Chapitre 9


« People fall in love in mysterious ways,
Maybe just the touch of a hand,
Well, me—I fall in love with you every single day. »
Thinking Out Loud — Ed Sheeran

Line

Blasée, je rejoins Mia et Claire derrière le comptoir du bar. Mes deux amies chuchotent entre elles en guettant dehors comme des mauvaises groupies, gloussant par-ci, s'extasiant par là.

—    Qu'est-ce que vous faites ? demandé-je innocemment en replissant un verre d'eau pour étancher la soif qui me ronge la gorge.

Les deux ne semblent pas m'entendre, prises d'une nouvelle quinte de gloussement. Décidément, il y a Brad Pitt dehors ou quoi ?

J'abandonne mon verre et bouge pour me mettre derrière elles, entre les deux. Mais il n'y a rien dehors qui puisse m'intéresser. Comme un mauvais fantôme, je chatouille l'oreille de Claire qui ne réagit pas, puis pince sa côte mais elle me chasse avec un petit bruit, comme quand je dégage Paul de ma nourriture.

—    Bon, les filles, dites-moi ce qu'il se passe ! S'il y a Tom Hardy dehors j'ai quelques petits trucs à lui dire...

Aucune ne me calcule. Mais ce n'est pas possible ! On dirait des adolescentes qui ignorent leur amie parce qu'elles lui font la gueule. De ce que je sais, je me suis tenue à carreaux.

—    Mia, ta prothèse se plie.

Rien.

—    Claire, j'ai volé ton string préféré.

Toujours rien.

—    Je le porte actuellement sur moi et j'ai mes règles.

—    Quoi ?

Mon amie se tourne immédiatement, un peu dans les vapes comme si elle venait de se réveiller d'un mauvais rêve.

—    Oh, Line, tu es là.

—    Oui je suis là ! Depuis cinq minutes au moins ! Qu'est-ce que vous faites ?

J'avoue être un peu agacée. Pas parce qu'elles m'ignorent ou plutôt ne m'ont pas entendues comme semble le suggérer Claire, mais plutôt parce que depuis ce matin l'établissement est plein à craqué et que ça fait quinze minutes que je trime comme une folle pendant que les deux discutent en bavant devant la fenêtre ! J'ai un énième rendez-vous ce soir, le premier de la semaine, et je vais être KO avant même d'avoir pu parler avec cet inconnu de l'application.

Bon, en vérité ça m'arrangerait d'être trop fatiguée pour sortir.

Après le dernier mec trop bizarre qui m'a traité de tous les noms, j'ai eu une grosse perte de confiance. Une nouvelle douleur s'est réveillée dans mon cœur : celle du manque. Depuis trois jours, tout me parait plus fade, rien ne semble pouvoir atteindre un vingtième de mon ancienne relation même si au fond de moi je sais tout ce qui clochait. Prendre ce nouveau rendez-vous sous la contrainte de Claire n'a pas été facile, mais je tiens bon.

Mon inconnu me parle de plus en plus, nos échanges du soir me font du bien et me rassurent. C'est peut-être égoïste, mais me dire que si j'arrête les rendez-vous veut dire que j'arrête de lui parler me rend triste. J'aime vraiment nos discussions et je ne sais pas si j'aurai la capacité mentale de perdre une relation aussi superficielle soit-elle.

—    Excuse-nous, on était ailleurs...

—    Oui, vraiment ailleurs...

Les deux retournent la tête et portent une nouvelle fois leur intention sur l'extérieur. Énervée, je contourne le comptoir et me précipite devant les filles. J'écarte les bras pour faire de mon corps un barrage à leur vue, les deux ne râlent même pas mais finissent enfin par me voir.

—    Mais qu'est-ce que vous faites à la fin ? On a des clients je vous signale !

Mia rougit, gênée de se faire réprimander par son employé — qui a raison, notons-le — tandis que Claire me lance un regard qui veut dire « Tu tombes bien ma cocotte ».

—    Lineeeeee...

Je lève les yeux au ciel devant ma meilleure amie qui attrape une mèche bouclée qu'elle fait tourner autour de son doigt.

—    La drague ne marchera pas avec moi.

—    Bébéééé, tu sais ce qu'on disait avec Mia ? On parlait de toi.

—    De moi ? Et qu'est-ce que vous pouviez bien dire d'intéressant sur une pauvre jeune femme exténuée d'avoir une meilleure amie épuisante et une patronne qui la surmène ?

—    Tout de suite dans l'abus ! rit ma patronne en se remettant au travail dans le bar.

Je croise les bras sur ma poitrine le temps qu'elles accouchent, mais Claire semble chercher ses mots.

—    Tu vois, en fait, on disait que c'est drôle mais depuis quelques temps, Jake vient très souvent ici et il semble très inspiré si tu vois ce que je veux dire.

—    Non, je ne vois pas ce que tu veux dire.

Mon amie soupire en abandonnant enfin sa pauvre mèche qui rebondit avant de se reformer en une boucle parfaite. Si j'avais bouclé mes cheveux et joué comme ça avec, je peux vous dire que ma mèche serait bien lisse et grasse.

—    Bah c'est pour toi qu'il vient je suis sûre.

Je me tourne et effectivement, je n'avais pas fait attention que Jake était derrière la vitre, à l'extérieur, en train de pianoter sur son ordinateur. Son dos imposant et musclé cache ce qu'il écrit, mais je devine qu'il s'agit de son scénario.

—    Bah, il travaille. Il est logé par Emma, il ne va pas rester toute la journée chez eux.

—    Je suis d'accord avec toi, mais pourquoi venir ici ?

—    Il en pince pour toiiii, intervient Mia tout sourire.

N'importe quoi, ces deux-là me fatiguent !

—    Alors, déjà c'est mon voisin donc non. Et pourquoi il vient ici ? Peut-être pour travailler dans l'un des plus beaux endroits de Paris sans payer l'équivalant de 6 loyers en une semaine de café ?

—    Pfff, tu gâches tout, Line.

—    Pfff, si peu romantique, renchérit Mia d'un air dépité.

Leur air boudeur me fait rire mais plus le temps de rire. J'attrape les commandes que Mia vient de préparer, les posent sur un plateau et c'est parti. Plus que quelques heures et je serai chez moi !

Enfin non.

Merde.

Rahhh la flemme !

***

—    Antoine, enchanté.

—    Line, de même.

L'homme en face de moi est plutôt beau, grand avec de jolies fossettes, des cheveux bruns légèrement ondulés qui retombent sur son front, une barbe bien fournie mais entretenue et des yeux bleus presque verts quand on regarde bien, il est plus mon type que ceux que j'ai pu rencontrer jusqu'à présent ! En plus de ça, le mec est bien habillé avec un tailleur bleu marine et une chemise blanche. Rien de formel du genre mariage, mais le genre de choses qu'on pourrait porter au bureau sans en faire trop.

Moi j'ai opté pour quelque chose de différent pour une fois : un joli haut court taupe qui cache ma poitrine, un pantalon et une veste de tailleur d'un orange citrouille hors du commun mais qui ne te tue pas la vue non plus. Les bijoux dorés que j'ai ajoutés ressortent bien et rendent la tenue encore plus jolie tout comme mes escarpins noirs. La seule chose qui n'allait pas, c'était mes cheveux mauves alors j'ai décidé de les plaquer en arrière en rajoutant plein de barrettes noires à paillettes pour ne pas que des mèches rebelles se barrent.

S'il n'aime pas le style que j'ai décidé de porter, il n'en montre rien.

Pour une fois, je n'ai pas eu besoin de prendre le métro. Il m'a donné rendez-vous dans Montmartre, et je devine facilement qu'il a prévu qu'on aille observer la vue de nuit près du Sacré-Cœur. Tellement cliché, vu et revu, mais bon, une valeur sûre.

Tu disais aussi ça pour le restaurant italien...

Bref. Ne revenons pas sur cet échec cuisant.

—    Mince, je n'avais pas prévu que tu portes des talons... Tu veux qu'on prenne le truc pour monter jusqu'en haut ?

Nous avons marché quelques minutes en bavardant de tout et de rien et nous voila devant les centaines de marches qui mènent à l'endroit. Pour toute réponse, je commence mon ascension en souriant, pas du tout embêtée par les talons. J'ai mal, c'est un fait. Que personne ne vienne me dire que c'est parfaitement agréable de porter des talons, vous mentez tous. Mais juste par égo, pour ne pas prendre ce truc à touriste — mais bien utile pour les personnes handicapées ou âgées — je préfère souffrir.

—    Ok, pas de soucis.

Nous montons marche après marche, je sens la sueur couler dans mon dos. Je m'essuie discrètement le front deux trois fois, mais ce n'est pas comparable à côté d'Antoine qui sur comme un porc — sans être méchante. De grosses gouttes dégoulines de son front, de son nez, pour s'écraser au sol. Il est grand, fort, on voit bien qu'il y a du muscle sous ce petit ensemble qui lui fait des fesses plus qu'attirantes, mais jamais je n'aurai pensé qu'une montée de marche provoquerait un tel effort chez lui. Je ne juge pas, mais suer autant pour si peu, sachant que nous n'allons pas à une vitesse folle... ça me dégoûte un peu.

Oui je suis princesse sur les bords et je n'aime pas la sueur, vous allez faire quoi ?

Nous arrivons enfin en haut et je m'étire en poussant un gémissement de plaisir. Mes pieds sont en feu, mes poumons commençaient à être douloureux mais je suis contente d'être arrivée en haut. Je sais que la vue est magnifique, révélant toutes les lumières de la capitale devant nos yeux, alors ça vaut le coup.

Je me tourne vers Antoine sans réussir à retenir mon sourire rien qu'en imaginant ce qu'il nous attend, mais le pauvre est penché en avant, mains sur les côtes avec une grimace pas possible sur le visage. Le pauvre, il est à bout.

—    Pas trop dur ? demandé-je avec une pointe d'amusement pour lui faire comprendre que ce n'est pas une moquerie.

—    Hein ?

Antoine se redresse, passe sa manche sur son front puis bombe le torse.

—    Non, tout va bien. Ça tire un peu sur les cuisses mais tu t'en es tirée comme une cheffe avec tes talons ! Chapeau.

Je le remercie du compliment et il vient me proposer son bras pour que nous puissions rejoindre la basilique. Je l'accepte uniquement parce qu'il ne s'est pas essuyé sur ce bras, puis marche tranquillement en veillant aux pavés qui pourraient me tuer une cheville.

—    J'aime bien le 18ème arrondissement, lâche-t-il avec un petit air nostalgique.

—    Ah oui ? J'aime énormément cet endroit aussi, c'est pour ça que j'ai décidé d'y habiter.

—    Tu viens d'ici ?

—    Oui, j'ai un appartement beaucoup plus bas. J'aime l'ambiance des rues, les gens sympas qui te disent bonjour et les touristes qui visitent avec des étoiles dans les yeux. J'ai l'impression de vivre dans un film un petit peu, si tu mets tous les tracas du quotidien de côté.

—    Je comprends ce que tu veux dire. Cet endroit a toujours été... magique.

Il semble... ailleurs. Je meurs d'envie de lui demander ce qui le rend si nostalgique, ce qui provoque les étoiles que je vois dans ses yeux, mais je me retiens. C'est trop intime, trop tôt pour pouvoir demander ça, même si je me sens bien à son bras. Il dégage une aura protectrice mais saine, sereine même, et j'ai l'impression de flotter sur un nuage hors du temps. Comme je disais, loin des tracas du quotidien. Je ne sais pas si c'est l'endroit qui provoque ça, parce qu'il m'a toujours fait me sentir comme ça ou l'homme à mon bras, mais je suis contente. Nous nous promenons jusqu'à arriver devant la basilique mais je ne prends pas vraiment le temps de l'observer : je connais déjà par cœur chaque recoin, chaque chose qui orne sa façade et chaque détail de son intérieur. Je nous tourne vers la vue sur Paris, les milliers de lumières qui éclairent le ciel nocturne et les gens qui parlent doucement pour ne pas briser la magie du moment. Beaucoup de couples se baladent, se posent sur les marches pour observer la vue. Quelques groupes d'amis prennent un apéro improvisé en parlant du bon temps et quelques hommes essayent de venir vendre des choses quelconques aux touristes qui tombent dans le panneau.

—    C'est magnifique, chuchote Antoine ce qui me fait relever la tête.

Je m'attendais à ce qu'il observe la vue, ou même moi en disant ça ce qui aurait rendu mon rêve de romantique réel, mais au lieu de tout ça, il regarde trop bas pour la vue et trop haut pour moi. Je suis son regard jusqu'à voir ce qu'il regarde, ou plutôt qui il regarde.

Une femme plutôt jolie, fine et droite avec des cheveux noirs coupés courts un peu comme à l'ancienne époque se tient avec un homme de la même tranche d'âge. Elle m'hypnotise avec sa peau foncée qui reflète la lumière, sa bouche carmin qui me fait penser à une cerise et son maquillage noir qui étire ses yeux. Cette femme est une bombe atomique qui me fait douter de ma sexualité.

Antoine n'a d'yeux que pour elle ce qui me serre un peu le cœur mais en même temps, je le comprends.

—    Elle est belle, je confirme avec un petit sourire qui veut tout dire.

Surpris, Antoine reporte son attention sur moi, gêné d'avoir été découvert, mais je le rassure. Ses épaules se détendent un peu, son regard est désolé.

Soudain, des chuchotements intenses brisent le silence. L'homme qui était avec la magnifique femme met un genou à terre plus bas, les escaliers nous séparent d'eux. Quelques personnes sifflent, la femme ouvre la bouche, choquée, et je comprends enfin qu'il la demande en mariage.

—    STOP !

Antoine crie puis en un claquement de doigt il a dévalé les marches pour les rejoindre. Il semble totalement affolé, et je suis persuadée de voir ses membres trembler d'ici.

—    Paloma, je suis désolé, tu ne peux pas me faire ça, nous faire ça !

La femme plisse les yeux puis les réouvre d'un seul coup en mettant une main sur son cœur.

—    Antoine ? Qu'est-ce que tu fais là ?

Il ne lui laisse même pas le temps de finir sa question qu'il débite des tas de paroles incohérentes sur l'amour qu'il porte pour elle, l'erreur fondamentale qu'elle ferait si elle épousait ce type, et je ne sais quoi d'autre. Il avoue dans son discours un peu bancal qu'il savait qu'elle serait ici ce soir, qu'il ne pensait pas devoir interrompre une telle tragédie mais qu'il voulait juste qu'elle lui redonne une chance.

Il est presque en train de la supplier à genoux.

Embarrassée mais surtout un peu honteuse d'avoir été utilisée comme ça, je fais demi-tour en l'abandonnant avec cette femme, celle qu'il aime. Le Sacré-Cœur semble me suivre du regard tandis que je retourne vers les marches infinies que j'ai peiné à monter. Seule, dans la nuit, j'ai l'impression qu'une tempête de froid s'est abattue sur mes épaules. J'hésite un instant à me laisser dégringoler jusqu'en bas, mais mon corps ne veut même pas bouger.

Et dire que mes pieds sont en sang pour lui... Le pire, c'est que je pense que je l'aurais apprécié si nous avions passé plus d'une demi-heure ensembles. Ça avait l'air d'être un chouette type.

Je soupire, croise les bras pour me réchauffer un peu et entreprends de descendre la première marche quand quelqu'un m'interpelle. Alertée par mon prénom je me retourne en prenant bien équilibre sur la marche. Mes talons sont de vrais dangers publics.

—    Jake ?

Mon voisin accoure en riant, encore un t-shirt et un simple short sur le corps. Punaise, il passe sa vie à écrire et courir ou ça se passe comment ?

—    Qu'est-ce que tu fais là ? me demande-t-il, essoufflé.

—    C'est plutôt à moi de te demander ça, tu me suis ?

Il éclate de rire avant de m'expliquer que pas du tout, il vient faire un petit tour avant d'aller dormir. C'est quand même une sacré coïncidence.

—    Et toi, qu'est-ce que tu fais ici toute seule ?

—    Oh...

Je lui explique rapidement que mon rendez-vous a annulé, mentant carrément sur l'origine de ma solitude, et il s'excuse. Le mec s'excuse — sincèrement en plus — alors que ce n'est même pas lui le problème.

—    Et toi, pourquoi tu cours ? Enfin, pourquoi ici ? On se croise tout le temps, je commence à avoir peur moi.

Il rit de nouveau avant de m'expliquer que son objectif est de faire tous les monuments de Paris en course, dans la limite du possible. Il n'a pas couru depuis quelques jours à cause de son scénario alors il voulait reprendre en douceur tout en faisant de la pente.

—    Et toi tu rentres du coup ? Si ton date n'est pas venu.

—    Et toi t'as tout compris, rétorquai-je avec une pointe de tristesse que je n'ai pas réussi à masquer.

—    Je te raccompagne.

Sans rien de plus, il commence à descendre les marches sans courir, prenant de l'avance sur moi.

—    Attends ! Mais je ne veux pas gâcher ta course.

Je le rejoins en faisant attention à mes chevilles mais Jake fronce les sourcils.

—    Je ne vais pas te laisser rentrer seule alors qu'il fait nuit. Si tu ne rentres pas vivante je m'en voudrais toute ma vie.

—    Il n'y a pas de raison...

—    Ce n'est pas négociable Line, allez viens.

Je capitule et entame la redescende en silence. S'il s'ennuie tant que ça, je ne vais pas chercher à le faire fuir. Et puis, rentrer avec quelqu'un c'est plutôt rassurant quand j'y repense.

Jake m'attend dans l'escalier, veillant à ce que je ne me blesse pas. On aurait pu faire le tour pour éviter les escaliers, mais je n'ai pas envie de marcher des heures pour rentrer. En plus de ça, il me prévient dès qu'une marche est un peu plus dangereuse qu'une autre ce qui m'évite bien des blessures.

—    Enfin en bas ! Je dois avoir les pieds en sang, laisse moi deux secondes.

Je m'assoie sur les marches et retire avec difficulté le premier talon. Ma peau hurle, souffre le martyr. Dès que l'air libre vient chatouiller mon pied, ma peau se met à me bruler et piquer en même temps. Jake ne semble pas louper la grimace que je tire car il s'assoit à mes côtés pour observer les dégâts.

—    Pas joli, joli.

—    Tu l'as dit. À chaque fois je me dis plus de talons, mais à chaque fois j'en remets.

J'enlève le deuxième en poussant un petit cri plaintif puis une chaussette apparaît devant mes yeux. Je pousse un cri et me recule, Jake pousse aussi un cri et lâche la chaussette qui tombe devant nous.

—    QUOI ? QUOI ? IL Y AVAIT UNE ARAIGNÉE DESSUS ?

Mon cœur tape dans ma cage thoracique et Jake s'est replié sur lui-même, les yeux exorbités. Je tente de me calmer mais je suis pétrifié. Lui aussi apparemment.

—    Mais qu'est-ce qu'il y a ? lâche-t-il sans bouger, les bras près du visage.

—    Pourquoi tu me mets une chaussette près du visage !?

—    Bah pour que tu la mettes ! Il n'y a pas d'araignée du coup ?

—    D'araignée ? Mais quelle araignée ?

Jake se détend, reprend avec précaution la chaussette sur le sol pour l'examiner. Quand il a fini son inspection, il me la tend de nouveau.

—    Je ne sais pas, vous poussez toujours ce genre de cri quand vous voyez une araignée. Tiens, mets-la.

—    Pardon ?

—    Bah oui, mets-là. Tu ne vas pas marcher pieds-nus.

Il la pose sur mon genou puis enlève son autre chaussure pour retirer sa deuxième chaussette.

—    Jake, je ne vais pas mettre une chaussette que tu as porté !

—    Mais si ! Tu n'as pas le choix, tu te laveras les pieds avant de dormir. Promis elles étaient propres.

—    Avant que tu ne coures avec...

—    Line... je n'ai pas envie de passer toute la nuit sur ses marches qui ont vu passer des milliers de gens dans la journée. Je commence à avoir froid en plus.

C'est vrai qu'il vient d'aller courir en t-shirt, le pauvre doit avoir vraiment froid maintenant qu'il n'a plus la chaleur de l'échauffement. La gorge serrée, les doigts tremblants, je m'empare de la chaussette épaisse qui ne semble effectivement pas sale mais je ne peux pas m'empêcher de penser qu'il a couru dedans. Je l'enfile, puis la deuxième, et il me donne ses chaussures de sport.

—    Non Jake ! Tu vas faire comme toi ? Tu ne peux pas marcher pieds-nus dans la rue.

—    Ne t'en fais pas pour moi, mets ça. Je mettrai tes talons.

—    Pardon ?

Pour toute réponse, mon voisin attrape mes talons, les enfile — ils lui vont comme un gant donc il ne doit pas avoir de grands pieds — et se lève. Il défile devant moi quelques secondes dans une démarche assurée digne des plus grands, totalement à l'aise avec dix centimètres sous les pieds.

—    Mais...

—    Chut, ne dis rien.

Comme il est gêné, son accent ressort un peu plus.

—    Je suis scénariste mais pour que mes idées prennent vie, j'ai l'habitude de toucher à tout pour être le plus réaliste possible. Alors quand une de mes protagonistes étaient une prostituée des années trente...

—    J'y crois pas !

—    N'y crois pas si tu veux, mais enfile mes baskets.

—    C'est une expression, Jake, je réplique en ricanant. J'y crois, mais juste c'est incroyable !

—    Je sais, je suis incroyable.

Il passe une main au-dessus de son épaule pour chasser des cheveux imaginaires en se donnant un style de bimbo ce qui me fait éclater de rire.

—    Allez Line, on se dépêche !

J'enfile ses chaussures qui sont à ma pointure puis le rejoins avec un sourire que je ne dissimule pas. Même sur les pavés, il en jette avec mes talons qui ne le rendent pas féminin du tout, mais qui donnent un drôle de contraste avec sa tenue de sport. Quelques personnes que nous croisons chuchotent sur notre passage, rient, et même un couple vient le féliciter en comprenant directement qu'il m'a sauvé la vie.

Fier, il se pavane en tapant des sprints de temps à autre pour se la péter. À un moment il entame même une chorégraphie de pôle-dance sur un lampadaire mais s'arrête très vite quand une voiture de police passe près de nous. Il les salue avec les joues rouges mais la brigade ne s'arrête pas.

Amusée par la situation qui rattrape ma soirée catastrophique et mon moral à plat, je tourne dans une rue pour faire un petit détour. Après tout, nous sommes à Montmartre et je me trimballe avec un homme en talons ! Je ne suis pas sûre qu'il connaisse une certaine rue à scandale qui pourrait bien nous faire rire...

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top