Chapitre I
La cloche sonna, mettant fin à une énième journée d'études éprouvantes au département de psychologie de l'université de Yonsei, en plein cœur de Séoul.
Aussitôt, tous les élèves présents dans la pièce commencèrent à rassembler leurs affaires, à se héler les uns les autres à grands renforts de mouvements brusques et certains se dirigeaient même déjà vers les portes à doubles battants de la sortie, à fond de train, comme s'ils venaient de réaliser qu'une bombe à retardement était cachée sous leur bureau.
En quelques secondes, l'atmosphère studieuse de la banale classe d'étudiants s'était changée en un véritable grabuge digne d'une foire ou d'un concert comeback des Big Bang...
Pendant ce temps, au centre de l'estrade, la petite silhouette du professeur s'affolait et s'usait en grands moulinets de bras dans l'espoir vain de retenir l'attention de ses pupilles.
-N'oubliez pas s'égosilla-t-il soudain, tentant tant bien que mal de surpasser de sa voix épuisée le brouhaha qui s'élevait dans l'amphithéâtre. Vous avez le weekend pour finir vos dissertations ! Je les veux toutes lundi dernier délai et tout retard sera sanctionné ! Vous êtes prévenus !
Au dernier rang, un jeune homme prenait le temps d'émerger doucement. Clignant des paupières, baillant un grand coup à s'en décrocher la mâchoire et s'étirant sans aucune souplesse jusqu'à s'en faire craquer les os, il se soustrayait à son observation minutieuse de l'hémicycle, immense enceinte circulaire et imposante de plusieurs mètres de hauteur. Elle était ceinte par des rangées de sièges rembourrés couleur lie-de-vin accolés les uns aux autres, pareils à de petits soldats en ronde à l'écoute des instructions de leur caporal.
L'ambiance intimiste qui régnait, conséquence involontaire du douillet des fauteuils et du timide brasillement de la seule source de lumière -un énorme lustre de cristal aux pampilles cliquetantes qui n'en dispensait pas suffisamment au gout de l'étudiant- avait eu raison de lui. En dépit de ses habitudes d'élève studieux, il s'était laissé inonder par le flot de ses pensées quelques secondes à peine après la prise de parole de son professeur pour son exposé magistral, absorbé par la richesse de son environnement. Le vieux château de Yonsei, aux épais murs de briques et au climat séculaire, avait déployé sur lui son envoûtement.
Mais la cloche, le bruit... il avait bien fallu qu'il refasse surface. Juste assez tôt pour ne pas manquer les dernières paroles de Hyungwon Jung, docteur reconnu et professeur de psychologie de l'étudiant songeur.
Myungsoo -car tel était son nom, écrit en grosses lettres sur le classeur posé devant lui en équilibre instable- attrapa son agenda qu'il ouvrit à la page correspondante, et entoura plusieurs fois de feutre rouge ses pattes de mouches. A ceux qui parvenaient à les déchiffrer, elles révélaient ces quelques mots : « Rendre la dissertation sur les rêves à Monsieur Jung. Impérativement. ». Ceci fait il le glissa dans son sac à dos et jeta ce dernier sur son épaule. Il s'apprêtait à rejoindre la station de tramway la plus proche pour rentrer chez lui, les sens encore tout engourdis, quand ledit professeur l'interpella :
-Kim Myungsoo, voulez-vous bien descendre une petite seconde ?J'ai à vous parler.
Sa voix démultipliée par les échos qui faisaient loi dans la gigantesque salle de cours fit presque frôler la crise cardiaque au jeune homme. Ce dernier porta la main à son cœur tambourinant, encore tout désarçonné. Immédiatement après, il se raidit, sentant un frison d'angoisse remonter lentement le long de sa colonne vertébrale. Une sensation qui lui était devenue si familière...
Ah, il ne manquait plus que cela ! Cette entrevue avec le professeur Jung était vraiment la dernière chose dont il avait besoin actuellement. Mais il ne pouvait tout simplement pas continuer sa route d'un pas égal, faire comme s'il n'avait pas entendu. Le bon fonctionnement de son ouïe aurait immédiatement été remis en cause... ou son obéissance... Or Myungsoo s'était toujours fait l'allégorie d'un élève exemplaire, discret, et particulièrement efficace, au yeux de ses enseignants... du moins jusqu'à très récemment. Le moment était très mal choisi pour se faire remarquer, il se devait de faire demi-tour. Mais que diable le professeur lui voulait-il donc ? Jamais personne ne l'avait convoqué en fin de cours, de cette manière... Jung avait-il remarqué ?
Myungsoo inspira puis expira posément, les yeux clos, espérant par-là rassembler tout son courage et sa vivacité d'esprit. Il devait se retourner, descendre ces foutues marches et aller rejoindre le professeur. Il le devait oui, et ce même s'il appréhendait ce qui l'attendait.
Après une belle volte-face, il dévala les marches de l'amphithéâtre quatre à quatre et se retrouva vite, bien trop vite à son goût, face à Monsieur Jung qui s'était rassis à son bureau et plongé dans la lecture d'un journal local.
-Vous... Vous vouliez me parler M'sieur ?
Le professeur leva les yeux de la gazette imprimée et dévisagea le jeune étudiant qui lui faisait face par-dessus ses lunettes en cul de bouteille.
-Hum ? Oui Myungsoo, je voulais te voir quelques petites minutes. Tu n'as rien de pressé à faire, hormis ta dissertation ? Rien qui nous obligerais à reporter cette rapide entrevue à un autre jour ?
Myungsoo ouvrit la bouche. Puis la referma tout aussi sec. Il aurait bien inventé une belle excuse pour se tirer de là , mais elle n'aurait fait que retarder l'échéance de sa rencontre avec l'instituteur. Au point où il en était, autant l'affronter tout de suite!
-Non Monsieur, répondit-il finalement. Non, je n'ai rien de prévu.
-Parfait !
Se penchant par-dessus son bureau, le professeur enchaina sans cesser de fixer son jeune élève :
-Vas-tu bien Myungsoo ?
Non. Non, rien ne va bien. Mais j'aurais beau t'expliquer, tu ne pourrais pas comprendre. Tu ne voudrais pas comprendre.
-... Oui... Pourquoi cette question ? affirma Myungsoo après un instant d'hésitation, peignant son visage d'un sourire factice.
Hyungwon Jung prit le temps de respirer longuement, chercha ses mots, avant de soupirer :
-Oh, pour rien. Enfin si... je m'inquiète pour tes notes qui sont en baisse constante depuis quelques mois. Sans compter que tu m'as tout l'air d'être très fatigué... Tu sais que tu peux tout me dire, tu m'en ferais part si tu avais un souci, n'est-ce pas ?
Le garçon se contenta de hocher la tête pour éviter d'avoir à balancer un mensonge ouvertement.
Le professeur prit une expression qui se voulait affable sans doute pour inciter le jeune homme à la confidence, et lui laissa entendre qu'il serait toujours là en cas de problème. Myungsoo, quant à lui, peaufina son alibi en mettant fatigue et baisse de notes sur le dos de la quantité de travail herculéenne dont les étudiants de l'université étaient surchargés en ce moment.
-J'entends bien, approuva Monsieur Jung amadoué. J'entends bien. Mais c'est ainsi, c'est une mauvaise passe. Pendant quelque temps il va te falloir mettre les bouchées doubles, quitte à placer entre parenthèses ta vie sociale -car tu en as une je suppose, un charmant jeune homme comme toi !- et tu verras que tu trouveras le temps de concilier ton repos et tes études. Ton bulletin scolaire te remerciera, crois-moi!
Il se leva, roula son journal et vint tapoter dans une attitude bienveillante l'épaule de Myungsoo qui ne se fit pas prier lorsque celui-ci lui demanda de disposer. Dès lors qu'il eut franchi les doubles battants de la salle de cours, il se mit à courir, étirant à chaque foulée la distance qui le séparait de cet homme qui était à deux doigts de deviner son secret. Et de le mettre en danger.
**********
Myungsoo entra en trombe dans son appartement et jeta au vol ses clés sur la table. Elles allèrent cliqueter et rebondir sur cette dernière avant de tomber au sol dans un son mat à moitié étouffé par la moquette épaisse qui le couvrait de fond en combles. Lui, pendant ce temps, continua tout droit sans les ramasser, car après tout elles ne pouvaient pas tomber plus bas.
Direction la cuisine. Se laissant choir sur une chaise après s'être rendu maître d'une boisson ultra-caféinée, le garçon prit sa tête entre ses mains.
Il soupira.
Quelle galère, non mais quelle galère... Enfin plutôt quel cauchemar !
Ses paupières lourdes commençaient à tomber et ses jambes grêles tremblaient. Le manque de sommeil, et par conséquent d'énergie, jouait avec son corps dont les réserves s'amenuisaient dangereusement de jour en jour.
Il laissa glisser le bout de ses doigts sur ses tempes, roulant la peau par de petits moulinets mesurés et priant pour réussir à faire passer la migraine tenace qui s'accrochait désespérément à lui.
Myungsoo se savait mal en point. Il était lucide et se rendait parfaitement compte que s'il continuait à fonctionner ainsi comme si de rien n'était, en dormant si peu, il finirait sur un lit d'hôpital. Myungsoo évitait les hôpitaux. Qui savait si un jour quelqu'un, un spécialiste quelconque, ne serait pas capable de comprendre pourquoi il ne parvenait plus à fermer l'oeil ?
Il serait alors interné, interrogé, ou pire, disséqué comme une pauvre souris de laboratoire !!! Il ne le souhaitait pas. Pour rien au monde. Personne n'aurait aimé avoir à subir un truc pareil. Attrapant la bouteille de liquide revigorant de ses doigts fins, il dévissa le couvercle et amena le goulot à ses lèvres chevrotantes.
Il n'était plus possible de continuer ainsi, mais que faire ? Le jeune coréen doutait grandement. Il se trouvait même dans le flou le plus total.
Myungsoo vida la bouteille d'un trait et se levant ensuite avec lenteur, écœuré, traina des pieds jusqu'à sa salle de bain. Sa fatigue, autant physique que morale ne passait pas inaperçu. Il était faible, si faible. Dans le miroir, sa silhouette lui renvoyait l'image d'un jeune asiatique mince, presque maigre, aux joues creuses, aux cheveux ternes et aux yeux vitreux. Le bleu des épais cernes qui couraient sous ses yeux transparaissait démesurément sur sa peau diaphane, et ce malgré les couches de fond de teint et autres produits de beauté féminins dont il se barbouillait tous les matins pour tenter de les faire disparaitre.
-Tu es dans un état pitoyable Myungsoo ! Tu fais vraiment peur à voir ! lâcha le garçon à l'adresse de son souffreteux reflet.
Sur ces entrefaites il se risqua à amorcer un petit sourire, qui ne solda finalement que par un rictus abattu.
Passant ses mains sous l'eau froide du robinet qui lui faisait face, il entreprit de s'asperger le visage. Peut-être l'impact de l'onde glaciale sur son épiderme réussirait-il à le galvaniser un moment ? Un fois ce petit rituel accompli Myungsoo, ruisselant, jeta un coup d'œil à l'écran de son smartphone qui indiquait déjà 18h16. Il était tant qu'il songe à bûcher un peu cette dissertation. Mais avant cela, mieux valait s'assurer qu'il se maintiendrait pleinement éveillé. Il traversa le séjour et s'empara de la paire d'écouteurs qui traînait en permanence sur sa table basse. Sans attendre, il les brancha et mit en route au volume maximum un morceau de Linkin Park.
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