~3~ À ces tremblements mécaniques
À ces tremblements mécaniques qui m'ont frappés de leur dureté durant l'immersion du sous-marin. Cet instant où j'ai vu à travers la rosace, l'eau qui n'était plus ce liquide salé avec qui on s'amuse durant les journées chaudes, mais plutôt ces vagues qui noient des bateaux entiers.
Ils m'ont fait comprendre que je rentrais dans un monde de brutalité, passant d'enfant innocente à adulte dans la misère du monde.
Plus jamais je ne serais que j'avais été, et je l'ai su dès cet instant. Mes restes d'innocence complètement enlevés face aux cris et au tumulte. Mon monde et les convictions qui l'habitaient s'écroulant en moi.
Ces secousses furent ma transition entre mon passé et mon présent, mes deux vies.
Elles furent la première chose qui me plongea dans ce parfum d'éther. Une réalité d'épouvante sur ma conscience.
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« Et ta sœur Madelana ? »
La voix d'Ocxonod, douce et remplie d'empathie, lui donnait envie de le frapper. Cette pointe de pitié qui se peignait derrière son regard provoquait une véritable colère en elle.
Toute cette discussion rendait les choses encore plus réalistes qu'elles ne le devraient. Les remettants au présent, alors que ce que Madelana voulait, c'était du passé.
Elle lui avait tout raconté. De la fin de la guerre civile et la grande famine qui avait pris possession de son pays, à la décision de sa mère Chloa de les faire partir Uusphis et elle.
Toujours elle se souviendrait de cette nuit de malheurs. Celle où cette femme aux cheveux de flammes décida que la vie ici était bien trop dangereuse par l'instabilité politique et la famine qui emportait tout. Mais ce fut quand un éclatement eut lieu dans le village côtier que ce fut le déclic pour elle.
Mère savait que le départ était nécessaire.
Alors que Madelana était dans la maison, entendant ses parents se disputer. Une chose et unique chose était ressortie : de l'argent avait été mis de côté par Chloa pour partir du pays.
Les trois filles de la maison étaient parties suite à cela, abandonnant l'homme colérique. Mais arrivée au port d'amarrage de l'Abymes, elles s'étaient aperçues du manque d'argent face aux prix qu'ils demandaient. Alors, Chloa resta sur le quai, apercevant ses filles pour la dernière fois. De ce regard plein de désespoir, car elle le savait, jamais elles ne pourraient les voir grandir ni les aimer comme elle l'aurait voulu. La mort l'attraperait avant.
Toujours Madelana se souviendrait de la force de son aînée pour l'avoir obligée à partir. De la manière dont Uusphis l'avait arrachée aux bras de sa mère pour lui dire de partir, alors qu'elle-même avait seulement envie de rester.
Les yeux brillant d'étonnement, la travailleuse regardait Ocxonod. Ses mots qu'emprisonnaient son esprit n'arrivaient pas à se former. Un tissu de phrases se bloquait dans sa gorge, ne sachant pas comment s'échapper.
« Qu'est-il arrivé à ta sœur Madelana ? »
La problématique se répétait. Les images de ses souvenirs revenaient, et cela en boucle. La torturant en la brisant un peu plus.
Maintenant, ce n'étaient plus les mots qui se bloquaient, c'étaient aussi les larmes. Comme si celles-ci s'agglutinaient au coin de ses yeux.
Sa détresse se ressentait partout.
Alors, comme Madelana ne l'avait pas faite depuis quinze années, une goutte de ce liquide salé coula le long de sa joue. S'ensuivant d'une autre, et d'une autre.
Un mécanisme qui lui sembla sans fin. Le monde extérieur n'existant plus pour ses pensées.
« Il y avait tant de merdes sur ce sous-marin. Mauvaise quarantaine à l'Arrivée, elle a attrapé le typhus. Pendant des jours je l'ai vu allongée sur un lit les yeux vitreux, délirant complètement, sa raison et sa vie partant doucement. Elle est morte dans un excès de fièvre. »
Madelana tentait de reprendre sa respiration. Les sanglots secouaient son corps de cicatrices.
Alors elle s'oubliait à nouveau dans ce noir. Celui de l'eau des profondeurs. Voulant subitement revenir au calme qui l'avait habitée lorsque ses yeux avaient plongé dedans quelques minutes plus tôt.
La voix d'Ocxonod la fit à nouveau tourner la tête. Son regard transpirait la pitié. Madelana détestait cela. Ses émotions ne faisant que des remontées énigmatiques. Se changeant à la moindre information. Passant soudainement de la tristesse et du désespoir à la haine brûlante qui avait déjà foudroyé tous les hommes. Se métamorphosant en quelque chose qui la dépassait complètement, tout-en la consumant un peu plus.
Dans le regard de Madelana, on voyait toute cette souffrance retenue.
« Et le reste de ta famille ? lui dit-il doucement, tentant de calmer la vague qui allait s'abattre. »
Elle ne répondit rien, comme à son habitude lorsque la question posait problème. Son mutisme bloquait le jeune homme dans ses interrogations. Mais il comprit tout de même. Ce silence signifiait qu'ils étaient morts, n'ayant pas eu l'argent pour partir à leur tour.
Comme pour ne pas montrer qu'il avait compris, sûrement pour l'entendre de sa bouche, Ocxonod lui demanda délicatement, montrant bien sa non-agressivité face à elle :
« Ils sont morts ?
- Oui ils sont morts ! Les revoir en vie est un espoir impossible que je ne peux pas me permettre sinon je deviendrai folle ! Je suis l'unique rescapée putain ! »
Ce n'était pas le secret qu'on cachait aux autres, mais plutôt le secret qu'on se cachait à nous-même, ne voulant pas voir l'horreur de la réalité.
Les images qu'elles s'efforçaient d'oublier dans l'alcool revenaient en la tourmentant. Tout ce qui lui permettait de ne pas exploser sous la force de ses souvenirs semblait avoir disparu à l'énonciation de ces simples phrases.
Les détails de ce parfum d'éther lui revenaient en boucle.
Même si tout lui paraissait sombre face à l'évocation de l'inacceptable, une part d'elle se sentait bien plus légère, comme enlevée de cette possibilité qui l'écrasait.
Ses émotions continuèrent dans leur cercle infernal. Se modifiant à nouveau. Brutalement. Sans qu'elle ne puisse le prévenir. Son rythme cardiaque s'accélérait sans douceur. Ses larmes qui s'étaient arrêtées quelques instants plus tôt, refirent surface. Sa colère se transforma en détresse pure et déchirante. Juste de la douleur poignardant son être.
« Je suis désolée pour toi Madelana, murmure-t-il touché par ses cris. »
Elle n'arrivait plus à répondre. Son souffle se coupant sous le coup des sanglots.
Elle n'arrivait plus à s'arrêter. Son désespoir ne faisant que grossir.
Elle n'arrivait plus à rien. Loque de tristesse et de la fillette qu'elle avait été.
« J'ai cru un instant que je pourrais m'accorder l'oubli, mais ce n'est pas une question d'accord en réalité. Je veux juste oublier toute cette merde putain qu'a été ma vie. Je croyais qu'avec cette traversée tout s'arrangerait, une bonne fois pour toutes. Mais jamais je ne pourrais partir de tout ça. Vivre avec ces souvenirs est insurmontable pour moi. »
Seules des larmes silencieuses parcouraient ses joues. Bien trop lasse pour vraiment hurler sa détresse. Elle contemplait à nouveau l'océan abyssal, ne sachant plus quoi penser, ni même quoi ressentir. N'étant uniquement qu'un mélange âpre de pensées et de sentiments. Un corps vidé de tout.
Avant elle se noyait dans les verres au liquide ambré, maintenant c'est elle qui se noyait en elle-même.
« J'ai fait cette traversée Ocxonod, cette traversée dite historique entre nos deux pays respectifs. J'ai connu les horreurs de la misère et cela toute ma vie. Ce navire, il accueillait avant des très riche, la société avait décidé de baisser les prix par dix. Je me souviens encore qu'on nous entassait à vingt dans des cabines pour trois. Elle faisait encore plus de bénéfice. Je me souviens de la décision fourbe de ton ancien gouvernement qui a été d'amener de la main-d'œuvre de mon pays en famine en se faisant passer pour le sauveur d'un peuple. Alors que non, c'est pour les envoyer à l'usine comme sous-homme mal payé. »
Elle le regarda encore plus sévèrement. Toute trace de douceur s'était envolée. Les mots sortis de sa bouche s'étaient découpés syllabe par syllabe. Témoignant de son sérieux profond.
Ses yeux toujours écoulant de ce liquide salé. Elle le regarda, cherchant une réaction de sa part. Madelana voulait savoir si elle serait un jour comprise.
Une plainte silencieuse coincée dans son être elle continua :
« Je demande juste à être écoutée. Savoir qu'un jour je ne serais plus seule face à ma conscience. »
Doucement il décrocha son regard du sien et tourna la tête, se dérobant à ce grand bleu devant lui.
De la même manière qu'avant, ses pieds résonnèrent sur le sol en s'éloignant progressivement.
La jeune femme l'observa partir, abasourdie. Ses sensations faisaient ces remontées indéchiffrables. Tout changeait du tout au tout en l'espace d'un battement d'ailes, modifiant la colère en incompréhension.
Soudain il s'arrêta proche d'un mur du fond. D'un mouvement il le touche. De multiples gravures de prénoms y étaient inscrites dans le fer. Les appellations des misérables à l'épreuve du temps.
Ils s'enchevêtraient partout sur les deux premiers mètres en partant de la base. Les caractères les composant devenaient illisibles. Mais la preuve de leur passage restait ici, grâce à cette tradition qui s'est un peu plus instaurée à chaque traversée.
Plus haut, certaines signatures du passage arrivaient à se démarquer. Plus on montait, plus les mots devenaient rares, jusqu'à atteindre un stade où il n'y en avait aucun.
Même le sol en était marqué. Passant du fer des façades au marbre des dallages. Seule la rosace de verre était épargnée par ce phénomène qui semblait surréaliste. Les gens ne voulaient pas toucher à l'objet au coup d'œil si fragile.
« Uusphis et moi on avait marqué nos noms juste ici. »
Madelana tourna le dos à son tour à la vue sous-marine. Sa voix râpeuse forgée dans les larmes résonna face à la grandeur du plafond vouté. Un fort accent cazquois se dégageait de chaque syllabe.
Sa main de trois doigts couverte de cicatrices en arabesques se posa sur un autre pan de la cloison. Ces marques tracées sur sa peau étaient du temps où elle était ouvrière, se blessant avec les machines. La décrétant trop malhabile on l'avait mutée à la comptabilité.
À travers la couche de nouvelles inscriptions, Madelana reconnut le tracé du fil de fer qu'elle avait utilisé pour laisser la marque de son passage.
Un instant elle s'autorisa à se souvenir. Délicatement, se rappelant le regard joueur qui l'avait habité quand Uusphis l'avait portée sur ses épaules. Juste pour inscrire la preuve de sa vie dans cette marée humaine. Une preuve que le peuple de l'ombre pourrait exister devant le regard de l'oubli.
Comme des milliers d'autres avant elle, son nom fut inscrit dans le dur. Une faute sur sa troisième lettre en prime.
Madelana se retrouva en possession d'un sourire triste. Marqué par le bonheur dans une plongée de désespoir et la nostalgie de ce sentiment quand elle se trouvait proche de sa sœur. Cette sensation de sécurité qui l'englobait semblait s'être perdue dans le vide du deuil.
Soudain, des secousses violentes secouèrent le sol.
Les synonymes de mauvaises situations se déclaraient. Des tremblements prirent possession du ferreux navire. Madelana se retrouva complètement déséquilibrée sous la force de ceux-ci. Ses oreilles bourdonnaient du bruit infernal des alarmes. Cris, chaleur insoutenable se rajoutaient au tout.
Elle se tenait désespérément à sa conscience. Ne voulant pas tomber dans l'horreur de la situation. Ses mains tremblaient sous la panique qui l'assiégeait de toute part. Impossible de s'en défaire, la possédant à chaque instant un peu plus. Les pensées incohérentes volant partout dans son âme.
Un instant elle se revoyait dans cette même pièce à la rosace. Complètement étouffée dans la masse de monde qui devait s'agglutiner ici. Alors que les sirènes pour marquer le début de la plongée hurlaient, Uusphis lui tenait la main pour ne pas que les remous de la foule ne les sépare. Les multiples tremblements semblaient avoir possédé le vaisseau durant ces quelques minutes. Tout cela englobé dans une atmosphère de cris et de larmes de désespoir. Mais ce qu'elle avait retenu le plus ce fut la manière dont le moindre détail se teintait de violence face à ses yeux d'enfant innocent.
Ocxonod avait tenu pendant ces quelques éclats de phrases le rôle du psychologue. Celui qui écoute sans rien attendre en retour. Celui qui laissait la personne s'amoindrir de ses peines. Sans donner de jugements ni s'apitoyer. N'est-ce pas là une personne qui écoute un psychologue ?
Se confier à son ancien ami fut autant bénéfique que destructeur pour Madelana. Car elle comprit qu'elle allait mal, démolissant à coup de bombes ses convictions. Une chose devenait certain pour elle : il aurait fallu se reconstruire avec de la force et de la détermination. Maintenant qu'elle avait accepté sa condition.
Défaillance technique ou erreur humaine ils était donnés en pâture à la mort.
Alors qu'ils étaient condamnés, prêt à périr dans ces eaux glacées, un baiser les liait. Ils voulaient juste oublier que la fin arrivait.
Avant, l'oubli Madelana se le donnait avec l'alcool, maintenant à travers ce geste désespéré. Il n'y avait pas de désir ni d'amour, juste du désespoir qui transparaissait à travers les larmes.
Toujours elle aura été déconnectée des situations.
Comme des malheureux ils allaient mourir. Si ce n'était pas la noyade, ce serait la pression qui les tuerait. En explosant leurs tympans et leurs poumons.
La rosace de verre se fracturait toujours un peu plus. La puissance de l'eau ayant raison d'elle. Leur bouche se pressait toujours un peu plus, l'oubli devenait toujours plus dur quand tout se démolissait un peu plus.
Au moins elle fut écoutée. Marquant le passage de tout ce peuple effacé dans les abysses. Elle grava leur passage à travers son ressentit, laissant des milliers parler pour eux.
Une nouvelle fois elle s'était plongée dans le souvenir de cette odeur. Cette odeur qui marqua la séparation de sa vie et de son monde. D'enfant à adulte. De cazquoise à fille sans identité. Un être qui avait uniquement le droit de posséder un nom. Et que finalement on ne l'oublierait pas, son nom mal orthographié gravé dans le fer.
Ce parfum de moteur marqua aussi une nouvelle fin pour elle. Sauf qu'ici, c'était la Fin avec une majuscule. Celle où il n'y avait plus rien après.
Le parfum d'éther c'était ça. Cette sensation de déchirement à une de nos multiples fins.
Entre deux pensées cohérentes dans ce chaos d'émotions et de sensations, Madelana se rassurait en disant qu'un instant elle avait dévoilé un peu de son histoire, en se sentant plus légère le temps de quelques minutes.
Tout cela juste avant que ce parfum d'éther l'engloutisse à nouveau.
Mais avait-elle seulement connu le bonheur ?
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