20. Allura

"so look me in the eyes
tell me what you see
perfect paradise
tearing at the seams"
Bad Liar - Imagine Dragons

Allura courait.

Dans chacun de ses rêves, elle se voyait, fuyant quelque chose qu'elle ne pouvait pas voir, la respiration hachée, les joues en feu, les jambes flageolantes. Autour d'elle, une dense forêt l'emprisonnait, jetant sur sa route des pièges qu'elle évitait tant bien que mal. Elle s'écorchait sur les épines des houx, trébuchait sur les racines, lacérait son visage sur les branches trop basses des arbres. Chaque pas était un défi, alors qu'elle arrivait au bout de ses limites, et qu'elle risquait de tomber à tout instant. Mais malgré son corps qui l'implorait de stopper, jamais elle ne s'arrêtait. Ses habits étaient en lambeaux, noirs aux endroits où un feu avait dû commencer à les dévorer. Ses longs cheveux blancs étaient emmêlés, tachés de boue et de poussière, et sur ses joues, des traces de larmes séchées se mélangeaient à du sang. Malgré son état, elle courait comme si sa vie en dépendait, sautant par dessus les amas de branchages, traversant les ruisseaux sans prendre garde à l'eau qui l'éclaboussait, évitant tant bien que mal les ronces aux épines menaçantes. Elle avait reçu un ordre : «cours !». Alors elle courrait jusqu'à ce qu'elle tombe de fatigue.

Chaque nuit, elle essayait de découvrir où ses pas l'avaient conduit, ou si ses poursuivants l'avaient rattrapé. Mais elle se réveillait toujours au même endroit, au moment où la forêt sombre s'illuminait de blanc, l'aveuglant et stoppant sa course effrénée. La seconde d'après, elle était assise sur son lit, en sueur, sa tête lui faisant affreusement mal.

Cette nuit-là ne fit pas exception. Après la sentence prononcé à l'adresse de Kezech, l'ange qu'elle avait été chargée de surveiller, elle avait rejoint sa chambre et s'était endormie, et ses cauchemars avaient immédiatement repris leur danse macabre, la hantant avec leurs ombres effrayantes et la conscience terrible qu'une menace l'attendait, caché dans les profondeurs des bois où elle fuyait. Elle s'était réveillée, encore une fois le coeur battant, comme si elle avait elle même couru toute la nuit au lieu de seulement observer une autre version d'elle le faire. Maintenant, elle se faisait un thé, pour tenter de se calmer avant de finir sa nuit.

Elle retint un bâillement alors qu'elle mettait la bouilloire en marche. Ses insomnies à répétition allait finir par affecter son efficacité au combat. Non pas qu'elle ai énormément de travail d'habitude, mais elle préférait être constamment en forme au cas où elle aurait besoin de réagir rapidement. Surtout avec ces histoires de démons qui se répandaient dans les couloirs entre deux pauses. Elle était la capitaine de la Milice, et par conséquent se devait d'être opérationnelle à toute heure du jour et de la nuit, bien que ces notions de temps aient peu de prise ici, où l'apparence du ciel se modifiait au bon vouloir de chacun. Une période de repos obligatoire avait été établi pour chaque ange, mais celle-ci différait pour chacun, afin que jamais la sécurité ne soit en sous-effectif.

Une fois que la bouilloire siffla, elle l'ôta de son support et versa le liquide dans un mug blanc, assorti au reste de la chambre. Elle aimait cette sobriété, qu'elle jugeait indispensable au bon fonctionnement des forces angéliques et à leur coordination. Si chacun avait disposé de son espace comme il le désirait, les tentations auraient été nombreuses et l'attention moins présente sur les tâches principales. Ainsi, il valait mieux vivre dans ce modèle imposé à toutes et à tous et rester concentré en permanence. Et puis, tout ce blanc était approprié pour des anges, symboles de pureté. Allura sirota son breuvage en observant par la fenêtre le remue-ménage des officiers en contrebas dans la cour du château où ils habitaient, s'affairant. Elle voyait le ciel bleu nuit et parsemé d'étoiles, mais pour eux, il devait être dégagé et illuminé d'un soleil brillant. Le procédé magique qui permettait à chaque personne d'avoir un environnement différent l'empêchait également d'entendre les bruits de l'extérieur, ce qui lui permettait de profiter d'une qualité de sommeil imparable. Enfin, s'il n'y avait pas eu ces cauchemars.

Le thé prenant soudainement un goût amer dans sa bouche, elle reposa la tasse sur la soucoupe et s'essuya le bord des lèvres avec une serviette, avant de pousser un long soupir. Elle ne comprenait pas pourquoi elle se répétait en boucle cette scène chaque nuit. Elle qui courait, encore et encore. Ici, au Paradis, rien n'était censé entraver la vie douce et heureuse de l'au-delà. Les anges n'étaient pas supposés faire des rêves. Elle le savait, et c'était pour cette raison qu'elle n'en avait jamais parlé à personne, gardant ce secret précieusement. Ici, personne ne semblait jamais fatigué. Forcément, puisque tous les désagréments d'une vie humaine, la faim, le froid, les besoins primaires étaient inexistants pour leurs nouveaux corps de créatures célestes. Même s'il était ensuite libre à chacun de manger per gourmandise ou de s'emmitoufler dans un plaid, ils n'en avaient pas techniquement l'utilité.

Le sommeil était également optionnel, mais il était recommandé pour permettre aux anges de se délasser un peu.

Alors pourquoi était-elle autant troublée ? D'un geste de la main, elle ouvrit un panneau de contrôle devant elle, qui lui indiquait son emploi du temps et ses fonctions vitales, ainsi que ses ordres de missions, quand elle en avait.. Il lui restait encore deux varga avant qu'elle ai à reprendre ses fonctions. Elle ne pourrait se rendormir, elle le savait. Elle décida de partir se balader dehors jusqu'à la relève de la garde.

Dans le couloir qui desservait les chambres des postes les plus importants de la milice, il n'y avait pas un chat. Elle passa devant la cuisine, longea la salle de repos et s'arrêta quelques instants devant l'alcôve où se trouvait l'examplaire de l'Angélus attribué à leur étage. Ce livre sacré, qui décrivait les règles de conduite de tout ange, était exposé à intervalles réguliers dans l'Olympe. Il faisait office de guide, mais également de recours quand un problème survenait. Nul ne devait passer devant lui sans adresser une prière silencieuse, ce que fit Allura en baissant respectueusement la tête. Merci de m'avoir permis de vivre ici. Elle débordait de reconnaissance pour les Archanges et leur livre saint. Même si elle n'avait aucun souvenir de sa vie sur Terre, ils lui avaient dit l'avoir recueilli alors qu'elle n'était pas encore morte, pour la protéger.

Au lieu de la laisser livrée à elle-même avec les défunts dans leur monde éclectique, elle avait été autorisée à séjourner à l'Olympe. Les anges lui avaient tout appris. Ils lui avaient enseigné à partager leur foi, à manier l'épée, à défendre les valeurs du Paradis. Elle ne savait même plus depuis combien de temps elle était ici. Assez pour avoir pu monter en grade jusqu'à devenir Capitaine de la Milice, le plus haut poste. Elle prenait ses ordres directement des Archanges, puis les distribuait à ses lieutenants. Cela requérait de connaître les stratégies militaires afin d'organiser un plan, et être averti des forces et les faiblesses de chacun, pour déterminer qui serait plus à même d'accomplir la tâche. Elle s'acquittait toujours de cette mission avec brio. Aux yeux de tous, elle était un pilier sur lequel on pouvait se reposer, ferme, vaillante, fidèle. En plus de ses indéniables qualités de leader, elle était aimée de tous, et connaissait ses soldats personnellement, ce qui lui permettait de déléguer son travail à la personne qu'elle savait être la plus compétente dans le domaine concerné. Tous l'appréciaient et cela créait une véritable cohésion de groupe.

Une fois son court moment de recueillement terminé, Allura se redressa et reprit sa marche silencieuse dans les couloirs du palais. Le dortoir de la Milice, dans lequel elle se trouvait, était situé dans l'aile gauche du château, qui abritait en sous-sol les armureries et les cachots. Elle ne s'y aventurait presque jamais, les prisonniers étant plus que rare ici. Elle ne se rappelait même pas en avoir vu avant l'arrivée de ce jeune homme la veille.

Elle était en train de s'entrainer avec une jeune recrue quand son tableau de commandes l'avait informé d'un nouvel ordre. Un ange était lancé à pleine vitesse en direction du Paradis, et il ne faudrait pas longtemps avant qu'il n'y arrive. Le protocole était clair : seuls les anges avec une autorisation pouvaient pénétrer physiquement dans l'enceinte, et les invités devaient être accompagnés. Vive comme l'éclair, Allura avait déployé ses ailes, un arc et un carquois à la main, pour aller accueillir ce petit insolent comme il le fallait.

Elle avait tiré une flèche d'ambroisie, et la substance s'était libéré dans l'air autour du jeune homme. Puis elle avait remis son arc en place autour de son buste et foncé pour rattraper le corps qui commençait à chuter. Elle l'avait ramené au palais, enfermé dans une cellule, et comme on l'avait chargé de le surveiller, elle avait fait le pied de grue devant le cachot. Cela n'avait pas été du temps perdu : elle en avait profité pour se renseigner sur cet ange inconscient. Il s'appelait Kezech, avait été exilé sur Terre pour cause de violation des règles, afin de servir de gardien à un jeune garçon du nom de Lance McClain, il y avait de cela quatre-vingt-dix quintants. L'acte commis par Kezech, qui lui avait valu une telle réprimande, n'était pas si rare que cela, même s'il n'avait jamais été aussi extrême. Les Archanges, même s'ils n'agissaient pas directement, n'étaient pas sans savoir qu'un réseau caché se développait au coeur de leur précieux Paradis, et que ce dernier avait tenté plusieurs fois d'assiéger l'Olympe afin d'obtenir des réponses. Ils se faisaient appellé les "Éveillés". C'était des êtres humains de tout âge et de tout sexe, pour qui le charme s'était rompu, qui avait réalisé leur situation, et qui s'estimaient privé de leur vie. Ils souhaitaient des explications, et considéraient que leur faire oublier l'endroit où ils étaient les privaient de leurs droits légitimes de liberté. Allura les avait toujours considéré avec mépris. Elle qui devait tant aux Archanges ne comprenaient pas qu'on puisse leur en vouloir, alors qu'ils ne désiraient que le bonheur et l'épanouissement de chaque défunt. Pourquoi oublier leur vie humaine serait-elle une mauvaise chose ? Les Archanges avaient fait ce qu'ils pensaient être le mieux pour chacun.

Quoi qu'il en soit, ce rassemblement attirait de plus en plus de fidèles. Les membres fondateurs, qui par hasard s'étaient rappelé de leur existence humaine, en connectant de façon impromptue avec quelqu'un d'autre, avaient tenté de réitérer l'opération avec les anges autour d'eux, afin de rallier le plus de monde à leur cause. Kezech n'avait même pas été victime de leurs manigances sordides. C'était par la faute d'une connexion avec une petite fille que son nom humain lui avait été révélé. Ensuite, il n'avait cessé de tomber dans le vide. Littéralement et métaphoriquement. Il avait fréquenté quelques temps ce groupe de rebelles, mais n'avait visiblement jamais accroché tant que cela à leurs idées. Il avait fini par se jeter d'une falaise, sans ouvrir ses ailes. Un garde de la Milice l'avait rattrapé avant même que ses pieds ne décollent du sol. Attenter à sa vie ici, au Paradis, était un crime passible de hautes peines. Il ne fallait pas renoncer à la vie, au cadeau qui nous avait été donné. Mais les Archanges, cléments, lui avaient permis de se sentir utile sur Terre, en aidant un jeune homme. Allura était fière d'eux. Comme à leur habitude, ils avaient su gérer la crise avec patience et fermeté, comme il était attendu d'eux.

Mais le conseil extraordinaire qu'ils avaient tenu hier l'avait fait revenir sur ses positions. Elle était restée neutre, car c'était son devoir, mais à plusieurs reprises, elle n'avait pu s'empêcher de constater à quel point les Archanges étaient insensibles à la détresse du jeune homme. Elle savait à quel point les liens entre anges gardiens et protégé pouvaient devenir forts. Et il s'agissait de la vie d'un humain ! Mais cela n'avait pas paru les impacter plus que ça. Ils avaient choisi, pour préserver l'intégrité du Paradis, d'abandonner le garçon aux mains des démons, et de condamner Kezech à être conduit au Champ de l'Asphodèle. Elle ne s'y était jamais rendu personnellement, mais elle savait ce que cela représentait. Il s'agissait d'un endroit neutre, où se regroupaient les âmes ni bonnes ni mauvaises, et elles y restaient simplement jusqu'à la fin des temps, sans rien ressentir, sans souffrir ni se réjouir. Elle ne considérait pas l'envoi là-bas comme une punition, mais elle savait que les Archanges l'avaient voulu ainsi. Pour Kezech, qui avait vu son protégé enlevé par des démons, être impuissant devait être la pire des choses. Ce sentiment n'allait être qu'accentué par ce qu'ils allaient lui faire subir. Elle connaissait la procédure avant d'être envoyé à l'Asphodèle. D'abord, on lui ferait boire l'eau du Léthé, l'eau de l'Oubli.

Le Léthé était l'un des cinq fleuves des Enfers. C'était, disaient les poètes grecs, "le fleuve d'huile dont le cours paisible ne faisait entendre aucun murmure". Il avait fait parti du pacte de partage, lorsque des milliers d'années auparavant, la répartition des territoires avait été décidé entre les Anges et les Démons. Certains avaient hérité du ciel, d'autres de sous la terre. Même si l'endroit où le Léthé prenait sa source se trouvait aux Enfers, les Archanges en recevaient des fioles à intervalles réguliers, afin d'équilibrer au mieux les ressources de chaque royaume. En échange, ils approvisionnaient également les Enfers avec des larmes du fleuve éternel, qui bordait l'Élysée. Si les autres fleuves, incarnations de la douleur et de la souffrance, étaient peu utiles aux yeux des anges, le Léthé leur servait quotidiennement. Quiconque buvait l'eau de ce fleuve perdait l'intégralité de ses souvenirs. Son nom venait de Léthé, la fille d'Éris, déesse de la discorde, qui était auparavant considéré comme une personnalité guerrière, combattant aux côtés de Thanatos, la Mort. Ce n'était pas sans raison que son fleuve avait été attribué aux Enfers lors de la répartition : l'oubli, c'était une seconde mort pour l'homme de l'époque. C'était la perte de l'identité, perte des capacités. Un homme qui oubliait était un homme condamné. Au fil du temps, les mythes variant et évoluant, l'oubli avait commencé à être perçu comme cathartique. Il permettait d'atteindre une béatitude complète et totale. Une douce drogue, qui faisait disparaître les tourments et les interrogations métaphysiques. Pour beaucoup, le Léthé était devenu salvateur, un moyen d'échapper à une vie trop présente. C'est dans ce contexte que les Archanges s'y étaient brusquement intéressé. Un moyen de créer un nouveau royaume pour les défunts, où ils pourraient vivre loin de tous les tracas de la Terre. Quelques gouttes, et c'est une vie entière qui s'évaporait. Moins de problèmes, puisque tous seraient inconscients de leur situation.

Mais il y avait des obstacles contre lesquels même le Léthé ne pouvait rien. Parfois, une connexion se créait entre deux anges, et leurs noms terrestres bruissaient entre eux, un murmure à peine perceptible. Le nom humain était le symbole de leur identité. S'il était révélé, c'est une fenêtre qui s'ouvrait, et le monde apparaissait autour d'eux tel qu'il l'était réellement. Même si les souvenirs ne revenaient pas, leur conscience le faisait. Mais ce n'était rien qu'un problème qui pouvait être réglé par une autre dose. Sauf que certains avaient commencé à se rebeller. À clamer qu'ils ne voulaient pas vivre ignorants. Il y avait eu des répressions. Ceux qui s'étaient « éveillés » voulaient reproduire le processus avec d'autres. À présent, les Archanges eux-mêmes n'auraient su estimer le nombre de ces anges désireux de changer le système. Mais pour ceux qu'ils avaient repérés, comme Kezech, il était facile de leur faire absorber à nouveau de l'eau du fleuve. Et ce serait pire pour lui, car il ne serait pas ramené au Paradis, mais envoyé au Champ de l'Asphodèle.

Allura continua sombrement la liste des épreuves qu'il aurait à subir alors qu'elle dévalait les immenses escaliers qui descendaient au sous-sol. Une fois ses souvenirs évaporés, son âme allait être extraite du corps céleste qu'il habitait, et celui-ci serait recyclé. Puis pour être sûr que plus aucune conscience ne reste, il endurerait une sorte de « cristallisation », une exposition aux rayons divins des Archanges, afin de le purger totalement. Ensuite seulement son âme vierge serait déposée sur le tapis de fleurs blanches, libre d'évoluer dans l'espace. Cette pensée lui apporta sérénité, car c'était ce qu'elle avait appris à ressentir dès que cette perspective était évoquée. Mais cette fois, quelque chose d'autre la titillait, un sentiment étranger qui la gênait. Elle ne savait pas comment se débarrasser de ce poids parasite. Malgré ses efforts pour penser à autre chose, guider son esprit vers des lieux où elle était apaisée, rien n'y fit. Elle finit par stopper sa marche toujours plus rapide pour tenter une technique d'inspiration et d'expiration contrôlée. C'est alors qu'elle se rendit compte de là où elle était. Ses pas l'avaient emmené jusqu'aux cellules vides et immaculées en dessous des salles d'armes. Vides, à l'exception d'une seule.

Prudemment, comme si elle avait peur de le réveiller, elle se rapprocha. Il était tourné vers le mur opposé, ses longs cheveux bruns la seule partie visible de son corps qui dépassait de la couette. Il avait un lit et une parure complète, maintenant. Son confort avait été amélioré, semblait-il. Évidemment. Les Archanges ne souhaitaient que le bien. Ils voulaient qu'il se sente au mieux.

-C'est déjà l'heure ?

Allura ne sursauta pas, car elle avait été entrainée à garder un air impassible quelles que soient les circonstances. Mais sa respiration s'accéléra d'un coup, comme pour la préparer au combat. Elle ne s'attendait pas à ce qu'il soit éveillé. Malgré la blancheur des cellules, la faible luminosité permettait un sommeil sans troubles.

-Pourquoi n'es-tu pas assoupi ? s'enquit-elle.

Il eut un petit rire, puis se tourna vers elle en repoussant la couette. Sa peau était légèrement translucide. Il était beau. Était-ce le corps qu'il avait choisi à son arrivée ici, ou seulement l'adaptation angélique de celui qui l'accompagnait sur Terre ? Si tel était le cas, il avait dû attirer les envies de beaucoup de personnes.

-C'est pas si facile de trouver le sommeil quand on sait qu'au matin, on n'existera même plus.

-Mais si, l'encouragea Allura, c'est ton âme qui fait de toi ce que tu es, et elle perdurera. Ton corps n'est qu'un réceptacle.

Son regard était noir, et cerné de bleu. Il n'avait pas l'air menaçant, exténué tout au plus. Elle ne savait pas ce qui l'avait conduit ici, mais elle avait le désir étrange de continuer à lui parler. Heureusement, le système de sécurité ne reposait pas sur des gardes, sans quoi elle aurait été bien en peine de justifier la raison de sa présence, alors qu'elle était supposée se reposer. Mais les Anges ne voyaient pas l'intérêt de gâcher des forces pour surveiller un prisonnier : ils n'étaient qu'une poignée à être au courant de sa présence, et avaient une confiance absolue en leurs collaborateurs.

-C'est mes souvenirs qui font de moi ce que je suis aujourd'hui. Sans eux, je ne suis plus Keith. Mes souvenirs, mes émotions, mes actions, ma vie. Si on m'enlève tout ça, si je repars à zéro, je ne serais plus la même personne.

-C'est ton âme qui est le ciment de ta personne, insista-elle. Tant qu'elle survit, tu survis.

Il se leva et se colla à la vitre qui les séparait, un sourire amer aux lèvres.

-C'est ça que vous vous dites pour que la pilule passe mieux ? Que d'une certaine manière, vous survivez ?

-C'est ce que nous savons, oui...

-Arrêtez de vous mentir, alors, ricana-il. Un être, c'est une combinaison. Âme, esprit, corps, vécu, ils sont tous aussi importants les uns que les autres. L'un d'eux est enlevé, et vous n'êtes plus tout à fait entier.

Il se retourna, et Allura sentit que l'atmosphère venait de changer brutalement. Sa voix s'amenuit, et il murmura les mots suivants, si bas qu'elle les entendait à peine.

-Parfois, quand vous n'êtes plus entier, on vous offre une partie de remplacement, pour celle qui vous a été ôté injustement. Mais cette partie ne peut jamais vous être rendue directement. Elle appartient à quelqu'un d'autre, qui reste avec vous. Tant que cette personne est là, vous êtes à nouveau entier, car son corps n'est qu'une extension du vôtre, son esprit en est un double, et son âme est la jumelle de la vôtre. Son vécu nous appartient ensuite. Cette personne joue le rôle de la partie manquante, au moins pour quelques temps. J'ai eu la chance qu'on m'offre une personne porteuse de la partie qui me manquait. Et ensuite, on me l'a enlevé elle aussi.

C'était des larmes qui roulaient sur son visage quand il planta ses yeux rageurs dans ceux de la jeune femme.

-J'étais complet, et à nouveau, on m'a amputé. Votre solution, c'est de me faire disparaître en entier. Et bien allez-y ! Arrachez-moi mes souvenirs, arrachez-moi de mon corps, je vous en serais plus que reconnaissants. Vous aviez peur que j'aille chez les démons révéler vos secrets, vous aviez peur que votre précieux Paradis soit menacé. Et bien vous avez eu raison de m'enfermer, et vous avez raison de me tuer, car autrement, j'y serais allé, en Enfer, et j'aurais pu me jeter tout entier dans le fleuve des Souffrances si cela m'avait rendu Lance !

Allura recula d'un pas. Elle avait peur maintenant, peur de ce qu'il aurait pu lui faire s'il n'y avait pas eu cette paroi de verre entre eux.

-Vous prétendez vouloir le bonheur. Vous prétendez vouloir le bien. Alors dis-moi pourquoi... Dis-moi pourquoi on m'a arraché la moitié de mon âme, et qu'on ne me laisse pas la récupérer ?

-J'ignore pourquoi, balbutia-elle. Mais je sais... Je sais comment on peut essayer de la récupérer.

C'était faux. Ce que les Archanges faisaient. Comment pouvaient-ils faire le bien, alors qu'un innocent souffrait ? Allura avait la tête qui tournait, comme si au fond d'elle quelqu'un essayait d'enfoncer une porte. C'était une mauvaise idée. Mais elle écoutait son sens de la justice au dessus de tout, et il lui disait que quelque chose n'allait pas.

-Je peux t'y emmener. Libérer Lonce, ou... peu importe son nom. Je t'aide à le libérer, mais tu ne divulgues rien aux démons. Est-ce que ça t'irait ?

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