Chapitre 33
« Il m'dit qu'on sera toujours à deux,
Qu'on vivra vieux, vivra heureux,
Qu'il pourrait mourir pour mes yeux. »
Ta couleur préférée — Lisa Pariente
Line
Ça fait maintenant deux semaines que Claire s'apitoie sur son sort, refusant toute discussion avec sa mère ou Jake. J'essaye tant bien que mal de la raisonner, mais mon amie est une vraie tête de mule qui préfère passer du temps avec Paul plutôt que d'affronter ses problèmes.
Ça ne peut plus durer.
J'aime Claire de tout mon cœur, mais deux semaines en collocation chez moi avec ma meilleure amie, c'est trop. Elle bouscule mon quotidien et celui de mon chat, ma tranquillité et mon besoin de me retrouver de temps en temps avec moi-même. Parce qu'avec Claire, c'est apéro presque tous les soirs quand on ne bosse pas, c'est potins sans coupure et engueulade pour ce qu'on mange le soir. Pour elle comme pour moi, cette situation ne peut plus durer.
Et le pire dans tout ça, c'est que sa déprime commence à m'atteindre. Entre colère et tristesse, elle étale ses sentiments sur moi sans s'en rendre compte ce qui change mon état d'esprit. J'ai mis ma vie entre parenthèse pour elle, ma relation naissante avec Jake, ce n'est pas pour repartir de zéro une fois que sa vie sera apaisée.
Quand on parle du loup... Claire débarque dans l'entrée après avoir été faire un petit tour en ville. Lunettes de soleil sur le nez, trench beige et robe noire, elle ressemble à une vraie célébrité.
— Pfiou ! Le monde qu'il y avait, c'est aberrant.
— Ah, dommage.
Elle enlève rapidement ses bottines et son manteau avant de se poser dans le canapé à côté de moi. Son regard insistant me force à poser le livre que je feuilletais pour écouter ma meilleure amie me parler des achats qui ont échoués ou des personnes mignonnes qu'elle a pu croiser sur sa route. Je l'écoute d'une oreille, un peu agacée de ne pas pouvoir poursuivre ma lecture en cours, et elle semble le remarquer.
— Tu m'écoutes vraiment ? Je t'adore, Line, mais tu sembles ailleurs.
Je relève le nez du sol que je fixais, perdue dans mes pensées, pour voir le visage de mon amie totalement sidérée que je ne l'écoute pas, ses lunettes remontées sur sa chevelure brune.
— Non, je ne t'écoutais pas, en fait, avoué-je sans une once de culpabilité.
Mon amie me dévisage un instant, l'air perplexe.
— J'en ai marre, Claire.
Je soupire un bon coup, me redresse pour être face à elle.
— J'en ai marre de tout ça, de cette situation. J'ai l'impression de ne plus rien faire depuis que tu es avec moi. J'ai perdu mes habitudes, je suis fatiguée car j'ai perdu mon rythme de sommeil, je mange n'importe comment... Je t'aime de tout mon putain de cœur de guimauve, mais je n'en peux plus. Tu dois retourner chez toi.
Un ange passe. Le visage de Claire s'assombrit.
— Je ne veux pas te blesser Claire, mais ça fait deux semaines ! Deux semaines que rien n'avance. Deux semaines que tu laisses ton appartement à ta mère, deux semaines que tu la fuis comme la peste.
Elle pince ses lèvres.
— Ça fait deux semaines que j'ai avouée à Jake que j'étais amoureuse de lui, et ça fait deux semaines qu'il m'a promis d'attendre que tout se tasse pour qu'on puisse enfin vivre quelque chose.
— Quoi ?
J'ai fait exprès de ne pas parler de cette partie de ma vie à Claire. Certes, elle sait une grande partie de ma relation avec Jake, mais tout ce que nous nous sommes dit sur le palier est resté sur le palier. Apprendre à mon amie qu'il est venu pendant qu'elle dormait pour discuter n'aurait pas été la meilleure décision, voyant l'état dans lequel elle était. J'ai gardé notre conversation dans mon cœur, m'en rappelant les soirs plus maussades, histoire de me souvenir que tout ça est bien réel.
— Oui, Claire. Je... je t'aime tellement. Tu le sais, je n'ai plus rien à te prouver mais... maintenant que j'ai trouvé quelqu'un qui pourrait me correspondre, ou du moins quelqu'un avec qui j'ai envie de passer du temps, je ne veux pas tout gâcher.
— Mais... qu'est-ce que... je ne comprends pas... Pourquoi tu ne l'as pas vu ? Pourquoi vous n'êtes pas ensemble si tu lui as dit tout ça ?
Je ris doucement et essuie du bout du pouce une larme qui dévale la joue de Claire.
— Parce que tu es plus importante pour moi. Il l'a compris. Je n'avais pas de choix à faire, je ne voulais pas en faire, alors je lui ai expliqué. Je dois être présente pour ma meilleure amie. C'est tout. Jake l'a très bien pris et compris, surtout qu'il fait partie de l'histoire. Alors on s'est mis d'accord et on attend que tu ailles mieux pour accepter ou te faire à l'idée de tout ça. Jamais je ne te mettrai de côté pour un mec, c'est évidant.
Elle éclate en sanglots. Comme si elle n'avait pas assez pleuré en deux semaines, ma meilleure amie s'effondre en tremblant dans mes bras. Mon cœur se serre et je ne peux que la prendre contre moi.
— Je suis désolée Line. Tellement désolée. Je suis si égoïste c'est hallucinant je...
Elle s'étrangle.
— Je ne sais pas quoi faire de toutes ces informations je... je voulais juste que tout soit comme avant.
Je ne dis rien et caresse ses cheveux. Je sais qu'elle ne pense pas à mal et je ne suis personne pour prétendre savoir ce qu'elle traverse. Je pense juste qu'il est de mon devoir de dire quelque chose, de lui faire voir la vérité. Si on ne peut pas être pleinement honnête l'une avec l'autre, alors nous ne sommes pas amies.
— Je ne veux que ton bien, Claire. Mais tu comprends, parfois, je me dois de te dire ce que je pense et actuellement, je pense qu'il est temps de leur parler.
Mon amie se redresse péniblement, essayant nonchalamment ses joues du revers de la main.
— Tu crois ?
Sa voix se casse.
— Oui, je pense que c'est le mieux pour tout le monde. Maintenant, je ne te demande pas de tourner la page et tout accepter de suite. Juste, rends-toi compte que tu n'es pas seule parfois et que même avec toute la volonté du monde, je ne pourrai pas toujours tout régler.
Claire hoche doucement la tête et attrape un mouchoir dans le paquet en carton.
— Donc, tu veux bien les voir ? Au moins pour écouter ce qu'ils ont à dire ?
Elle ne dit rien, essuie ses larmes et sa morve puis prend une grande inspiration.
— Je n'ai pas le choix, de toute façon... Et honnêtement, moi aussi je commence à avoir envie de rentrer chez moi...
— Mooh...
Je me penche pour reprendre mon amie dans les bras.
— Ça va le faire, la rassuré-je. Je suis là pour toi.
— Merci Line, je ne sais pas ce que je ferai sans toi.
— Tu serais perdue. Je le sais bien. Mais ne t'en fais pas, moi non plus je ne sais pas ce que je ferai sans toi.
***
J'ai eu une idée un peu craignos, je le reconnais. Mais en même temps, je pensais qu'Aïssata et Jake seraient un peu plus entreprenants ! Plus les minutes passent, plus Claire se ratatine dans son siège, Aïssata devient de plus en plus tendue et Jake devient rouge. Moi, je suis la PNJ originel : je suis présente et c'est déjà bien.
— Bon...
Au son de ma voix, ils redressent la tête comme des suricates.
— Je pense qu'il faut que vous parliez un peu... Tout le monde a des choses à se dire. Je ne suis pas vraiment concernée mais je vous avoue que je n'ai pas envie de passer toute ma soirée ici. En fait, je vais être franche mais je n'en peux plus de vivre avec Claire ! Il est temps qu'elle retrouve sa vie et pour cela, il faut vous parler.
Les trois me regardent bizarrement, comme si leur dire la vérité était un crime.
— Tu as raison, commence Aïssata en hochant la tête. Nous sommes tous adultes, et même si je comprends la réaction de ma fille, je ne cautionne pas de rester dans cette situation. J'ai fait des erreurs et je m'en excuse. Rien ne pourra pardonner tout le mal que j'ai pu faire mais pour moi-même, mes ambitions, mes principes et ma vie tout simplement, je pense avoir fait les meilleurs choix.
— Comme abandonner un enfant, marmonne Jake entre ses dents.
Piquée vive, Aïssata se tourne vers lui, lançant un regard aussi glacial que mes pieds quand je reviens d'un footing.
— Je viens de vous le dire, j'ai fait des erreurs mais c'était pour mon bien à l'époque.
— Bref, la coupe Jake en tapant les paumes sur la table, on ne va pas passer trois ans dessus, on a déjà eu cette conversation ensemble. Je me ferai un plaisir de faire un résumé à ces jeunes femmes plus tard, mais ce n'est pas le sujet.
La mère de Claire fronce les sourcils comme si elle ne comprenait pas où il veut en venir.
— Que tu ne m'aies rien dit, interviens Claire, la voix enrouée. J'ai 26 ans, et tu ne m'as rien dit.
Un petit blanc permet à tout le monde de souffler, sauf pour Aïssata qui fixe sa fille, presque les larmes aux yeux. C'est bien la première fois que je la vois comme ça.
— Jake en a 28. En quoi deux petites années justifient que tu abandonnes l'un et pas l'autre ? Qu'est-ce que tout ça veut dire ? Je ne comprends pas.
Cette fois, c'est Jake qui semble avoir les larmes aux bords des yeux. Étant en bout de table, j'essaye d'attraper discrètement sa main sur ma droite, caché des yeux de tous. Au début, il ne réagit pas vraiment ou plutôt ne laisse rien transparaître sur son visage, mais la moiteur de sa main me serre doucement en retour. Je ne le lâche pas. Et je ne le lâcherai pas.
— Je ne sais pas, soupire la femme en secouant la tête. Je ne peux pas me justifier, il n'y a rien à dire. Je suis rentrée en France, j'ai rencontré ton père et c'était l'évidence. Je l'aimais tellement... c'était l'homme de ma vie. À ce moment-là, je me sentais capable de t'accueillir, Claire. Mais Jake... c'était autre chose. C'était un autre continent, une autre de mes vies. Alors je m'excuse profondément pour avoir fait souffrir Jake, mais c'est ce qui me semblait le mieux à faire. En fait, je pense sincèrement que j'aurais été une très mauvaise mère si j'étais restée avec Niall.
Claire ne rajoute rien, Jake non plus. Au contraire, il se lève tranquillement, et salue tout le monde d'un geste de la tête.
— Sur ces belles paroles, je pense que je vais m'en aller. J'ai quelques mails à envoyer. Passez une belle soirée.
Les deux filles ne disent rien quand il nous abandonne, allant vers la porte du bar sans un mot. Je jette un regard furtif à ma meilleure amie qui hoche la tête comme si elle avait lu dans mon esprit. J'attrape mon manteau à la hâte, salue rapidement Aïssata qui semble ne rien comprendre à la situation puis me précipite dans la rue. Je rembourserai Claire plus tard.
— Jake !
À quelques mètres de moi, il s'arrête et se retourne, ses joues remplies de larmes. Mon cœur se serre. Ni une ni deux, je me précipite vers lui et l'assiège d'un câlin violent qui manque de lui faire perdre d'équilibre. La joue plaquée contre son torse, je le serre de toutes mes forces à m'en faire mal.
— Ne pleure pas, cette femme ne mérite pas d'être ta mère, je chuchote doucement. Je ne veux pas que tu rentres dans cet état.
Jake passe ses bras autour de mes épaules et me serre à son tour. Il renifle plusieurs fois, pleurant en silence dans mes bras. Je sens le regard curieux des gens autour de nous, mais depuis le coup des talons hauts, je n'y prête plus attention. Un homme aussi a le droit de pleurer ou de se pavaner avec des chaussures talonnées. Nous restons une bonne minute comme ça jusqu'à ce qu'il nous écarte l'un de l'autre.
— Merci, Line. Je suis un peu fatigué ces temps-ci, c'est pour ça...
— Non, tu as le droit d'être triste sans avoir d'excuses. Aïssata est... droite, rigide même. Je comprends que ces paroles te blessent. C'est tout à fait normal, et je m'excuse si l'initiative de cette discussion t'a fait du mal.
— Non, non, ne te sens pas coupable de quoi que se soit. La dernière chose que je souhaite, c'est éloigner Claire de sa mère. Aïssata ne sera jamais ma mère. Au fond, c'est peut-être dans l'espoir d'en découvrir une qui m'a amené ici, mais je ne me faisais pas d'illusion. Si elle n'a pas cherché mon contact en 28 ans, ce n'est pas maintenant que ça va changer. Et honnêtement, je n'ai pas vraiment envie de faire sa connaissance plus que ça. Par contre, j'aime vraiment Claire et je ne veux pas l'embarrasser...
Doucement, je prends ses joues humides dans mes mains froides, le forçant à me regarder.
— Claire te pardonnera parce que tu n'as rien fait de mal, Jake. Toi aussi, tu as le droit de découvrir très origines. Claire n'a jamais manqué de rien. Certes, son père est décédé jeune, mais elle l'a connu. Toi, tu as vécu sans mère de ce que j'ai compris, c'est tout à fait normal maintenant que ton père est au ciel de vouloir découvrir de la famille, quelque chose à quoi te raccrocher.
— Mais c'est égoïste...
Il appuie sa joue contre une de mes mains.
— C'est égoïste parce qu'en face de moi, il y a une femme merveilleuse qui n'a jamais eu personne. C'est égoïste parce que je viens de retourner une famille sans même l'avoir voulu, juste pour mes propres intérêts.
— Jake, arrête de dire ce genre de conneries !
Il rit mais sans joie.
— Ce n'est pas parce que je n'ai jamais eu de parents ou de frangins que je suis triste. Ils sont morts, je sais qu'ils n'existent plus dans ce monde ou alors pas dans la forme attendue. Mais je sais qu'ils sont autour de moi. Je sais qu'ils composent les feuilles qui tombent des arbres, qu'ils sont l'air que je respire ou même l'odeur d'un pain chaud. Leur forme humaine n'existe plus mais leurs particules, ce qui font d'eux ce qu'ils ont été, sont toujours autour de moi, à m'aider à vivre. Rien ne dit que si je savais qu'ils étaient vivants, je les chercherais.
J'abandonne ses joues, l'air glacial me refroidissant instantanément.
— Ils n'auraient pas été là pour moi vivants, mais ils ne sont plus là du tout pour me prouver le contraire. Tu sais qu'Aïssata était vivante, c'était trop droit de vouloir vérifier si c'est une idiote ou non. Ne te mine pas pour Claire, elle est plus forte que tu ne le penses. Et sa mère, même sous ses airs de brute épaisse, elle doit être plus retournée que tu ne le penses par tout ça. Enfin bref. Tout ça pour dire que tu n'es pas égoïste. Tu as agi comme un véritable humain, et personne ne peut t'en vouloir pour ça.
Un petit gémissement s'échappe de sa gorge et son visage se déforme par la tristesse. Les larmes dévalent ses joues de plus belle et il se décompose devant moi.
— Je ne t'ai jamais utilisé pour la rencontrer, chuchote-t-il d'une voix brisée. Je voulais juste comprendre...
Ce n'est pas un homme que j'ai en face de moi mais bien un fils qui a perdu son père et qui n'a pas fait son deuil depuis. La détresse de Jake est telle que je ne peux rien faire de plus que de le prendre à nouveau dans mes bras, caressant doucement sa nuque pour calmer les tremblements de son corps. Comment se fait-il qu'un homme si gentil et souriant soit aussi décomposé au fond lui ? À quel moment est-il possible de masquer autant de douleur, de la refouler autant ? Je n'en ai jamais été capable et pourtant, je n'ai jamais vécu le genre de chose qu'il vit actuellement. Alors tout ce que je peux faire, faute de mieux, c'est d'être là pour lui tout comme j'ai accompagné Claire pendant deux semaines. On ne parle pas d'une histoire de cœur cette fois, et même si je ne suis pas experte en liens familiaux, je peux imaginer ce que ça ferait de perdre l'un de mes proches.
Enfin non. Je ne veux pas l'imaginer. Parce que je ne suis pas sûre de pouvoir le surmonter aussi bravement que Jake.
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