23. La descente aux Enfers

« I don't belong here, I gotta move on dear
Escape from this afterlife
'Cause this time I'm right to move on and on,
far away from here »
Afterlife - Avenged Sevenfold

Keith ne s'était jamais vraiment imaginé l'Enfer.

Durant sa vie terrestre, rare étaient les moments où il avait entendu parler de religion en général. Ses parents n'étaient pas croyants, et n'avaient pas jugé intéressant d'aborder ces notions complexes avec leurs fils. Ainsi, la seule éducation religieuse qu'ils avaient reçue provenait de leur voisine, Tante May comme ils la surnommaient. Lors des après-midis sans école, tandis que leurs parents étaient au travail, c'était chez elle qu'ils jouaient pendant de longues heures, jusqu'à entendre le bruit de la voiture qui se garait dans leur allée, signe qu'ils pouvaient réintégrer leur maison.

Tante May était une vieille bigote chrétienne tirée à quatre épingles, qui sentait fort et ne voyait pas très bien. Elle entretenait une relation respectueuse avec Sam et Karla, sans plus. Shiro et Keith n'étaient pas vraiment sûrs de l'apprécier, mais quand elle était morte, deux ans après l'accident de voiture qui avait emporté leurs parents, ils avaient beaucoup pleuré. Peut-être parce qu'il s'agissait de la dernière figure familière de leur enfance, et que la voir disparaître signifiait de manière définitive que leur passé ne reviendrait jamais.

Elle, en revanche, les avait toujours considérés comme ses propres petits-enfants. Elle gardait dans ses placards quantité de gâteaux à leur intention, qui finissaient par rassir et mollir. Elle se faisait une joie de les accueillir chez elle, et quand ils étaient là, elle pouvait passer des heures à leur parler de tout et de rien, au plus grand malheur des petits qui n'attendaient qu'une chose : avoir l'autorisation d'aller jouer dans le jardin. C'était là qu'il avait pour la première fois entendu parler de paradis, d'enfer et de Dieu. Selon la tante May, en Enfer se regroupaient les pécheurs, ceux qui avaient commis des fautes et ne les avaient pas expiés. Ces péchés étaient variés, mais on pouvait en reconnaître sept principaux.

-C'est là où vont les violeurs, les meurtriers, les voleurs ! s'enflammait-elle, avant de s'approcher des deux pauvres enfants et de leur frictionner le dos en leur assurant qu'ils n'avaient aucune chance d'y aller s'ils étaient bien sage.

Si à l'époque il était vaguement effrayé, cela ne lui avait pas laissé grande impression : à vrai dire, il n'y avait pas repensé jusqu'au collège, endroit où ces histoires avaient pris une toute autre tournure pour lui.

« Tu iras en enfer »

Il avait douze ans, et c'est une phrase qu'on lui avait craché à la figure, à plusieurs reprises. C'est une phrase qu'aucun enfant ne devrait entendre. Une phrase prononcée par des adolescents hargneux, mauvais, à un être recroquevillé à terre et terrifié. Des deux, qui était le plus susceptible d'entrer dans l'Enfer de Tante May après leur mort ? Keith s'était rendu compte rapidement qu'il n'irait pas en Enfer comme on l'avait averti. Mais il était trop tard pour retourner sur Terre et aller en informer ses harceleurs.

Il avait longtemps cherché ce qui n'allait pas chez lui. Était-ce la perte de ses parents qui l'avait détraqué, rendu anormal ? Pourquoi ne pouvait-il pas simplement être comme les autres ? Shiro n'avait jamais rencontré de problèmes dans sa vie, pourtant il s'était révélé lui aussi attiré par les garçons, comme Keith avait pu s'en rendre compte lors de sa rencontre avec Lance. Avait-il réussi à le cacher mieux que son petit frère ? S'il avait su qu'ils partageaient ce lourd secret, ils auraient peut-être pu en parler, et se sentir mieux. Au lieu de ça, Keith s'était enfermé dans la spirale infernale qui l'avait conduit à porter atteinte à sa propre vie.

Et, indirectement, à se retrouver en Enfer quand même.

L'ironie de la situation ne lui échappait pas.

À vrai dire, s'il n'avait pas été beaucoup trop sous le choc, il aurait peut-être pu en rire. Mais la porte qui se dressait devant eux lui coupait tout envie de plaisanter.

Ça n'avait pas été simple d'arriver jusque-là. Le portail les avait crachés au pied d'une colline rocheuse recouverte d'herbe et de mousse, qui semblait assez mignonne pour accueillir un troupeau d'agneaux et non pas une horde de démons sanguinaires. Autour d'eux, des précipices et des rochers escarpés qui formaient de la dentelle mortelle. Ils avaient marché des heures durant, escaladant, s'écharpant sur les rochers, cherchant la faille qui témoignerait d'une entrée vers le monde souterrain, en vain. Le paysage de roches et de collines autour d'eux semblait sans fin, et surtout sans issue. Quand Allura avait parlé de Rome, Keith s'était attendu à se retrouver au milieu de palaces antiques et de statues de marbre, pas dans un désert de caillou.

Finalement, leur attention fût attirée par un à-pic vertigineux, qui plongeait dans le vide et dont on ne voyait pas le fond. Des taches rouges éclaboussaient le sol au bord du trou, et bien qu'il ne semblât pas s'agir de sang humain, Keith frissonna devant l'avertissement.

-On ne va pas trouver une jolie petite porte avec un paillasson qui nous souhaite la bienvenue, pas vrai ? soupira l'ex-humain, haletant.

-Qu'est-ce qu'un paillasson ? s'enquit Allura tout aussi essoufflée, les sourcils haussés.

Keith fit un geste de la main pour signifier que ça n'avait aucune importance. Ils contemplèrent le précipice en silence, le temps de reprendre leur souffle. Leur aventure venait de prendre un tout nouveau tour, qui ne lui plaisait pas du tout. S'y être attendu n'y changeait rien : devant ce précipice, ses peurs enfantines revenaient l'assaillir, une peur démesurée du noir et de ce qui se cachait à l'intérieur. Il ignorait ce qu'il allait trouver au fond de ce gouffre menaçant, mais une chose était sûre, il n'en ressortirait pas le même qu'il était actuellement. Et ce changement qu'il serait incapable de maîtriser le terrifiait.

Il avait souvent souhaité changer durant sa vie humaine. Aimer les filles, pour commencer. Être un meilleur fils, un meilleur frère. Il avait constamment l'impression de décevoir les gens qui comptaient le plus pour lui. Quoi qu'il fasse, il ne se sentait jamais à la hauteur, jamais digne de tous ceux qui l'entouraient. Il avait très tôt construit des murs autour de lui, qu'il avait été incapable d'abaisser ensuite, l'isolant encore plus, et il se détestait pour ça. Il se trouvait lâche, égoïste, impulsif, réservé, et il en avait honte, mais il ne savait pas comment changer, comment devenir quelqu'un qu'il pourrait aimer être. Parfois, quand on le frappait, qu'on l'insultait, quand on balançait ses affaires par la fenêtre de la salle de classe, il se disait qu'il l'avait mérité. On lui avait assez souvent répété que c'était sa faute si ses parents étaient morts, qu'ils s'étaient tués quand ils avaient vu que leur fils était de ceux-là, que s'il avait été normal ils auraient été encore en vie. Keith avait fini par les croire, et la culpabilité s'était ajouté à tout le reste. Aujourd'hui, s'il avait pu, il aurait aimé aller donner un câlin au Keith de six ans, lui dire que rien n'était sa faute, que son frère l'aimait et qu'il y avait bien plus grave dans la vie que de vouloir embrasser un garçon.

Il avait évolué au fil du temps, avait réussi à surmonter certains des traits de caractère qu'il haïssait le plus chez lui. Lance avait fait ressortir le meilleur en lui. Mais c'était toujours un effort de parfois s'autoriser à être comme il était, imparfait. Il essayait en temps normal d'oublier un peu qu'il existait, en se focalisant uniquement sur le monde extérieur, comme s'il n'était qu'un robot scannant la foule autour de lui sans corps ni émotions. Entrer en Enfer allait bouleverser son existence, c'était un fait. Et il n'aimait pas perdre le contrôle, se retrouver sous l'emprise d'évènements extérieurs qui agissait sur lui.

-Donc, on saute ? demanda Allura derrière lui.

Il sentit son cœur se serrer, et l'appréhension lui tordit les entrailles. C'était le moment de tout lâcher. Le moment de vérité.

-On saute, répondit-il en étirant ses ailes.

Il prit le temps d'apprécier qu'elles se déploient, une sensation rassurante de se sentir désormais entouré par elles. Combien de fois l'avaient-elles aidé à échapper à une situation oppressante, à se libérer des pensées noires qui fourmillaient dans son cerveau ? Dès qu'elles étaient là, immenses derrière lui, comme un secours en cas de problèmes, il se sentait un peu mieux.

Allura fit de même, et elle s'approcha résolument du trou béant qui s'étirait au milieu des rochers pointus. Elle leva alors sa main gauche, et une lueur sembla provenir de l'intérieur de sa peau, qui devint de plus en plus forte, jusqu'à ce qu'on ne puisse plus distinguer ses doigts. Munie de cette torche maison, elle inspira et plongea dans le vide. Keith ne possédait malheureusement plus ce genre de pouvoir, mais il se jeta à sa suite.

La chute lui sembla plus longue que celle qu'il avait vécue lorsqu'il avait été expédié sur Terre la première fois. Il eut le temps de sentir le froid s'insinuer sous sa peau, jusqu'à ses os, et le glacer de l'intérieur. Il eut le temps de voir la lumière du jour disparaître petit à petit. Il eut le temps de sentir son corps s'engourdir et prendre de la vitesse. Il finit par étendre ses ailes, et les fit battre. Il y eu des ratés, et il ricocha à plusieurs reprises contre la paroi, mais mis à part son bras droit qui avait dû être sévèrement écorché, ses ailes et le reste de son corps ne subirent aucun dommage majeur. Quand il parvint enfin à se stabiliser, il faisait noir comme dans un four et il n'avait aucune idée d'où était Allura. Avait-elle chuté plus vite que lui ? Avait-elle déployé ses ailes avant ?

Il n'osa pas élever la voix, de peur qu'on l'entende. Seul le bruissement de ses ailes qui luttaient pour le maintenir en lévitation troublait la quiétude des lieux. Il fallait qu'il prenne une décision : allait-il continuer seul, ou attendre sa coéquipière ? Il opta pour la seconde solution, et s'arma de patience.

Mais Allura ne vint pas, et au bout de ce qui lui semblait une éternité, il se résolut à baisser d'altitude jusqu'à toucher le sol, avec l'espoir qu'elle soit simplement en bas à attendre qu'il arrive. La sensation quand il mit pied à terre le surprit. Il eut l'impression d'avoir atterri sur de la mousse. Quand il étendit les bras devant lui pour éviter de rencontrer un mur en avançant, ses doigts entrèrent en contact avec une substance visqueuse, qui lui colla aux mains. Intrigué, il palpa tout autour de la matière en question. Son sang se glaça dans ses veines quand il réalisa que ce qu'il touchait était un corps humain.

Il recula d'un coup, et trébucha sur lui-même, paniqué. C'est alors que la lumière fut, et il assista stupéfait à l'apparition de dizaines et de dizaines de cadavres autour de lui, épinglés aux murs comme des papillons chez un collectionneur. Il se retint de ne pas vomir, mais sentit que s'il avait eu un estomac fonctionnel, il n'y aurait pas échappé. Il se trouvait dans une sorte de pièce en cercle, avec des corps à perte de vue quand il levait les yeux. Comment avait-il fait pour arriver ici ? Il n'y avait aucune trace d'issue possible, pas plus que d'Allura. Le gouffre s'était-il séparé en deux à un moment ? Quelle était cette sorcellerie ?

Il se releva avec difficulté. La tête lui tournait, et ses jambes tremblaient comme celles d'un bébé qui apprend à marcher. Il tenta d'agiter ses ailes, et avec soulagement, vit qu'elles répondaient à ses sollicitations. Il fallait qu'il remonte le tunnel, retrouve l'endroit où ils s'étaient séparés.

-Oh, non, ne crois pas t'échapper aussi vite, petit ange.

Si les corps n'avaient pas suffi, cette voix acheva de lui donner la nausée. Suave, empreinte d'une magie de manipulation qu'il était difficile de contrer. Il se retourna, faisant face à l'être qu'il rêvait de tuer depuis des jours.

-Lotor.

-Je suis très heureux que tu te rappelles mon nom. Après tout, tu as bien failli tout oublier, pas vrai ?

L'allusion au Champ des Asphodèles le fit tressaillir. Faisait-il référence à leur première conversation, quand il avait essayé d'appâter Keith avec la promesse d'un repos éternel ? Ou bien parlait-il de la sentence divine qu'il avait failli subir ? Qu'est-ce qu'il pouvait bien savoir d'autre ? Il savait qu'il devrait jouer finement, être plus malin, le questionner, tenter d'en apprendre plus sur ce lieu dont il ignorait tout, mais bien malgré lui, la première question qu'il formula fut celle-ci :

-Est-ce que Lance est encore vivant ?

Lotor éclata de rire. Keith se demanda si se fendre la poire dans des situations inadaptées était une condition requise pour être le méchant de l'histoire. Il mourait d'envie de lui envoyer son poing dans la figure, mais il n'était pas sûr d'être capable de le battre sans ses pouvoirs.

-Où est Allura ? Qu'est-ce que c'est que cette pièce ? Réponds-moi !

La peau violette de Lotor sembla flamboyer d'un éclat plus vif. Il écarta les bras, rejetant la tête en arrière pour déclarer d'un ton triomphant :

-Ça, c'est ma dernière nouveauté. Vois-tu, ici, on recherche souvent de quoi torturer nos âmes damnées. Mais attention, on ne fait pas les choses n'importe comment.

Il baissa la voix, susurrant :

-On ne torture pas physiquement. Jamais nous n'avons touché à un corps humain ! Enfin corps, façon de parler. Ici, l'enveloppe qui abrite ton âme ressemble en tout point à celle qui t'abritait sur Terre. On a même recréé les connexions nerveuses, pour qu'elle soit le plus réaliste possible. En d'autres termes, si je te colle sur la poitrine un fer chauffé à blanc, tu souffriras comme si ça t'arrivait vraiment, alors qu'en fait, c'est juste ton cerveau qui reçoit des indications pour ressentir la douleur ! N'est-ce pas merveilleusement innovant ? Fini, les vieilles illustrations du Moyen-âge où les morts étaient brûlés vifs dans les flammes de l'Enfer avant de finir en cendres ! Maintenant, ils brûlent, mais sans vraiment brûler... ce qui permet de continuer à l'infini !

Des images affluèrent dans la tête de Keith. Lance torturé, écartelé, ressentant une douleur qui ne se calmerait jamais car elle n'était liée à aucun corps physique. Une colère sourde l'envahit, dominant tout le reste, l'empêchant de se concentrer. Il savait que c'était un tour, fait exprès pour le pousser au bout de ses limites, mais il était juste incapable de se raisonner. Finalement, tu es toujours le même, colérique et impulsif.

Cette réalisation le mit dans une rage encore plus grande, alors qu'il se revoyait devant la fresque colorée, encaissant des coups auquel il était habitué. Quoi qu'il fasse, il serait toujours ce petit garçon impuissant, incapable de pouvoir agir pour changer les choses concrètement, juste bon à s'emporter.

-Tu te rappelles de ce que je t'ai promis si jamais tu m'aidais ?

Le souvenir des mots du démon était aussi clair dans son esprit que s'il les avait proférés à l'instant. Il avait tourné et retourné ces mots dans sa tête, cherchant une échappatoire, un moyen de contourner l'inévitable tout en obtenant ce qu'il voulait. Ne plus ressentir. Ne plus être toi. Je peux t'offrir ce repos.

-Mon offre est toujours valable, petit ange. Mais elle ne le sera bientôt plus, alors fais ton choix rapidement.

Il se vit, flottant dans l'espace, un corps inanimé qui ne s'éveillerait plus jamais. Ses souvenirs réduits en poussière, son âme vidée de tout ce qui faisait de lui qu'il était lui et pas un autre. Cette pensée lui était si familière qu'il ressentit le douloureux pincement au cœur de la nostalgie. Il avait tellement imaginé la mort qu'elle lui apparaissait comme un souvenir. Combien de fois avait-il rêvé d'être ce corps sans vie et sans âme ? Quand il avait appris que ses parents étaient morts. Quand il avait reçu les premiers coups, quand on lui avait craché dessus, qu'on l'avait insulté, mutilé, haï sans aucune raison. Quand il avait perdu Lance. Toutes ces fois, il avait souhaité ne plus rien ressentir, car le vide paraissait plus agréable que la douleur intenable qui lui vrillait l'estomac et l'étouffait.

Mais il avait oublié quelque chose quand il s'était rappelé à quel point il avait changé. Il ne pensait plus que l'absence d'émotions était préférable. Désormais, il pensait qu'il y avait des douleurs qui valaient la peine qu'on les subisse, car avec elles venaient les joies, les fous rires, l'amour, l'amitié, la liberté, la bonté. Renoncer à souffrir, c'était renoncer à aimer. Et aimer, c'était la meilleure chose qui lui eût été donner de ressentir durant toute sa vie. S'il avait eu si mal quand Lance avait été enlevé, c'est parce qu'il l'aimait plus que tout. Cette chaleur dans sa poitrine, cette excitation, ce bien-être qui l'emplissait quand il était à ses côtés. Il en était venu à penser que, peut-être, il y avait des sentiments qui valait qu'on ait un peu mal, tant il était fabuleux de les sentir habiter son cœur. Toutes les bonnes choses ont un prix. Peut-être que celui-ci n'était pas si cher payé, après tout.

-Je ne suis plus intéressé, désolé.

L'espace d'un instant, rien qu'un instant, le visage du démon sembla se contracter sous le coup de la colère. Mais il retrouva son visage mielleux aussitôt, et Keith se demanda s'il ne l'avait pas imaginé.

-Dans ce cas, permets-moi de te rappeler l'autre condition de notre marché.

D'un geste de la main, il fit descendre du haut du gouffre une énorme bulle noire transparente, assez grosse pour contenir un corps humain. Un corps humain adolescent. Filiforme, mince, avec des longs bras, de longues jambes, et une peau café au lait.

Keith eut un instant de flottement, le cerveau tournant à plein régime, comme si son esprit ne savait pas trop sur quelle émotion s'attarder. Si l'une l'emporta sur les autres, il aurait été bien incapable de la nommer, alors qu'il tombait à genoux, des larmes se formant au coin de ses yeux. Il avait l'impression d'être parvenu à la fin d'une quête qui aurait duré mille ans. Les mots ne suffisaient plus à exprimer la joie, la peur, la tristesse, la haine et l'amour qui se partageaient son cœur à part égales.

Alors qu'il tendit la main pour toucher la bulle, celle-ci se déplaça jusqu'à Lotor, qui fit non de son index. Il parut très satisfait, persuadé d'avoir asséné un coup au moral de l'ex-ange. Mais Keith n'avait pas fait tout ce chemin pour rester prostré au sol, impuissant et résigné. Il se redressa d'un bond, et lança son poing contre la figure du démon.

Celui-ci parut surpris, mais il esquiva le coup avec grâce. Keith ne se laissa pas déstabiliser et renchérit immédiatement en envoyant son pied dans l'entrejambe de Lotor. Sa haine se répandait dans ses veines, un feu liquide qui lui donnait de l'énergie et de la force. Soudainement il se rendit compte en voyant ses poings s'illuminer que ce n'était pas de la haine. C'était son pouvoir, bien réel et palpable, comme de la lave en fusion qui affluait à ses mains, les illuminant d'un jaune orangé éclatant.

Lotor avait tout à fait perdu son sourire maintenant. Il écarta d'un geste la bulle de Lance, qui partit ricocher contre les cadavres sur les murs. Keith continua à attaquer sans relâche, des coups de poings et des coups de poings et des coups de poings. La rage qui l'habitait ne semblait pas vouloir se calmer. Mais le démon ne mit pas longtemps à réagir, envoyant à son tour des décharges d'énergie qui laissèrent Keith essoufflé et mal en point. La surface de la pièce n'était pas propice au combat, et Lotor savait utiliser le terrain à son avantage. Tout à tour il modifiait la nature du sol, créant des excroissances et des crevasses qui déstabilisaient Keith et l'envoyèrent plus d'une fois à terre.

L'ange compris très vite que malgré ses pouvoirs retrouvés, il n'était pas du niveau du démon. Ce dernier l'attaquerait encore et encore jusqu'à ce qu'il cède. Il fallait ruser, trouver un autre moyen de le battre. Foncer tête baissée dans un combat était certes sa spécialité, mais il devait changer sa manière de faire s'il voulait avoir la moindre chance de repartir d'ici avec Lance.

Tout en esquivant les attaques de Lotor, il se mit à réfléchir. Shiro, son grand frère, l'avait accompagné à des cours de boxe étant plus jeune. Keith adorait ça. C'était une bonne occasion de concentrer en un endroit l'énergie débordante qui l'habitait. Mais il avait tendance à être trop brouillon : si impatient de cogner qu'il en oubliait la stratégie. À chaque fin de cours, Shiro lui faisait part de ses remarques pour l'aider à s'améliorer. Ce qu'il lui répétait le plus souvent était de se concentrer. Mais Keith avait du mal. Il lui semblait que dès qu'il essayait de focaliser son attention sur quelque chose, une distraction venait et l'empêchait de s'y attarder. « La patience conduit à la concentration », lui répétait son grand frère. « Prends le temps d'accomplir les choses. Ne te presse pas, tout ce qui résulte de l'impatience, c'est l'échec ».

Envoyer décharge d'énergie sur décharge d'énergie ne servirait qu'à épuiser ses pouvoirs, en plus de n'avoir aucun effet. Il évalua son champ d'action. Lance était hors d'atteinte, derrière Lotor. La circonférence de la pièce était petite. En revanche, elle semblait s'étendre à l'infini vers le haut. Pourquoi ne pas tirer parti de cette singularité ?

Keith déploya ses ailes et s'éleva dans les airs. Immédiatement, Lotor l'imita, non sans garder la bulle de Lance à la même distance. Il parcourut encore une fois les lieux du regard, tentant de reprendre son souffle entre deux attaques du démon, qui semblait inépuisable. Esquiver n'était pas de tout repos, il devait être constamment sur ces gardes. Mais cette fois, il ne fut pas assez rapide. Un jet d'énergie frôla sa cuisse, et il retint un cri tant la douleur était grande. Si une si petite blessure lui faisait aussi mal, il n'osait imaginer ce qui arriverait s'il prenait de plein fouet l'une de ces boules violettes incandescentes. La piqûre causé par l'attaque l'empêchait de bien se concentrer, et vrillait son cerveau. Il perdit un peu d'altitude, grimaçant sous le choc. Lotor profita de cette faiblesse pour créer une lance en métal, et se précipita pour la planter dans le cœur de Keith.

Heureusement, il dévia au dernier moment, et l'arme se planta dans le ventre d'un des cadavres. Keith avait presque oublié leur existence. Avec son pouvoir de télékinésie, il tenta d'en faire venir un vers lui. Le corps inanimé lui obéit, et vint se placer devant lui. Aussitôt, un autre prit sa place sur le mur. Mais il n'avait pas le temps de se questionner sur cette étrange et morbide façade : il venait peut-être de trouver une manière de vaincre Lotor.

Surpris, ce dernier lui lançait un regard intrigué. Il n'avait pas dû prévoir que sa décoration des plus glauques servirait dans ce combat. Il visa Keith et tira un jet violet foncé. Aussitôt, l'ange réagit, et d'un geste de la main droite amena le corps devant lui, s'en servant comme d'un bouclier. Le cadavre explosa en une centaine de morceaux de chair et d'os. Retenant sa nausée, Keith ramena un autre macchabé des murs. Il fallait qu'il distraie Lotor assez longtemps pour que derrière lui, un autre corps parvienne à s'emparer de la bulle de Lance et à l'envoyer vers lui. Pour cela, il ne fallait pas qu'un seul de ses regards ne trahisse ses intentions.

Il s'appliqua à se concentrer sur Lotor, l'attaquant, tout en amenant son esprit vers un des corps, qui, dans sa vision périphérique, commença à se déplacer en direction de Lance. Alors qu'il pensait y être arrivé, il laissa échapper le plus petit coup d'œil par-delà l'épaule du démon. Ce fut cette erreur qui le perdit : en une fraction de seconde, ce dernier s'était retourné, et avait explosé la moitié du mur. Cette fois, aucun cadavre ne vint remplacer les disparus. Il semblait vraiment furieux. Tout air malicieux avait déserté son visage.

-Tu m'as amusé quelques instants, mais je suis là pour faire des affaires, petit ange, pas pour me distraire, auquel cas je visiterais un des nombreux champs de torture à ma disposition.

D'un geste désinvolte, il fit disparaître le décor autour d'eux. Keith se maudit d'avoir été si faible. Il suffisait d'attendre quelques secondes de plus, et il aurait eu Lance à nouveau à ses côtés. Il se rappela l'histoire d'Orphée et d'Eurydice, qui n'avaient pu être réunis à cause du manque de patience d'Orphée. Il espérait que dans son cas, son erreur ne serait pas irréversible comme elle l'était dans le conte.

Ils se retrouvèrent un bref instant dans le noir, puis des taches de couleurs commencèrent à apparaître ça et là, formant les prémisses d'un nouvel endroit. À la place de la salle aux cadavres apparut une pièce comme celle d'un palais. Le sol et les murs étaient fait de marbre, et le plafond était si haut que Keith lui-même aurait mis du temps à voler jusqu'à lui et à redescendre. Le tout était bien trop parfait pour être digne de confiance. L'Enfer n'était pas une plaine remplie d'âmes damnées : c'était un labyrinthe qui s'adaptait aux êtres qui le parcouraient, changeant de forme pour mieux torturer ses habitants. Quels mécanismes cachaient cette salle ? Quel cauchemar pouvait-elle renfermer ? Keith n'aimait pas le changement, surtout quand il ne le contrôlait pas. Cette impression de n'être dans aucun lieu précis le perturbait, l'empêchant de se focaliser sur le véritable ennemi : Lotor.

L'ange se retourna d'un coup. Il se tenait derrière lui, l'air assombri et froid. Il constata avec soulagement que Lance était toujours dans sa bulle.

-Je pense qu'on a assez joué, commença le démon d'une voix rauque. Si ton choix est de ne rien me dire, soit. Mais sache que tu m'as fait attendre, petit ange, et je déteste qu'on me fasse attendre pour rien. Je pense qu'avant que je ne te règle ton compte, je vais te montrer un avant-goût des tortures éternelles auxquelles tu vas goûter.

Keith ne dit rien, prudent. Toute cette situation n'était que trop étrange. Où était Allura ? Qu'allait-il lui arriver, puisqu'il était déjà mort et déjà affilié au paradis ? Bon sang, que voulait dire toute cette histoire ?

C'est alors que Lotor claqua des doigts, et la bulle éclata en même temps qu'il disparut.

Keith sentit son sang se glacer dans ses veines.

Le corps de Lance s'effondra à terre comme une vulgaire poupée de chiffon. Juste après, il gémit et commença à s'agiter. Son prénom se coinça dans la gorge de l'ange, qui se contenta de le regarder se relever, muet.

Bientôt, Lance lui fit face, mais ce n'était pas tout à fait lui. Son regard, autrefois si lumineux, était éteint, et il regardait Keith comme s'il ne le voyait pas vraiment. Ému, l'ange voulut tendre la main, s'approcher de lui, mais la voix cinglante de l'humain claqua comme un fouet sur ses espoirs :

-Qu'est-ce que tu fais là ? Pars, je ne veux plus te voir !

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