Chapitre 21
« I want you to notice,
When I'm not around,
You're so fucking special,
I wish I was special »
Creep — Radiohead
Jake
Punaise, un jour je vais perdre mes poumons ou carrément mon corps si je continue d'aller courir sous la pluie ! Je suis obligé pour ma santé mentale de sentir mon corps souffrir et pouvoir me vider la tête en vidant mes tripes, mais j'avoue que quand Paris est triste, il ne rigole pas avec les gouttes.
Je passe mon badge sur l'endroit prévu à cet effet — plus obligé de sonner à l'interphone qui ne fonctionne pas — et pénètre rapidement dans le hall. Pas très accueillant, un peu exigu et froid, mais c'est toujours mieux que le vent glacial et les trombes d'eaux à l'extérieur.
— Jake ?
Mme Dubois me fait face, toujours aussi avachie avec sa canne, son bandeau mauve de pirate et son nombre de ride incalculable. Cependant, elle a un petit mouvement qui me fait penser à un sourire. Attention, la connaissant, ça peut aussi être présage d'un très très mauvais quart d'heure.
Cette attitude plus qu'évangélique est bien bizarre, surtout quand je pense savoir qu'elle sait que je sais ce qu'elle sait que nous savons tous.
Encore une phrase drôle dure à prononcer que m'a apprise Gabriel.
— Comment allez-vous, Mme Dubois ?
— Très bien et vous ?
— Un peu humide mais ça va.
Elle acquiesce puis ouvre sa boite aux lettres sans que rien ne s'y trouve. Évidement, je lui ai amené son courrier pas plus tard qu'hier soir en le glissant sous sa porte. Je n'avais pas vraiment envie de la confronter alors que j'ai fait dormir sa petite protégée chez moi. Bien que j'aie dormi dans le canapé. Pas si inconfortable finalement.
— Est-ce que vous avez vu Line aujourd'hui ? Elle m'avait dit qu'elle viendrait après que l'infirmière ne passe, mais je ne l'ai vraiment pas vue de la journée. Je sais que c'est un peu étrange de vous demander ça à vous mais bon, il faut croire que vous avez quelque chose que je n'ai pas.
— Pardon ?
— Je parle de votre entre-jambe. Je ne dis pas que si j'étais un homme je banderais sur une petite femme comme elle, se serait terriblement déplacé et je mériterai qu'on me fasse du mal pour ça, mais il faut croire qu'en se moment, l'appel du pipou est plus fort que tout...
On est vraiment en train de parler de mon pénis avec une vieille femme qui semble avoir connue la guerre ? Non. Toutes les guerres ?
J'espère que personne ne pense que je couche avec Line... Non seulement ça serait terriblement faux mais vraiment pas dans mon style. Les coups d'un soir ou les plans culs, pas mon délire. Si je cherchais quelque chose avec Line, se serait une vraie relation, pas une coucherie.
— Hum, désolé de vous décevoir mais on ne couche pas ensemble...
— Je sais ! Pauvre idiot ! Je ne suis pas née de la dernière pluie ! Je sais sentir le sexe quand il y en a dans l'air quand même !
Je m'écarte un peu de la femme, me rapprochant de l'entrée. Un coup de canne est vite parti.
— Mais elle aimerait ! Je le sais ! Je le sens ! Je le suis !
— Il se fout de vous ?
— Pardon ?
— Laissez tomber.
— Mouais... Je connais ma fille mieux que quiconque sur cette Terre, et je sais qu'elle n'a pas le même sourire que d'habitude après vous avoir vu. Je ne sais pas ce que vous lui avez fait, mais ça fonctionne. Ne lui brisez pas le cœur petit con ou je viendrai vous hanter après ma mort !
— Mais...je...
— Chut ! Retrouve-la ! Soigne son petit cœur ! Et arrêtez de tourner autour du pot !
J'ouvre la bouche ma Mme Dubois lève sa canne en l'air, prête à me frapper sans jamais que le coup ne vienne. Je m'éclipse en la contournant, bras collés contre mon torse et un peu effrayé, puis enjambe les escaliers deux à deux.
Je sens son doigt d'honneur dans mon dos mais ça me fait sourire.
Alors elle aussi, elle a senti que mon cœur commence à flancher ?
***
Mais où est-elle ?
J'ai pris le temps de me doucher et d'enfiler des vêtements chauds quand les paroles plus censées de la vieille dame me sont revenues en tête. Où est Line ? Parce que pour qu'elle m'en parle entre tout le chaos qu'il se passe dans sa tête de personne âgée, c'est qu'elle s'inquiète sûrement de savoir où est celle qu'elle considère comme sa fille.
J'ai envoyé un message à la concernée mais la réponse n'arrive que dix minutes plus tard — ce qui m'a permis de raser ma barbe de deux jours qui ne me plaisait pas.
« Il n'y a que toi qui peux le savoir. »
Super, j'adore les énigmes... Où est-ce qu'elle pourrait être ? Un endroit que seul moi pourrait trouver... Le Sacré-Cœur ? Non, trop classique quand on habite à Montmartre. Là où je l'ai croisé la première fois près d'un cimetière ? Non, trop loin cette fois. Son appartement est à bannir, tout comme le restaurant...
Je sais.
J'enfile mes chaussures à cloche-pied mais mon équilibre est si peu présent que je me viande contre le mur, faisant tomber un cadre sur mon passage. En deux-deux, la tête de Gabriel apparaît dans l'entrée, sourcil levé, petit palmier sur la tête.
— Ça va ?
— Parfaitement comme tu le vois, grimacé-je en me redressant.
Merde, j'espère que je n'ai rien cassé.
— Tu sors ?
— Non, je vais chier.
— Toujours très drôle.
Je repose le tableau là où il était puis lace mes chaussures sous l'œil calculateur de mon meilleur ami. Quand j'ai fini, je soupire et lui demande enfin ce qu'il veut.
— Oh ? Moi ? Rien.
— Menteur, crache le morceau.
— C'est si gentiment demandé... Tu vas voir quiiiiiii ?
Son sourire angélique ne m'aura pas si facilement. Un doigt d'honneur suffit et je m'éclipse de l'appartement sous son rire rauque qui résonne jusque dans la cage d'escalier.
Il me pose vraiment la question ?
***
— Hello, dis-je doucement en m'approchant de Line qui est posée sur le toit de l'immeuble.
— Hello, me répond-t-elle doucement avec un demi-sourire.
Les genoux ramenés contre sa poitrine, elle ne quitte pas Paris des yeux. La pluie s'est calmée le temps de me laver, et malgré la fraîcheur persistante, on distingue bien la ville comme hier soir.
— Je commence à croire que je t'ai fait découvrir le meilleur spot de l'univers, ricané-je en rabattant aussi mes genoux à mon torse pour avoir plus chaud.
— Oui, j'aime bien cet endroit je crois. C'est apaisant. Comme si le monde s'arrêtait de tourner le temps d'un instant. Loin des problèmes. De ma vie.
Elle a raison. J'ai découvert cet endroit après une petite course et je n'y étais pas retourné depuis hier soir. Mais voir Paris sous cet angle, avec juste le bruit des rires et des Klaxons sous nos pieds... ça donne une autre dimension à notre vie.
— Comment tu vas ? me risqué-je à demander.
Line soupire, replace une mèche mauve qui s'est échappée de son chignon derrière sous oreille mais ne répond pas de suite. Ses poches sous ses yeux sont grossièrement masquées par du maquillage tout comme les quelques boutons qu'elle a tenté de camoufler sur sa peau blanche.
— Comment va Paul ?
Elle se redresse et ses yeux trouvent les miens. Ils paraissent plus clairs dans la nuit, c'est drôle.
— Paul va bien, lâche-t-elle avec un sourire franc.
— Heureux de l'apprendre.
— Et moi... Je ne sais pas.
Line repose son menton sur son genou, lasse et triste.
Ce qu'elle m'a raconté hier a tourné en boucle dans ma tête. Je ne suis pas violent, mais l'idée de retrouver ce mec pour le tabasser m'a traversé l'esprit. Évidemment, je ne le ferai pas parce qu'à la place de Line, j'aurai détesté, mais bon. Il mérite tout le malheur du monde pour lui avoir encré ces souvenirs dans la rétine.
— Si tu veux parler, je serais toujours là pour t'écouter.
— C'est drôle, un ami m'a dit la même chose aujourd'hui.
— Ah oui ? Et tu lui en as parlé ?
Elle secoue la tête.
— Non. Juste à Claire parce que... j'avais besoin de vider tout ça, de passer à autre chose.
— Tu sais, ça ne sera pas aussi simple...
— Je sais. Et je le regrette.
Ça ne sert plus à rien d'en parler de toute façon, on reviendra toujours à la même conclusion. Le mal est fait, il n'y a que le temps qui puisse faire le travail.
Le silence qui s'est instauré ne dure pas bien longtemps car Line reprend la parole.
— Ça m'apprendra à vouloir trouver quelqu'un ! Vaut mieux être seule que mal accompagnée.
— C'est une expression ?
— Oui, tu la connais ?
— Non, mais j'ai compris ce que ça voulait dire et je suis d'accord. Parfois, c'est mieux d'être seul. Ou alors il ne faut parfois pas chercher loin.
Elle décolle enfin la tête de son corps pour me regarder à nouveau, les yeux brillants mais pour autant, je n'ai pas l'impression qu'elle est triste.
— Qu'est-ce que tu veux dire par là ?
— Moi ? Rien du tout...
Purée, je pourrais écouter son rire toute la soirée si je le pouvais.
— Me dragues-tu, Jake ?
— Moi ?
Je me pointe du doigt, faussement outré par ce qu'elle avance. Il faut bien que je me jette à l'eau un jour, je n'ai pas envie de me faire étriper par Mme Dubois.
Line éclate de rire de plus belle avant de lever les yeux au ciel.
— Je dis seulement ce que je constate, déclare-t-elle entre deux éclats de rire.
— Tu constates très mal ! Ce serait mal venu de vanter mes mérites auprès d'une si belle jeune femme.
— Belle jeune femme... Un peu trop là.
— Tu crois ?
— Je pense, oui.
Nous éclatons de rire tous les deux. À cet instant, je me rends compte qu'elle est belle dans toutes les situations. Quand elle pleure, c'est comme si des milliers de petites étoiles se déversaient sur ses joues. Quand elle rit, c'est comme si le monde s'illuminait pour la faire briller de plus belle. Quand elle sourit... je vous laisse imaginer. À cet instant, je sens mon cœur se serrer dans ma poitrine, mes yeux pétiller. À cet instant, sur ce toit, moi aussi j'ai l'impression que la Terre s'est arrêtée de tourner et que tout ce qui se trouve au dessus de nos têtes nous observe.
— Je voulais te redire merci, Jake, dit-elle plus sérieusement.
— Pour les pancakes ? Je t'avais dit que c'était les meilleurs...
Elle me frappe doucement l'épaule, l'air de dire que c'est un moment sérieux mais je ne peux pas m'empêcher de la taquiner pour détendre l'atmosphère. Nous sommes loin des adolescents gênés d'être ensemble, mais trop de sérieux pour vite me faire paniquer.
— Pour les pancakes mais pour tout le reste.
— Tu l'as déjà fait en me souriant dès qu'on se voit ou en me laissant entrer dans ta vie, Line. Je n'ai rien besoin de plus.
— T'es passé en mode lover ou quoi ? rit-elle en rougissant.
— Je suis aussi sérieux que toi. Tu n'as pas à me remercier, pour rien de ce que je fais pour toi. C'est normal, c'est la base d'une relation humaine. Chaque fois que tu as besoin d'être entourée, tes proches ont le devoir de te proposer leur aide ou de montrer qu'ils sont présents. Alors ne remercie jamais quelqu'un pour quelque chose d'aussi naturel et primordial.
La jeune femme ouvre la bouche mais la referme aussitôt, faute de savoir quoi dire. Là-dessus, je serai toujours catégorique. Je fais le minimum de ce que mon rôle d'ami implique, je refuse de savoir qu'elle se sent redevable envers moi, car il n'en est rien.
Sans un mot de plus, Line se tourne à nouveau vers la ville qui s'endort, se rapproche de moi en glissant ses fesses vers la gauche puis, lorsqu'elle est à portée de tout, sa petite tête se pose doucement sur mon épaule. Ça n'a rien de gênant ou de bizarre. Je n'ai pas l'impression de me raidir ou de sentir la moindre parcelle de mon corps paniquer. En fait, c'est comme si mon épaule était faite pour accueillir sa tête. Comme si c'était normal.
— Je ne te dirai pas merci alors, chuchote-t-elle. Mais je le pense.
— Tu es plus forte que tu ne le penses, Line. Je serais toujours là quand tu en auras besoin, toujours.
— Toujours ?
— Always.
— On se croirait dans Harry Potter.
— J'adore Severus Snape.
— Oh non, pas la version anglaise ! On dit Rogue !
— Line, si tu ne te tais pas maintenant, on est parti pour la nuit, ris-je doucement.
— Ok. Je retiens le truc mignon alors.
— Always, répété-je tout bas en posant moi aussi ma tête sur la sienne.
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