvais pas les affronter.
— Mmh.

Victor se redressa et Odette s'assit sur le bord du matelas, posant le plateau sur ses genoux.

— C'est les restes d'hier soir.
— Merci.

Il n'osa pas dire qu'à neuf heures du matin, il aurait du mal à avaler un ragoût, alors il prit une bouchée avec gratitude. Il tria la viande tendre et les carottes du bout de sa fourchette. À côté de lui, Odette défroissait sa longue jupe bleue d'un geste machinal, l'air ailleurs. D'habitude lorsqu'elle montait le voir, elle lui racontait des anecdotes du lycée avec vivacité, ou esquissait les pas de danse appris dans la semaine. Cette jeune fille bien silencieuse ne lui ressemblait pas.

Elle se leva et marcha lentement jusqu'au bureau, effleurant la machine à écrire du bout de ses doigts délicats.

— Tu écris quoi, en ce moment ? Demanda-t-elle en parcourant quelques feuillets des yeux.

Victor avala une nouvelle bouchée de ragoût sans grand appétit.

— De la merde.
— Arrête..
— Non, c'est vrai. Depuis que les fritz ont envahi Paris, on peut plus rien dire. C'est à vous dégoûter d'écrire, j'vous jure.

Victor continua de s'insurger mais Odette n'écoutait plus. Elle laissa son regard divaguer sur la ruelle. Deux enfants chaudement couverts faisaient rouler un cerceau sur la chaussée en riant. Ses yeux gris se remplirent de larmes. Elle tenta de les cacher en tournant légèrement la tête.

— Tu crois que si j'étais encore gamine ils seraient moins horribles ? Murmura-t-elle d'une voix cassée.

Victor arrêta subitement de mâcher. Il repoussa le plateau et passa ses jambes hors du lit, inquiet.

— Qu'est-ce que tu veux dire ?

Elle serra ses bras autour d'elle, l'air terriblement vulnérable. Cette joie naïve qui l'avait toujours animée s'éteignait de jours et jours, depuis le départ de son père et l'arrivée des allemands. Aujourd'hui, Victor n'en voyait plus que les cendres.

— Ce sont des porcs. Hier, quand on les servait, ils me touchaient comme si je leur appartenais. J'ai eu peur toute la nuit. Peur que..
— Que ?
— Que l'un d'eux se glisse dans la cuisine et.. enfin tu sais. Combien de temps vont-il rester ?
— Je ne sais pas, Odette.

Victor sentait la rage bouillonner dans ses veines. Il ne pouvait rien y faire. Si seulement le docteur était là, ils n'oseraient pas.

— Quand est ce que ton père rentre ? Demanda-t-il.
— Je ne sais pas. Y a beaucoup à faire, tu sais, avec tous ces blessés. Il doit rester discret.
— Et tu es sûre de ne pas vouloir rejoindre les jumeaux, dans le sud ?
— Tu sais bien que tout est bloqué. Et puis laisser ma pauvre maman ? Plutôt crever !

Odette plaça ses poings sur ses hanches avec détermination, comme le faisait sa mère. Victor soupira.

— Je trouverai une solution, d'accord ?

Elle laissa retomber ses mains et sourit faiblement, l'air résigné. Elle se pencha pour l'embrasser rapidement sur la joue.

— Merci, Victor. T'es mon sauveur.

Ce jour-là, Victor écrit peu. Il resta à fulminer dans son grenier toute la journée, cherchant désespérément une solution. Comment faire ? S'en prendre directement à eux aggraverait la situation. Ni lui, ni Berthe n'étaient plus maîtres ici. Ils étaient simplement tolérés. Le moindre écart leur couterait gros, les flingues accrochés aux ceintures des hommes en témoignaient.

Le soir tombait quand des voix se firent entendre dans le corridor. Des bruits de pas foulaient le parquet grimaçant du premier étage. Victor regarda précipitamment autour de lui, il n'avait toujours pas trouvé de solution, mais il refusait qu'Odette aie à passer une soirée de plus dans ces conditions. Il se leva aussi rapidement que sa jambe lui permettait, saisit un ouvre lettre sur son bureau, et se posta près de la trappe. Quelques instants plus tard, elle s'ouvrit sur Lanz.

— Ne bouge pas, lui chuchota Victor.

Il pointa l'arme improvisée sur sa jugulaire et ferma la trappe d'un coup de pied. Lanz sursauta et leva les mains en l'air, affolé. Ils se fixèrent dans le blanc des yeux pendant un instant. Et maintenant, quoi ? Victor se demanda soudainement ce qu'il avait dans la tête, à menacer des soldats allemands avec ses aptitudes médiocres.

— Qu'est ce qui ne va pas chez vous ? S'exclama le soldat, ayant repris ses esprits.
— Je.. C'est le seul moyen que j'ai trouvé pour que tu m'écoutes.
— De me menacer avec un couteau à beurre ? Vous ne pouviez pas simplement demander ?
— Je ne sais pas ! J'ai paniqué, voilà. Et puis c'est un ouvre lettre ! Bien aiguisé, d'ailleurs.

Après l'avoir analysé d'un air désabusé, Lanz repoussa l'arme sans effort et la jeta à l'autre bout de la pièce. Victor regarda son coupe papier voler, médusé.

— Hé !
— C'est quoi le problème ?

Victor voulut protester mais clairement, il ne faisait pas le poids. Lanz ne semblait pas particulièrement athlétique, mais lui l'était encore moins.

— C'est pour Odette, finit-il par lâcher d'un ton qui se voulait menaçant. Gardez vos sales pattes loin d'elle. C'est encore une gamine.
— Qu'est-ce que vous voulez dire ?
— Tu sais très bien de quoi je parle.

Lanz sembla hésiter un instant, fixant le sol, mal à l'aise. Victor laissa retomber ses bras le long de son corps, impuissant.

— Je ne ferai jamais de mal à cette fille, dit Lanz avec sincérité. Mais empêcher les autres, c'est une autre histoire.

Il releva la tête, la mine déterminée.

— Je trouverais une solution.
— Ah bon ?
— Promis.

Victor s'en trouva fortement étonné. Il plissa les yeux avec suspicion, croisant les bras sur sa poitrine.

— Et pourquoi tu ferais ça ?
— Écoutez, j'en ai fait du chemin avant de venir ici. J'ai vu ce que les autres soldats faisaient aux femmes qu'on croisait. Des scènes comme ça.. on ne les oublie pas.

Lanz tourna le regard vers la fenêtre, l'air grave. Pendant un instant il perdit ses traits de garçon, comme si son vécu l'avait rattrapé.

— J'ai aussi une petite sœur, souffla-t-il.

Victor hocha lentement la tête, encore éberlué, puis retourna s'asseoir sur son lit. La scène qui venait de suivre lui paraissait presque irréelle. Il n'appréciait toujours pas le soldat, mais son estime pour lui s'accentua très légèrement. Le silence retomba sur eux. Lanz dégrafa sa veste verte et l'accrocha à un cintre sans un mot. Il rouvrit ensuite la trappe pour descendre dîner.

— Merci, lança Victor avant qu'il n'eut disparu.

Lanz leva les yeux vers lui et Victor évita son regard, le visage fermé. Il ne pouvait pas encore se résoudre à lui montrer son respect. Lanz restait comme tous les autres. Un meurtrier et un pilleur.

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