Chapitre 13


« Holding you until you fall asleep,
And It's just as good as I knew it would be,
Stay with me I don't want you to leave. »
K. — Cigarettes After Sex

Line

Cet homme pèse une tonne. Quand je dis une tonne, c'est comme si je soulevais à bout de bras un éléphant sous héroïne qui rit à chaque fois que je le chatouille un peu sans faire exprès.

Jake pue l'alcool, mélangé à une odeur mentholée qui tente de cacher la misère et au reste de parfum qu'il devait porter sur son costume. Sa chemise est à moitié ouverte, sa veste de costume est sale, comme s'il était tombé dans un tas de feuilles et son pantalon... n'en parlons pas. Son bras au-dessus de mes épaules, je le hisse comme je peux jusqu'à mon palier, n'ayant pas le courage d'aller plus haut.

Le relever de son câlin au sol froid de l'immeuble a été un vrai challenge, j'ai été contrainte de mentir en disant que Gabriel l'attendait avec un bébé chiot chez eux ce qui a éveillé une drôle de curiosité chez mon ami qui semble totalement amoureux de bébés chiens. Et encore, le temps que nous montions les deux étages jusqu'à ma porte d'appartement, il m'a décrit dans l'ordre de préférence tous les plus beaux bébés animaux, en passant par les ornithorynques et les noms de mammifères qui ne doivent qu'exister que dans ses rêves.

Avachis comme jamais sur moi, je râle en pénétrant chez moi avec la grande perche sur le dos. Pour une fois, je ressens notre différence de taille et ce n'est pas positif. Avec mon mètre soixante, même si je ne suis pas petite pour une femme, Jake doit mesurer plus d'un mètre quatre-vingt-dix ce qui rend la tâche plus difficile que prévu. Sans compter sur mes chaussettes aux chapeaux de cow-boys qui doivent être plus noires que blanches maintenant...

—    Mais, et le bébé chiot ?

Merde, Jake se réveille enfin. Je ne réponds pas de suite et le traine jusqu'à mon canapé où il se pose comme un tas, me libérant de son étreinte encombrante. Un miaulement atroce me fait sursauter et je vois mon pauvre Paul partir en vitesse vers ma chambre car Jake s'est installé sur lui. Les yeux bleus du persan me lancent des éclairs jusqu'à disparaître de mon champ de vision.

Je m'excuse mon amour...

Voyant l'agitation de mon invité surprise, je me dépêche d'aller refermer la porte d'entrée, nous confine puis je prends deux secondes pour reprendre mes esprits. Face au petit miroir qui orne mon entrée, je découvre une drôle de Line. Ses cheveux mal colorés sont ramenés en un chignon bancal d'où s'échappent de grosses mèches, mes cernes sont plus accentués à cause du maquillage que je ne porte pas, mon pyjama est froissé à cause de Jake et je ne parle même pas de la pigmentation de mes joues : on dirait que je viens d'aller courir un marathon. Même si je ne ressemble à rien, ce n'est pas grave. Jake est tellement imbibé d'alcool qu'il ne remarquera rien et oubliera tout demain. Et puis qu'est-ce que je m'en fiche ! Je ne suis pas là pour lui plaire, si ?

Une mini baffe plus tard, je le rejoins en arborant mon meilleur sourire. Monsieur fixe le plafond en silence, Paul est revenu près de lui mais le fixe d'un regard méfiant, et je décide d'aller chercher une aspirine et de l'eau. Avec tout ce qu'il a bu, il va avoir dû mal demain.

—    Tiens, je lui donne un peu plus tard.

Jake baisse les yeux, accentue son double menton qui n'aurait rien de glamour chez quelqu'un lambda mais lui, ça lui donne un petit truc mignon et touchant. Sa peau allée s'est pâlie, tandis que ses yeux, eux, se sont embués de larmes. Il se redresse en tirant une grimace et accepte le verre que je lui tends. Une larme silencieuse tombe dedans, et à mon grand étonnement, il ne cherche pas à essayer son visage humide. Jake avale son verre d'une traite et son médicament, puis pose tout sur ma table basse en mettant une feuille en dessous pour ne pas abimer le bois. Je m'assoie à ses côtés, silencieuse ne sachant pas vraiment quoi dire.

En fait, je ne veux pas aborder le sujet. Je sais qu'à sa place, je n'aurais pas forcément voulu parler de ce qui m'a mis dans cet état. Il y a une raison, ses larmes en disent long sur ce qu'il porte sur son cœur, seulement ce n'est pas à moi de le forcer à se vider s'il le souhaite.

—    Merci, me chuchote-t-il en reniflant légèrement. Shit, tu n'as pas un mouchoir, s'il-te-plaît ? Il n'y a rien de pire que quelqu'un qui renifle à tue-tête.

Je ris doucement et lui en donne un, il me remercie et se mouche proprement. Je suis rassurée qu'il ne fasse pas partie de ces gens qui observent leur morve après s'être vidé. Rien que de penser à ça, j'ai un haut-le-cœur.

—    Je crois que j'ai trop bu, m'avoue-t-il avec un petit rire sans joie.

—    Non, tu crois ? Par contre, si tu veux vomir, préviens-moi pour qu'on aille dans mes toilettes, je n'ai pas envie de faire du ménage à cette heure-ci.

—    Ne t'en fait pas, je ne vomis jamais. Mais vraiment, merci Line. Je crois que j'aurais pu rester longtemps contre le carrelage, il était si froid... c'était si bon...

—    Je peux toujours te renvoyer là-bas si tu veux, mais...

Je ne finis pas ma phrase et pour cause, Jake me fixe avec des yeux si intenses que j'en perds mes mots. Une douce chaleur se répand dans mon bas ventre et j'ai terriblement envie de me lever pour mettre de la distance entre nous. Je vois sa mâchoire carrée remuer, sa barbe mal rasée m'hypnotise et je me sens rougir.

Mais qu'est-ce qu'il se passe ?

—    Faut que j'aille faire pipi !

Je me lève en vitesse, cours jusqu'à ma salle de bain et m'enferme dedans. Mon cœur bat si fort que j'ai l'impression qu'il va sortir de ma poitrine. Ok, calme-toi. Ce n'est que Jake, il n'y a aucune raison de se comporter bizarrement. Pense à l'alcool, beurk il pue et peut-être qu'il a couché avec une femme avant de venir ? Tu ne sais pas, toutes ces traces sur son pantalon c'est peut-être...

STOP, LINE !

Je ferme les yeux fort et prends ma tête entre mes mains. Les pensées qui surgissent dans mon esprit vont plus vite que la musique et je ne sais plus où donner de la tête. Je n'ai pas bu moi, je devrais me sentir comme d'habitude, mais pourquoi j'ai si chaud ? Pourquoi mon cœur bat si vite et pourquoi je tremble autant ? Une larme coule sur ma joue et je ne peux pas m'empêcher d'être surprise. Je l'essuie mais une autre coule aussitôt. Mes poumons s'emballent et la pièce me parait trop petite d'un coup, l'air trop faible. J'ouvre la bouche comme un poisson mais l'air reste bloqué dans ma gorge, insufflant trop peu de dioxygène dans mon corps.

Paniquée, je recule jusqu'à percuter la porte dans mon dos et me laisse glisser contre, mes jambes tremblent si fort qu'elles ne supportent plus le poids de mon corps. Les larmes redoublent et un gémissement de douleur quitte mon corps. Je n'arrive plus à respirer.

Tu es en train de mourir.

—    Line ?

La voix de Jake me parvient à travers le mur mais je ne peux pas lui répondre. Toute l'énergie que je déploie me sert à essayer de respirer.

—    Je t'entends pleurer, tu vas bien ?

Mes poumons me brûlent. J'écarte mon t-shirt pour tenter de dégager mes poumons mais ça ne change rien, j'ai mal, je ne respire plus.

—    Ok, essaye de te calmer. Écoute comment je respire et essaye de te caler sur moi, tu peux faire ça ? Si jamais tu arrives à ouvrir la porte, c'est encore mieux.

La poignée est trop haute, le moindre mouvement me fait un mal de chien. Je lâche un petit gémissement entre deux sanglots pour lui répondre et il se met à respirer très fort, juste assez pour que je puisse l'entendre. Je tente de me caler sur lui, et au bout de cinq bonnes minutes qui semblent me durer des heures, j'arrive à calmer mon cœur qui s'affole.

La première bouffée d'air est un vrai soulagement.

J'éclate en larmes quand mes poumons se calment, mes tremblements redoublent et la pression diminue. Je respire. Ma tête contre la porte, je pleure en silence, sentant la présence de Jake à travers la cloison. Quelque chose me dit que lui aussi, vide ce qu'il a dans son cœur comme il le faisait tout à l'heure.

Jamais de ma vie je n'avais senti une telle souffrance. Pas tant physique, parce qu'au fond, je sais que je respirais, mais mon cerveau, lui, me hurlait que j'étais en train de mourir.

—    Tu vas mieux ?

Sa voix est à peine audible. Un peu sur ses arrières, sa question semble hésitante, comme s'il m'avait posé THE question risquée du genre « Tu veux être ma petite copine ? ».

—    Je crois, chuchoté-je en reniflant. Zut, désolé, tu n'aimes pas ça.

—    Ça vient de toi donc je m'en fiche.

Il me fait lâcher un sourire cet idiot.

—    Tu veux ouvrir ?

Inconsciemment, je secoue la tête. L'élastique sur ma tête me rendre dans le crâne mais ce n'est rien comparé à tout à l'heure. Maintenant, je me sens vidée.

—    Je ne veux pas que tu me voies comme ça.

—    Tu sais que je pourrais être dangereux ? Tuer ton chat qui est actuellement en train de dormir sur mes jambes ou même te voler ?

—    Je ne peux pas croire que tu ferais ça. On parle bien du même homme qui m'a raccompagné en mettant mes talons à Pigalle.

Un rire franc et rauque me parvient, réchauffant mon coeur humide.

—    Tu as raison, je suis incapable de faire du mal à une mouche.

—    C'est pour ça que je t'aime bien.

—    Tu m'aimes bien ?

Le reconnaitre à voix haute me fait drôle, mais après la conversation que j'ai eu avec Madame Dubois et toute cette mésaventure d'il y a quelques minutes, je dois lâcher prise. Ce craquage doit me permettre de prendre un nouveau départ, d'arrêter de me perdre et d'errer comme une idiote, d'être spectatrice de ma propre vie. J'en ai marre de faire les mêmes choses tous les jours, de ne pas m'autoriser à être surprise, de devoir tout contrôler tout le temps. Une partie de ma vie est derrière moi maintenant, il faut que j'avance sans elle.

—    Oui, j'avoue à mi-voix. Je t'aime bien. Tu es un bon gars.

—    Un bon gars ? C'est-à-dire ?

—    Bah, tu es quelqu'un de bien, sur qui on peut compter.

—    Ahhh, j'avais compris jambon avec ton accent. Articule un peu.

J'éclate de rire comme une idiote et lui aussi. Nos rires se mélangent et je me tords pour me calmer un peu. J'avais oublié que le français n'était pas sa langue maternelle, et j'avoue qu'on a tendance à mâcher les mots sans s'en rendre compte.

—    Et pour te répondre, dit-il d'un ton d'un coup très sérieux, je ne suis pas un jambon comme tu dis. Je ne suis pas sûr d'être quelqu'un sur qui on peut compter.

—    Pourquoi tu dis ça ?

Mon hilarité s'arrête de suite, ses mots me percutent comme une baffe. C'est horrible de penser ça de soit, surtout quand on le connait un peu, on se rend compte qu'il n'existe pas meilleur humain sur Terre.

Il met un temps avant de répondre et je l'entends renifler.

—    Mon père est décédé il y a un an. J'ai coupé tout contact avec le monde qui m'entourait pendant cette période. J'avais l'impression que personne ne pouvait comprendre ma douleur et quand j'ai découvert d'autres secrets, ma vie a changé. Je n'ai pas pu être là pour les gens que j'aime, ni pour moi-même, même pas pour mon propre père à son décès.

Jake en a gros sur la patate. Je le laisse parler sans l'interrompre, m'autorisant à me concentrer sur la peine de quelqu'un d'autre plutôt que la mienne.

—    Quand j'ai envoyé un message à Gabriel pour venir ici, je ne lui avais pas parlé depuis un moment. Il a accepté que je vienne sans contrepartie, comme un vrai ami, mais je me sens mal. Je me sens mal parce qu'il ne savait pas que mon père est décédé, et que je ne suis pas ici uniquement pour mon scénario.

—    Pourquoi tu es là alors ? Je pensais que c'était uniquement pour Gabriel et ton scénario.

Jake rit un peu avant de souffler.

—    Je suis là pour voir mon meilleur ami, le seul qui compte encore assez pour moi dans ma vie bordélique. Je suis aussi là pour mon scénario, l'unique et dernière chance de rattraper mes échecs de cette dernière année. Mais pour autre chose aussi, ce que j'ai découvert mais dont je ne peux pas te parler. Excuse-moi, c'est trop tôt pour moi.

—    C'est pour ça que tu as bu ?

—    Oui, je crois, je ne sais pas. On a discuté avec Gab, pas disputé réellement, mais je me suis emporté. Il m'a forcé à lui dire que mon père... n'est plus de ce monde.

La disparition de son père semble vraiment l'affecter, il est obliger de marquer une pause à chaque fois qu'il le dit. Je ne pense pas pouvoir dire que je le comprends car je n'ai jamais connu ça, le fait d'avoir des parents. J'ai été placée de foyer en foyer, prenant ce que chaque merveilleuse famille m'a offert, sans jamais trouver quelqu'un qui comblerait ce manque dans ma vie. Enfin manque, je ne suis pas sûre. Je n'ai jamais su ce qu'était l'amour d'une famille, dans le sens d'avoir ses propres parents, donc la famille que je me suis créée avec Claire, Mia, Madame Dubois et d'autres me suffit amplement. C'est un autre amour, un autre schéma familial, mais c'est le mien.

—    Enfin bref, j'allais mal et j'ai bu. En général, je ne bois pas à outrance mais là, les verres se sont enchainés et j'ai fini plus bourré que je ne le croyais. En général, un peu d'eau me fait revenir à la raison mais je ne suis jamais méchant, juste j'aime le carrelage, regarder le vide et parler de tout et de rien.

—    Notamment les bébés animaux...

—    Excuse-moi... Je commence à redescendre et même si le mal de crâne est inévitable, je ne suis pas sûr d'avoir assez bu pour avoir un black out.

C'est vrai qu'il avait l'air beaucoup plus bourré tout à l'heure que maintenant. En l'espace de quelques minutes, son état a drastiquement changé.

—    Mais bon, ce n'était pas une excuse pour moi et pour que tu me ramènes dans cet état. Honnêtement, là je suis assis contre la porte et ça va, mais si je me relève, la terre risque de tourner fort.

—    Je suis perdue, lâché-je sans faire exprès.

Jake ne répond pas, puis me demande de m'expliquer mais je regrette aussitôt. Il s'est livré à moi, et au fond, je ne suis pas sûre d'être légitime de comparer ma douleur à la sienne. Je suis perdue dans ma vie mais lui a perdu son père, ce n'est pas juste.

—    Non, rien. Oublie s'il-te-plaît.

—    Tu es sûre ? Tu sais, rien ne sortira d'ici. Si tu veux parler, je peux t'écouter.

—    C'est gentil mais je ne saurais même pas quoi te dire. J'ai déjà parlé à madame Dubois tout à l'heure et ça m'a fait du bien. Je me sens juste... perdue.

—    Pleurer a dû te faire du bien. Mais sache qu'on est tous un peu paumé. Je suis un scénariste un peu raté qui pleure son père et qui mise toute sa vie sur un voyage à Paris.

—    Tu n'es pas raté.

—    Toi non plus alors. Personne n'est un raté. Dans ce monde, peu importe ce que tu feras, tu marcheras dans le vide. Parfois, il y a des moments où le vide est plus flou, plus impressionnant, où tu es en train d'évoluer, comme les Pokémon tu vois. C'est dur, ça prend du temps à l'accepter et s'habituer, mais au final, cette période de flou débouchera sur quelque chose de beau. Il faut me croire.

—    Tu es sûr ?

—    Plus tu es dans le flou, plus tu débouches sur le reste de ma vie, je te le promets.

***

BIP BIP BIP

Punaise ! Je saute de mon lit et constate avec effroi que c'est déjà le quatrième réveil qui sonne. Même si Mia ne me virera pas, je ne suis pas sûre qu'elle apprécie me voir en retard après de si belles semaines toujours à l'heure. Et Dieu seul sait qu'il ne faut pas s'attirer les foudres de Mia Martins, et encore moins quand elle est enceinte !

Je saute dans un pantalon ample, enfile un pull bien chaud et tant pis pour la douche. Un coup de déodorant, brossage de dent express et... merde ! Mon soutif ! Je cours dans ma chambre pour en mettre un et retourne coiffer mes cheveux qui tombent sous mes épaules. Jake dort dans mon canapé en ronflant doucement alors j'essaye de ne pas le réveiller.

Après notre conversation d'hier soir, j'ai mis du temps à sortir de la salle de bain. Quand je me suis enfin décidée, Jake s'était endormi dessus alors j'ai posé un plaide sur lui. Je constate qu'une petite boule blanche en manque d'affection a fait le mur pour rejoindre mon voisin...

—    Traitre, lui soufflé-je mais Paul ne me lance même pas un seul regard.

J'attrape mon sac à main, attrape un truc et me l'asperge en guise de parfum mais ce n'est que quelques secondes après que je me rends compte que c'est du sent bon pour la maison.

—    Merde !

Tant pis, je peste seule en enfilant ma paire de Converse, sautant à cloche-pied dans l'entrée en essayant de faire la liste de ce que j'aurais pu oublier. L'heure tourne, au pire je viendrai faire un aller-retour. Le restaurant n'est pas loin après tout.

Dernière chose, je laisse un mot sur le plan de travail pour Jake. Il est tôt, je n'ai pas envie de le réveiller en vrac pour le chasser de chez moi, surtout après la soirée que l'on vient de passer. J'espère juste que quand il partira de chez moi, il ne croisera aucune mauvaise langue qui commencera à balancer des ragots sur nous dans tout l'immeuble...

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