Chapitre 2
Le vent était froid. Glaçant même.
L'on ne percevait pas un bruit aux alentours. Tout était calme, trop calme.
Même ainsi les yeux clos, Myungsoo pouvait identifier avec exactitude le lieu dans lequel il se trouvait. Et pour cause!... Il y venait si souvent...
Il se hérissa d'un coup. Non, pas ça, pas encore ! Et pourtant si, il s'en souvenait maintenant : il avait succombé à l'épuisement, une fois de plus. Malgré la musique qui tournait en boucle dans ses oreilles et la boisson caféinée, Myungsoo n'avait cessé de piquer du nez sur son exercice. Sa main peinait à tenir son stylo et ses paupières tombaient contre son gré. Tout son corps semblait ligué contre lui pour le pousser vers la léthargie, mais il fallait qu'il tienne. Sentant bien que travailler dans de telles conditions était impossible, il s'était mis en tête de se vider l'esprit devant une partie de jeux-vidéos. Peine perdue ! A peine s'était-il enfoncé dans le canapé que le sommeil l'avait assailli.
Et voilà dans quelle galère il était maintenant ! Il ouvrit un oeil, puis deux, conscient du fait qu'il se « réveillait » -encore!- au même endroit que toutes les fois précédentes. Enfin, se réveiller, c'était un bien grand mot! Disons plutôt qu'il se plongeait dans un cauchemar qui n'avait de cesse de le tourmenter. Il tombait de fatigue dans la réalité, pour émerger... hum... ici.
Séoul s'étendait sous ses pieds. Mais il ne s'agissait pas de la Séoul bruyante et bariolée qu'il connaissait depuis sa plus tendre enfance, non, loin de là.
La ville était silencieuse, comme plongée dans un cocon d'ouate. La seule rumeur qui venait troubler sa frigidité était la respiration de Myungsoo, étouffée par l'immensité qui l'auréolait. Jusqu'au vent puissant et glacé propice à déraciner arbres et lampadaires, qui aurait dû s'engouffrer en sifflant dans tout interstice, s'était quasi-intégralement tu, rendant le lieu bien plus sinistre encore que s'il avait été grondant. Il charriait la poussière jusqu'au ciel où une couche de nuages gris et compacts se dressaient en couvercle au-dessus de la ville réduite à néant. Tout y avait été rasé, et pas une lueur d'aucune sorte ne perçait au travers des brèches des bâtiments effondrés, conglomérés dans les ténèbres ternes et enfumées. La moitié inférieure de la N Seoul Tower -au pied de laquelle Myungsoo apparaissait chaque fois- se dressait vers ciel, brisée en deux, telle une jeune brindille qu'un géant n'aurait pas fini d'écraser, tandis que l'autre moitié gisait un peu plus bas dans la pente, réduite en miettes. Pas un seul éclat, pas un seul bruissement ne venait démentir l'aspect macabre de cette Séoul qui avait tout d'une ville fantôme. Même les gratte-ciels du centre et ses beaux quartiers bourgeois, symbole de sa puissance, avaient été littéralement balayés.
Rien, non rien n'avait été épargné. La faute à une catastrophe naturelle ? Une guerre mondiale nucléaire ? Une pandémie ? Myungsoo n'en savait rien.
La seule chose dont il était sûr, c'était que ce cauchemar, il le faisait pour une millième fois. Depuis des mois, pas une seule nuit ne passait sans qu'il ne se retrouve à errer dans ce paysage morbide jusqu'à son réveil, cherchant une âme qui vive ou une explication. Mais la capitale sud-coréenne était on ne peut plus déserte. Pas un seul cadavre ne pouvait venir confirmer sa théorie d'épidémie mondiale mortelle. La population avait-elle fui ou était-elle morte ?
De toutes ces nuits passées à « rêver», la seule information digne d'intérêt que le garçon avait pu glaner, grâce aux journaux abandonnés ça et là, dont les feuilles s'éparpillaient aux quatre vents, ou bien grâce aux rares panneaux numériques encore en état de marche était une date : 30 janvier 2021. Tout semblait s'être brusquement arrêté ce jour-là. Mais pour quelle raison ? Mystère.
Cette date était fort proche qui plus est, espacée d'à peine 6 ou 7 ans par rapport à l'année à laquelle Myungsoo vivait dans la réalité. C'est pour cela qu'il en était venu à avoir peur de s'endormir. Il s'inquiétait pour son futur et se sentait oppressé dans ce décor si réel, bien disposer à effrayer n'importe qui. La nuit n'était plus pour lui synonyme d'un repos quotidien salvateur mais la recrudescence de toutes ces peurs d'enfant: Mort, abandon, violence, absence d'avenir... Fin du monde...
A la fac, le professeur Jung avait pris l'habitude de répéter à ses élèves que tous les rêves avaient un sens. Que pouvait être celui de cette chimère qu'il revivait encore et encore depuis des mois, comme s'il y était, dans une reconstitution plus vraie que nature de la capitale ? Cette Séoul spectrale, à faire froid dans le dos dans laquelle il évoluait sans repères, complétement livré à lui-même. Qu'attendait-on de lui ? Pourquoi tant d'insistance ? Pourquoi ce rêve revenait-il, plus lancinant à chaque fois ?
Voici des questions qui selon Myungsoo auraient bien mérité une réponse.
Il se leva. Que pouvait-il faire après tout ? Il ne souhaitait pas rester là, en extérieur, à la merci du vent et de tout le reste, à attendre de se réveiller. Il avait l'impression désagréable, pour ne pas dire horrifiante d'être en permanence épié. Un comble dans une ville qui semblait absolument dépourvue de toute vie, humaine comme animale !
Avisant une bouche de métro un peu plus bas, il décida de s'y diriger. Maintes fois il avait arpenté les sentiers et les parcs menant à la N Seoul Tower, il en avait même gravi les marches de haut en bas, de bas en haut, mis à sac chacune de ses pièces, sans résultat. Comme partout ailleurs. Alors il vagabondait dans l'espoir de trouver une trace, un indice, quelque chose susceptible de l'aiguiller. Ou lorsqu'il était submergé par le désespoir, il attendait. Il se trouvait une planque et pleurait, se plaignait, ressassait des pensées moroses, en bref, se laissait lentement sombrer dans la dépression.
Cela faisait déjà un certain temps qu'il avait cessé de vouloir à tout prix quitter la ville. Il avait bien essayé mais toutes ses tentatives s'étaient soldées par un cuisant échec. Ce qui différenciait ce cauchemar de tous les autres, c'était qu'il était pleinement libre de ses moyens et de sa réflexion. Souvent, dans les rêves, lorsqu'on s'éloignait un peu trop de ce que l'on était censé y voir, lorsque l'on prenait conscience à nouveau de notre capacité à contrôler notre esprit et ce qu'il s'y passait, on finissait par se réveiller. Mais pas ici. Myungsoo avait eu beau marcher jusqu'à la sortie de Séoul, rien n'y avais fait. A chaque fois il se heurtait à un brouillard si dense qu'il s'y enchevêtrait immédiatement et lorsque ce dernier acceptait enfin de se dissiper, le jeune garçon se rendait compte qu'il était à nouveau revenu à son point de départ, au pied de la N Seoul Tower. Il était bloqué ici dans ce cauchemar. Pour y mettre fin, Myungsoo avait même tenté, une fois, dans un de ses accès d'anéantissement pessimistes, de se suicider. Il s'était jeté du haut d'un immeuble, la tête la première dans l'espoir que, puisqu'il n'avais jamais tenté de mettre fin à ses jours, son cerveau ne saurait reconstituer ces sensations de panique et, se trouvant dans une impasse, déciderait de faire s'éveiller en sursaut le jeune homme.
Là encore, le résultat n'avait pas concluant, loin de là : Myungsoo avait plongé dans le vide, agitant bras et jambes, sans s'inquiéter tout d'abord. Puis le sol avait commencé à dangereusement se rapprocher. Très dangereusement. Il tombait en prenant de plus en plus de vitesse, son corps aspiré par la gravité, sans se réveiller le moins du monde. Il avait beau se savoir dans un rêve, l'impression de réalité, ce vent sifflant à ses oreilles et heurtant son visage en lui tirant des larmes de douleur, cette chute, ce vertige et cette notion de vide, tout était bien trop concret pour que la panique ne vienne le submerger. Alarmé, il avait hurlé, tenté de se retourner pour retomber sur ces pattes à la manière d'un félin et lorsque le plancher des vaches n'avait plus été qu'à quelques mètres de lui il avait fermé les yeux pour ne pas assister à l'échéance fatale, priant pour que sa mort soit rapide et sans douleurs.
Et c'est à ce même instant qu'il avait gouté à la douleur de ses boyaux se tordant et ressenti comme un drôle de mal de mer. Quand il avait rouvert les yeux, la première chose qu'il avait réalisé c'était qu'il était bel et bien vivant, allongé à terre, le dos plaqué sur le goudron contre lequel il aurait dû aller s'écraser. La seule chose qu'il avait obtenu de cet acte inconsidéré avait été d'éprouver la pire peur de toute sa courte vie.
Le jeune étudiant secoua la tête comme pour dissiper de force tous ces mauvais souvenirs de son esprit et descendit les quelques marches de la station de métro qui avait attiré son attention un peu plus tôt. Il pantelait, rien que d'y penser. Jamais il ne retenterait un truc pareil, jamais ! Cette expérience l'avait définitivement vacciné contre toute prise de risque extrême : Sauts à l'élastique, montagnes russes... Il s'en tiendrait éloigné à l'avenir. Et de très loin!
Séoul, sa ville natale, était célèbre dans toute l'Asie pour son réseau souterrain de métro : fréquenté en permanence car desservi à toute heure de la nuit et du jour par de petits wagons métalliques à la peinture chromée, il était désormais plus vide et oppressant que le tombeau de Toutankhamon.
Envolés les cadres séoulites en attaché-case qui couraient les allées smartphone en main ! Envolés les étudiants crevés, aux yeux explosés de leurs révisions de la veille jusqu'à pas d'heure, envolés les étrangers surexcités incapables de se repérer sur le plan imprimé de caractères en hangeul... Oui, envolé tout ce petit monde !
Rien. Vide. Désespérément vide.
Anormal...
Voilà ce qu'était devenu le métropolitain de Séoul.
Parvenu à une rangée de portiques de sécurité encrassés par la poussière, Myungsoo escalada les montants sur gonds en plastique transparent qui restreignait l'accès aux quais, se laissa glisser de l'autre côté et se retrouva bientôt dans le couloir circulaire qui longeait les voies depuis longtemps inutilisées. Myungsoo jeta un œil dans la galerie aux néons pour la plupart hors d'usage, d'un air sceptique. Il trouvait étrange voire même dérangeant de déambuler dans la petite gare plongée dans un silence plus lourd que du plomb. Ca aurait dû grouiller de monder, courir, se bousculer et se saluer à grands cris...
Bizarre...
Voilà qui ne lui disais rien qui vaille. Quoique, sa suspicion pouvait s'appliquer à un peu tout et n'importe quoi dans cette drôle de ville. Alors un peu plus ou un peu moins...
Après un instant d'hésitation, il décida néanmoins de s'engager sur les voies. Après tout il n'avait jamais croisé quiconque dans ce qu'il appelait désormais « La Séoul des Ombres », et cet endroit ne devait certainement pas constituer une exception à la règle. De toute façon, où qu'il aille, cette conviction d'être épié ne le quittait pas. Comme un poids stagnant juste au-dessus de son épaule gauche...
C'était une des raisons pour laquelle Myungsoo se sentait oppressé ici. Comme si se retrouver seul dans une sinistre ville en ruines dont il ne parvenait pas à s'enfuir n'était pas suffisamment flippant, voilà qu'en prime il n'arrivait pas à venir à bout de cette gêne, celle d'un regard insistant constamment fixé sur lui.
S'engageant dans le tunnel, il prie le parti d' avancer lentement en équilibre sur le rail central. Il se forçait à laisser s'égarer ses pensées vers des sujets plus légers tel la fête auquel il été convié dans quelques jours, où se retrouveraient sans doute la crème de la crème des jolies filles de la fac. Qu'allait-il bien pouvoir porter ? Un smoking était-il nécessaire ? A moins que ce vieux pantalon de cuir qui traînait dans son armoire fasse l'affaire ? ...
Derrière toi...
Oh et puis merde ! Cela ne faisait à peine plus de trente secondes que le jeune homme se forçait à museler la petite voix dans son cerveau que celle-ci reprenait déjà les rênes en lui intimant de surveiller ses arrières. Un frisson remonta le long de sa colonne vertèbrale. Pas bon signe.
Il fit volte-face. Mais le boyau était toujours aussi vide.
Non sans avoir bougonné un bon coup, il se remit en route. Mais cette force, cette crispation qu'il ressentait le mettait mal à l'aise. Il y avait un truc. Quelques instants s'écoulèrent avant qu'il ne cesse tout mouvement, bloque sa respiration, et zieute d'un air furtif et un brin agité par-dessus son épaule.
Toujours rien. Si ce n'est ce pressentiment que dans l'immense vide noir qu'il décortiquait du regard, quelqu'un l'observait et se jouait de lui. Il le sentait. Son instinct le rappelait clairement à l'ordre : il n'était pas en sécurité ici et quoi qu'il fasse pour se raisonner, il y avait bien quelque chose de louche. Quelque chose de traitre. De malsain... Il ne devait pas s'y tromper et se laisser avoir. Il en allait de survie.
Tandis qu'une fois de plus ses muscles subissaient ce même infime tremblement de panique, certainement pas dû au froid, Myungsoo décida de l'attitude à adopter : la fuite. Bien qu'il n'ait pas l'ombre d'une idée de ce à quoi il tentait d'échapper, il fit demi-tour et détala à fond de train dans le conduit. Le frimas semblait s'enrouler autour de ses jambes comme pour entraver sa progression, l'air sifflait à ses oreilles et même le métal du chemin de fer dans lequel il se prenait les pieds jouait contre lui.
C'était comme si une force invisible le poursuivait. Une tempête hurlante à l'odeur musquée et aigre particulièrement désagréable, qui mettait tout en jeu pour retenir Myungsoo dans ses filets. De chaque côté, une brume sombre filait le long du mur qu'elle rasait à grand bruit, bien plus rapide que lui et se refermant au fur et à mesure qu'elle avalait la distance qui la séparait du jeune homme. Il poussa un cri. Etrangement sa gorge le grattait.
Plusieurs membres de sa famille s'étaient fait diagnostiqué de l'asthme, et Myungsoo se savait d'une constitution plutôt chétive et faiblarde mais jamais rien de tel ne lui avait pris. Peut-être l'air de ce monde pourri était-il vicié, pour ce qu'il en savait ?
On le rattrapait, l'ombre grandissait le long des parois et s'apprêtait à l'absorber. Il redoubla d'efforts et courut le plus vite possible jusqu'à déboucher, suffocant, dans la station suivante sur laquelle s'attardait toujours un wagon hors-service, toutes portières ouvertes.
Le jeune homme s'engouffra à l'intérieur avec l'énergie du désespoir et de toutes ses forces, rabattit les deux panneaux coulissants.
Des bourrasques ébranlèrent aussitôt l'instable véhicule qui se mit à tanguer. Myungsoo, brusquement projeté vers l'arrière, heurta la tôle de tout son poids avant de choir au sol, son corps plus maltraité qu'une loque qu'on essore dans un tambour de machine à laver. Le ballotement repris plus insistant encore, dans des grincements de ferraille à l'agonie. Il rampa se recroqueviller sous une rangée de strapontins et se riva à un pied de siège pire qu'une moule à son rocher, s'époumonant en cris d'effrois pendant qu'un mélange de larmes convulsives et de transpiration noyait son visage.
Puis petit à petit, le wagon cessa de vaciller et le mugissement du vent s'estompa. Myungsoo demeura allongé dans sa cachette, tremblant de peur et craignant pour sa vie.
Un bon moment il resta couché là . Cela lui parut durer une éternité, il n'avait plus aucune notion du temps... mais une petite demi-heure avait dû s'écouler, tout au plus. Il se releva avec méfiance, se doutant qu'il ne pouvait pas rester là à attendre. Il se sentait toujours aussi mal, toujours aussi piégé dans les ténèbres et scruté. Observant la minuscule gare par les grandes baies en plexiglas, il vérifia qu'aucun danger ne se trouvait aux alentours, en apparence du moins. La voie était libre mais l'étudiant rechignait à sortir. Qui sait ce qui pouvait l'attendre dehors, escamoté dans l'obscurité ?
Finalement il ouvrit prudemment un vantail puis deux et se glissa à l'extérieur sans relâcher sa garde, à l'affut du moindre danger.
Mince de mince, qu'étais-ce donc que cette chose à laquelle il avait eu affaire ? Pourvu qu'elle ait foutu le camp...
Il venait tout juste de s'extraire du wagon quand, effectuant un tour d'horizon du tunnel, il croisa de ce qui ne pouvait être qu'un regard humain perçant, fixé sur lui.
Non. C'était impossible. La ville était vide !!!
Le même vent violent et froid se remit à souffler dans le couloir, si fort qu'il paraissait vouloir emprisonner Myungsoo en le piégeant dans une tornade infernale. Les yeux menaçants continuaient de le fixer et un bruit de pas résonna soudain. La chose se mouvait peu à peu dans sa direction.
-NON !!! AU SECOURS !!! LACHEZ-MOI ! LAISSEZ-MOI PARTIR !!! hurla Myungsoo.
Malgré l'absence d'entrave physique, il était dans l'incapacité de se mouvoir. Ses bras tout, comme ses jambes et figées et dures comme de la glace. Ses muscles refusaient systématiquement d'obéir et son corps et de se contracter pour lui permettre de prendre la fuite.
Il allait mourir, oui mourir ! Il comprenait maintenant d'où lui venait cette sensation d'être épié.
C'est alors qu'une silhouette noire commença à se détacher dans la pénombre. Et à ce même instant qu'une sonnerie aigue carillonna. Myungsoo regarda tout autour de lui. La chose ne l'avait pas quitté des yeux et semblait n'avoir rien entendu. Alors qu'était-ce donc ?
Pourvu qu'on le sauve, pourvu qu'on le sauve...!
Sa prière fut bientôt exaucée.
Il se réveilla.
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